Ce samedi 12 octobre, les rendez-vous de l’histoire de Blois proposaient une conférence utile pour les professeurs ayant en charge les nouveaux programmes d’histoire des classes de 1ère.
Gilles Pécout est actuellement recteur de l’académie de Paris. Cependant il n’intervient pas à ce titre mais en sa qualité d’historien pour une conférence intitulée : « Les Français et les Italiens au XIXe siècle, histoire d’une amitié politique internationale ». Son parcours est prestigieux : ancien normalien, agrégé d’histoire, ancien membre de l’école française de Rome, professeur des universités à l’ENS, et directeur d’études à l’école pratique des hautes études. Il a publié un certain nombre d’ouvrages dont Naissance de l’Italie contemporaine 1770 – 1922 chez Nathan et réédité en 2004 chez Armand Colin, ains qu’aux éditions Autrement un Grand atlas historique de l’histoire de France. Gilles Pécout est un éminent spécialiste de l’Italie, puisqu’à ce titre il est titulaire de la chaire « Histoire politique et culturelle de l’Italie et de l’Europe méditerranéenne au XIXe siècle » à l’ENS.
Avant la conférence proprement dite, une vidéo-hommage à l’historien Pierre Milza rappelant les travaux de ce dernier concernant l’immigration italienne, Mussolini et le souvenir de Napoléon III, est diffusée.
Gilles Pécout explique en introduction qui lui avait été proposé par les organisateurs d’inaugurer la rencontre par un hommage à Pierre Milza. Il a reconnu avoir été honoré par cette demande d’autant qu’il a bien connu ce dernier qui a été un de ses directeurs de thèse avec Maurice Agulhon[1].
Souvent en duo avec Serge Berstein, Pierre Milza a été un historien qui a marqué profondément les professeurs de l’enseignement secondaire et supérieur par son talent de la synthèse et la facture de ces manuels. Il a également marqué les chercheurs à travers les problématiques qui furent les siennes. Il a ainsi livré des synthèses sur le fascisme et a travaillé de première main sur ce dernier puisque sa biographie de Mussolini reste une biographie savante et non de divulgation. Ce grand historien du fascisme a aussi permis de divulguer et de diffuser des thèses révisionnistes de bon aloi dans le sens d’une révision des positions traditionnelles qui avaient été diffusées par Renzo de Felice[2] il a fait connaître de Felice et le débat qui a suivi la diffusion des thèses de ce dernier en Italie ainsi que l’historiographie et le récit des interprétations du fascisme. Il a fait connaître de façon érudite un certain nombre des personnages clés du fascisme à commencer par Mussolini lui-même. Outre le fait qu’il soit historien du fascisme pour nous tous, historiens ou simples amateurs d’histoire, il est aussi connu comme étant l’historien des immigrés italiens et un historien des migrations. Beaucoup ont lu son Voyage en Italie et l’ont reçu comme à la fois une sorte d’«égo-histoire», un ensemble de considérations aussi savantes, historiographique sur ce qu’avait représenté la présence des Italiens en France. Dans certains de ces textes il a d’ailleurs aussi rappelé sa propre enfance : sa mère bien parisienne, une famille de grand-mère très parisienne mais qui aimait à se moquer de sa famille italienne puisque son père, qu’il a perdu assez jeune, est né en Italie. Pierre Milza a d’ailleurs retrouvé les origines et cette famille en allant de lui-même à Paris aux pieds des Apennins.
Enfin, en tant que chercheur, Pierre Milza est d’abord connu comme un historien spécialiste des relations internationales franco-italiennes. Sa grande thèse Française et italien à la fin du XIXe siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien 1900-1902 a marqué des générations mais plutôt celle des spécialistes à la différence de l’historien du fascisme et de l’émigration. Il a notamment montré que la relation franco-italienne, même en période de tensions est résiliente. En effet, même lorsque la situation est particulièrement tendue comme par exemple à l’époque de Crispi à la fin du XIXe siècle, des faits font que les facteurs positifs l’emportent sur les facteurs négatifs. Dans sa thèse, Pierre Milza montre qu’il y a deux raisons qui explique cette résilience :
-en premier : le triomphe d’intérêts communs et d’une realpolitik. France et Italie ont toujours eu des intérêts communs. Même si elles apparaissaient de façon rivale en Méditerranée à l’époque coloniale il y avait quand même une sorte de mission géopolitique commune qu’avait bien compris Napoléon III : la France et l’Italie pouvaient peser ensemble en Europe du Sud et donc la realpolitik finissait toujours par l’emporter.
-L’ancienneté des relations culturelles, intellectuelles et artistiques. Ces dernières ne sont pas une façon de faire de la diplomatie par défaut. Même au pire moment des relations franco-italiennes les relations entre les élites, les étudiants et les artistes continuaient de fonctionner à la fin du XIXe siècle. Ainsi des traductions d’ouvrages réciproques a toujours continué et la linéarité de ses relations n’a pas été remis en question.
Pour conclure cet hommage, Gilles Pécout prend cette citation très brève de Milza : « je suis un migrant inconfortablement posé entre deux cultures cousines et pourtant dissemblables. La française que j’ai bu avec le lait maternel et qui m’a façonné tel que je suis, cartésien et de fibre passablement jacobine, et l’italienne qui était celle de mon père et que j’ai découverte assez tard en demi-orphelin parti pour une première exploration de ses origines. »
Puis à la suite de cet hommage, Gilles Pécout revient plus directement sur le sujet du jour concernant la relation entre français et italien au XIXe siècle. Il commence par un constat historique d’une part, et une observation sur l’usage d’une catégorie historiographique pour penser cette histoire de l’autre.
Le constat historique est celui de l’omniprésence de l’Italie dans l’opinion et la vie politique française au XIXème siècle. Dans ce long XIXème siècle en premier cette omniprésence existe non seulement dans les références littéraires et artistiques (elle est incontestable comme le montre dans la littérature le fait que Madame Bovary choisit d’apprendre l’italien), mais aussi dans les débats qui structurent la vie nationale et internationale. Elle va jusqu’à politiser même le quotidien des personnes les plus humbles. Il existe en effet un phénomène de politisation y compris rural dans la France du XIXème siècle qui, souvent, passe contrairement à ce que l’on a pu penser, par les affaires internationales, or dès lors qu’elle passe par ces dernières cette politisation passe par Italie. Pour résumer on pense et on parle des Italiens et de l’Italie au fin fond de la Bretagne, de la Savoie bien évidemment, du Massif central ou encore du Nord de la France. La palette de cette omniprésence passe par l’existence de cercles et de partis italiens présents à Paris jusqu’aux formes d’engagements comme les groupes de volontaires engagés politiquement et militairement qui vont se battre en 1848-1849, en 1860 sans compter les armées régulières françaises qui partent se battre pour le sort de l’Italie en 1959. Dans le même temps, de grands personnages italiens deviennent des héros des Français avec en tête de liste Garibaldi. Mais il n’est pas le seul puisque Cavour ou encore Daniele Manin héros du Risorgimento vénitien dont le nom a été facilement francisé, ont donné leur nom à des rues comme par exemple dans le 19e arrondissement de Paris pour le second. Les personnages du Risorgimento sont des personnages connus de la France du XIXe siècle et au-delà qui s’inscrivent ainsi dans la toponymie française : des noms de rues et de places qui leur sont attribuées sous le Second Empire comme en témoignent par exemple les rue de Solférino ou de Magenta présente dans de nombreuses villes françaises. Mais ce sont aussi des noms de victoires françaises en plus d’être des victoires de l’indépendance italienne. L’histoire de la France est aussi une histoire italienne. Le reconnaître c’est considérer que cette présence traduit aussi bien une quête fascinée de l’Italie en France, une obsession française pour les Italiens entre la Révolution française et le XIXème siècle. Peu de terres et de peuples étrangers ont autant et, surtout, aussi durablement empreint les esprits, la vie et le gouvernement de la société française. Ce qui est vrai pour les Français de l’Italie est aussi en partie vrai des Italiens pour la France et les Français.
Gilles Pécout s’attarde ensuite sur quelques éléments de réflexion sur une catégorie utilisée en histoire : celle de l’amitié, un terme appartenant au registre du lexique des sentiments. Son usage pour caractériser les relations internationales demande quelques éclaircissements. Il faut d’abord en effet voir ce que signifie l’amitié dans une catégorie de l’histoire politique et transnationale et ce qu’apporte le lexique des sentiments par rapport à l’histoire classique des opinions et des relations internationales. Pour cela, il faut avoir à l’esprit que la notion d’amitié entre les peuples est déjà une catégorie qui s’est imposée au cours du XIXème siècle dans le registre de la vie politique et de l’histoire internationale. Des travaux récents se sont par ailleurs intéressés par la question des sentiments politiques ou des liens de parenté en politique. Gilles Pécout pense notamment au groupe de travail sur la fraternité en Italie qui a été dirigée par Catherine Brice il y a une dizaine d’années et ce, après les travaux pionniers de Marcel David sur la fraternité dans la Révolution française.
Par ailleurs, le lexique des sentiments rejoint celui de la famille : il faut se rappeler que sous l’Ancien Régime et jusqu’à la Révolution française il était surtout réservé aux souverains. La correspondance de ces derniers nous rappelle que certes, les rois étaient très souvent cousins entre eux mais même s’ils ne l’étaient pas il s’appelait volontiers « cousins » et « frères » selon la formule classique bien connue des modernistes. Or, le processus de démocratisation de l’amitié internationale est l’un des résultats des révolutions qui culminent avec le printemps des peuples en 1848. Nous avons alors une catégorie qui devient en même temps une forme de définition de l’action politique en plus d’une forme de revendication de cette dernière par des élites elle-même. Le ciment de cette amitié entre les peuples est souvent de nature politique, il n’est pas exclusif à l’aspect littéraire et artistique. Mais pour qu’il y ait amitié transnationale entre les peuples il faut qu’il y ait une revendication, un engagement politique et idéologique établi pour défendre une cause. Au XIXème siècle ce qui rend les peuples amis principalement repose sur l’opposition à l’Europe du Congrès de Vienne et l’aide aux nations qui veulent s’affranchir et se constituer en État-nation libre et souverain. L’italophilie dans cette acception est similaire au philhéllénisme : l’amitié pour les Grecs est avant tout celle portée à ceux qui sont en train de s’affranchir de l’Empire ottoman. Ces amitiés ont un sens politique reposant sur l’opposition à l’Europe du Congrès de Vienne. Mais en plus, l’Italie a comme particularité de susciter une amitié où le politique et le culturel se mêlent. Cela est aussi vrai pour les Grecs mais cela l’est encore plus pour les Italiens. Un seul exemple d’expression de cette amitié politique suffit à illustrer cette dynamique : en 1848, Lamartine martèle clairement « sitôt appelés par les Italiens nous voleront à leur secours » à la fois comme poète ayant beaucoup voyagé beaucoup écrit sur l’Italie. L’assemblée de 1848 rejette l’idée de toute intervention à l’étranger suivant le principe de non-ingérence. Mais elle fait exception pour l’Italie qui appelle la République de 1848 au secours. Il s’agit là de la première grande exception au principe de non-ingérence affirmée par la République de 1848. Lamartine et la commission qui statue sur ces questions vote à l’unanimité le 24 mai 1848 une adresse invitant à aider à l’affranchissement de l’Italie. Ce fait donne un signe clair et tangible, politique, concernant l’amitié pour les peuples et pour la cause italienne en particulier.
Gilles Pécout propose alors pour la dernière demi-heure restante de parcourir les relations entre français et italien autour des moments suivants :
-en premier d’abord sur la place réciproque et dissymétrique des Français et des Italiens dans la vie et les imaginaires collectifs politiques des deux nations durant la première partie du XIXème siècle et pose la question de la fabrication d’une amitié politique autour des héritages allant de la période napoléonienne à la période romantique.
Or dans la façon de raconter l’histoire de l’Italie contemporaine, les Français ont occupé une place éminente, et même presque encombrante. Au niveau officiel les exemples de ce récit francocentré se multiplient souvent au moment où l’on commémore les grands moments comme le Risorgimento, le grand mouvement d’éveil national qui conduit l’Italie à son unification. Gilles Pécout revient par exemple sur l’un des premiers voyages à l’étranger de Charles De Gaulle en tant que premier président de la Vème République fut un voyage en Italie. En juin 1959 il vient en personne à Milan et sur les champs de bataille de Solférino et de Magenta pour célébrer les victoires franco-piémontaises de juin 1859. De Gaulle en parle plusieurs fois dans ses Mémoires ; il écrit même à ce propos :
« Nos voisins célèbrent solennellement le centenaire des victoires franco piémontaises de 1859 […] c’est par une tempête de Vivas, que Milan m’accueille le 23 juin. Le même enthousiasme déferle vers moi le lendemain lors de la revue militaire à laquelle les troupes françaises prennent part aux côtés de l’armée italienne. À Magenta puis à Solférino, où s’est portée une foule énorme et où je prends la parole sur le champ de bataille, d’ardentes manifestations ne laissent non plus aucun doute sur le sentiment public au sujet de notre pays et du général De Gaulle. […] Rien ne montre mieux l’égarement à laquelle répondit l’agression commise contre nous 19 ans plus tôt sur l’ordre de Mussolini. Mais rien n’est plus encourageant pour l’avenir des relations des deux nations qui sont cousines ».
Ainsi nous constatons que pour de Gaulle, la France et l’Italie ne sont ni sœurs ni amies mais cousines. L’homme du 18 juin utilise très intelligemment le souvenir du XIXème siècle pour effacer le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et considère ce que l’on a appelé « le coup de poignard fasciste » comme un simple accident, une folie de l’histoire dans une histoire de l’amitié franco-italienne qui serait linéaire. Du reste, le 21 novembre 2012 lors du discours du président Napolitano à l’Assemblée nationale à Paris, ce dernier en fait également mention. Gilles Pécout avait pu alors s’entretenir avec le président italien et ce dernier lui a expliqué qu’il tenait absolument à rappeler qu’il n’y avait pas avec cette mention non pas un regret ou des excuses formulées à l’égard de la France mais que dans le cas présent, un chef de l’État italien reconnaissait que la grande amitié franco-italienne forgée au XIXème siècle avait donc été interrompue ou en tout cas écorchée en 1940. Simplement, à l’instar de ce témoignage, les officiels Italiens est aussi à reconnaître leurs dettes à l’égard des Français. Aussi, lors d’un discours prononcé en 1990 à Rome pour le bicentenaire de la Révolution française, le président du Sénat italien d’alors historien républicain Giovanni Spadolini avait mis en perspective de ce qu’était la relation franco-italienne en disant :
« Le bicentenaire de la grande révolution française permet de parcourir les rapports entre l’histoire de l’Italie et celle de la France sans la révolution française et les contrecoups des premières république jacobines, nous n’aurions pas eu les conjurations pour les libertés et l’indépendance de notre pays ».
Plus tard, Napoléon III divisa les Italiens mais contribua aussi à unifier l’Italie. Pierre Milza qui n’était certes pas un spécialiste du XIXème siècle ni un spécialiste de cette période mais qui avait tout lu sur le sujet avait consacré une biographie à Napoléon III en partant justement de la relation franco-italienne. Il faut noter d’ailleurs que Napoléon III a beaucoup plus de noms de rue en Italie qu’en France[3]. A Rome et à Milan l’Empereur a donné son nom à des avenues sans compter la grande statue équestre, unique, située dans un parc de Milan. On se rappelle donc en Italie que Napoléon III fut l’homme de la cause franco-italienne. Spadolini analyse d’ailleurs la part de la France en commençant par la Révolution française jusqu’à Napoléon III y compris en passant par Napoléon Ier. Du printemps 1796 à 1815, la péninsule italienne fut occupée par l’armée française, celle de la Révolution puis l’armée du Directoire commandée par le jeune général Bonaparte. Puis vient le premier empire. La présence des Français est donc presque continue dans le temps si on excepte le refus de 1799. Elle continue dans l’espace puisque seules les deux grandes îles la Sardaigne et la Sicile protégées par les Anglais, échappent au contrôle français. Sans entrer dans le détail, et même s’il est paradoxal d’évoquer une amitié politique en commençant par des années d’occupation, Gilles Pécout revient sur les quelques caractéristiques de la présence française :
-d’abord, les soldats du Directoire et de la Révolution française se présentent comme des libérateurs plus que comme des concurrents alors qu’ils combattent vigoureusement les Italiens. Mais de quoi sont-ils les libérateurs ? Des souverains de l’Ancien Régime qui refusent la Révolution (donc du Roi de Piémont-Sardaigne par exemple). Ils se présentent même en tant que libérateurs de l’étranger, ceux qui combattent pour les Vénètes et les Lombards contre les Autrichiens. Nous sommes donc dans une logique d’exportation des actions que résume très bien la formule « guerre aux tyrans et paix aux chaumières ». C’est ce qui explique que les historiens italiens mais pas seulement eux, ont pris l’habitude jusqu’à nos jours de considérer que l’arrivée des Français, pourtant pouvant être considérés comme des envahisseurs, qui marquait le début de leur émancipation nationale. L’histoire de l’Italie unifiée commence donc en 1796.
-la période de la domination française est aussi marquée jusqu’à la fin de l’époque napoléonienne par de réels éléments de modernisation dans les domaines juridiques avec la généralisation du Code civil dans la plupart des terres annexées et des états rattachés à la France, dans le domaine de l’éducation avec la diffusion des lycées de garçons, la rénovation des universités, notamment celle de Pavie qui renaît, la création d’une École normale supérieure à Pise sur un modèle impériale français. Mais à cette image de modernisation s’attache aussi celle de la communauté d’héritages culturels et patrimoniaux cet aspect plus original peut être illustré par un seul exemple : la conquête de Mantoue en Lombardie. Cette dernière est conquise par Bonaparte après un long siège qui s’étend jusqu’en février 1797. Or Mantoue est aussi la patrie du grand poète latin Virgile. L’idée que les Français sont des restaurateurs de la grandeur Virgilienne s’impose et se pose dans les actes. Certes ils ont mené le siège mais la première mission sera de restaurer l’héritage de Virgile que les Autrichiens eux avaient laissé sous le boisseau. Bonaparte qui est présent part ainsi régulièrement se recueillir à Pietole le village de naissance de Virgile[4]. Il écrit d’ailleurs dans sa correspondance à l’époque et décide d’exempter d’impôt les gens de Mantoue alors que la première décision que prenaient les Français étaient de taxer la population. Bonaparte explique bien que l’impôt est inenvisageable en raison du tribut que les français doivent au grand poète Virgile. Plus tard, le gouverneur de Mantoue Alexandre de Miollis fait ériger une colonne en l’honneur de Virgile et fait même créer une sorte de village et de parc d’attraction avec des fausses ruines présentant des statues des héros de l’Énéide en l’honneur du poète. L’idée est donc à l’époque très clairement qu’une amitié littéraire ou une parenté commune légitime la présence française et que les soldats français, des conquérants, deviennent des restaurateurs de la latinité.
Au lendemain du Congrès de Vienne, l’Italie n’existe pas plus évidemment et moins encore si l’on songe que jusque cours révolution de 1848 à 1849 il est subversif de parler de nationalité et de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au milieu du XIXe siècle donc la péninsule est divisée en dix puis en huit territoires dont les dimensions varient ainsi que les statuts entre les états indépendants et des territoires occupés en passant par les principautés, la péninsule est morcelée. Donc comment peut se situer et agir finalement le soutien à la cause italienne dans ces conditions ?
Comment caractériser les relations des Français avec un ensemble géopolitique aussi divers ? Deux observations synthétiques peuvent être formulées en guise de réponse :
-il ne faut pas oublier que la péninsule continue de fasciner français et notamment les classes privilégiées qui peuvent se permettre de voyager. Les Français font de certaines régions italiennes un espace touristique, d’artistes d’archéologues et de savants. C’est une relation étrange et inégale qui s’établit dans l’esprit de ces voyageurs car d’un côté on reconnaît à l’Italie une indéniable supériorité dans le domaine de l’histoire des arts et de l’autre, on regarde avec condescendance et même, mépris, ses habitants comme s’ils étaient indignes de l’héritage de leurs ancêtres. Et on arrive pour leur apprendre comment gérer l’héritage de la latinité. Cela signifie aussi paradoxal que cela puisse paraître, une amitié peut naître aussi d’une relation dissymétrique telle que celle entre un aîné et un cadet.
-mais si la péninsule continue d’attirer les voyageurs français, dans le même temps le territoire français est désormais une destination politique importante pour les périodes italiens qui combattent pour le libéralisme et pour l’indépendance. Sous la Restauration et surtout sous la Monarchie de juillet entre 1830 et 1848, Paris Lyon et Marseille accueillent les proscrits de la péninsule. Il ne faut pas oublier qu’au XIXe siècle les militants politiques circulent en Europe. La pérégrination volontaire ou l’exil forcé qui ont été travaillés ces dernières années par les historiens sont des dimensions essentielles de la politique dont témoigne le destin déjà cité de Daniele Manin par exemple. Les libéraux français font de l’accueil des militants italiens un devoir catégorique. L’amitié veut dire d’abord d’accueillir les proscrits qui défendent la cause italienne et qui ne peuvent pas la défendre sur leur propre territoire. Cela explique aussi que les personnalités du Risorgimento deviennent de vrais héros pour les Français. C’est le cas de Garibaldi dont l’épopée est médiatisée par Alexandre Dumas et Victor Hugo. Mais ce que font ces milieux n’est cependant pas représentatif de la politique des gouvernements.
Certes sous la Seconde République le nouveau gouvernement républicain fait exception à ses principes de non-ingérence en intervenant sur le sol de la péninsule et de grandes villes d’hospitalité politiques se distinguent tels que Paris et Marseille tandis qu’Émile Ollivier, grand libéral et le fils de Démosthène Ollivier qui lui-même avait accueilli à Marseille dans sa maison le proscrit Mazzini, accueille en tant que préfet la Légion des volontaires savoyards qui sont allés se battre en 1848 aux côtés des troupes de Garibaldi et des patriotes du Risorgimento. Mais par la suite la situation se complexifie. Dans les faits, en 1848 la République française se donne pour mission d’aider les patriotes italiens. Mais un an plus tard avec Louis-Napoléon Bonaparte, devenu Président de la République, le gouvernement français envoie un corps expéditionnaire à Rome sous prétexte de maintenir l’ordre. En réalité cette nouvelle armée d’occupation combat la révolution et la République romaine de Mazzini et de Garibaldi. On a coutume dès de parler de trahison des Français. Pourtant, cet épisode qui laissera des traces dans la mémoire des patriotes n’empêche pas la France et les Français d’occuper une place de premier choix au moment de l’achèvement de l’unité italienne.
Dans la seconde partie de son propos, Gilles Pécout pose la question suivante : l’unité de l’Italie s’est-elle faite grâce au concours des Français ?
La question est périodiquement posée dans une logique d’ordre politique et commémorative. Nous devons d’abord l’affronter à travers sa dimension diplomatique, aspect le plus classique est le mieux connu dans l’historiographie classique traditionnelle. Le rapprochement entre le royaume du Piémont-Sardaigne, le plus puissant et le plus libéral de la péninsule et la France du Second Empire favorise le dénouement de l’unité italienne. À la fin des années 1850 : le Piémont est gouverné par Cavour qui rappelle que, pour obtenir l’unité il faut d’abord chasser les Autrichiens de Lombardie et de Vénétie. Selon lui, pour réussir il n’y a pas de secret : il faut des alliés forts. Les Anglais sont des alliés de l’Italie certes, mais ils n’interviennent jamais sur le sol continental aux côtés des Italiens. Ce sont les Français qui interviendront après l’alliance de Plombières en 1858. C’est un curieux déclencheur qui va tout précipiter en 1858.
En janvier 1858, Napoléon III est victime d’un attentat perpétré par Orsini qui lui reproche sa précédente trahison de 1848. Sorti indemne, Napoléon III en accord avec Cavour considère que la diplomatie et la guerre seront le seul moyen d’éviter la révolution en Italie et le terrorisme révolutionnaire en Europe. Voilà pourquoi et comment Napoléon III légitime une décision qu’il avait en réalité prise avant pour des raisons géopolitiques. L’accord entre Français et les Italiens semblent ainsi réaliser au plus haut niveau, mais cela ne signifie pas qu’il fait l’unanimité. À droite comme à l’extrême gauche, des voix se font entendre pour contester cette amitié diplomatique qui ne serait pas respectueuse de l’amitié politique. Pourquoi ? Les conservateurs catholiques reprochent à Napoléon III de s’allier avec des libéraux italiens qui veulent porter atteinte aux territoires et au pouvoir du Pape. En effet, pour réaliser l’unité italienne, il faut chasser le Pape. Le représentant de cette droite conservatrice catholique le comte Horace de Viel Castel (surnommé le « fiel castel » pour ses propos souvent tranchants) :
« Les grands seigneurs italiens que je vois ici sont des Gascons de vantardise, gens pour la plupart incapable que Mazzini ferait pendre si nous le laissions maître d’agir. Les basses classes sont gangrenées de socialisme, et le Piémont qui malgré le bruit fait à dessein autour de Cavour et des La Marmora est incapable de constituer une unité italienne qui n’a jamais existé. […] Ecoutez tous les Brofferio, tous les Cavour et tous ceux qui leur ressemblent, le pape peut se passer de pouvoir temporel. Les niais de tous les pays seraient disposés à les croire »[5].
« Les niais de tous les pays » désigne ici les amis de l’Italie. Quant à la gauche, pourquoi bouder cette amitié ? L’extrême gauche accuse Napoléon III de vouloir installer un régime conservateur en Italie, voire un régime à son service. Victor Hugo se fait le porte-parole de cette opinion en écrivant :
« Italiens, c’est un frère obscur, mais dévoué qui vous parle. Défiez-vous de ce que les congrès, les cabinets et les diplomaties semblent préparer pour vous en ce moment. L’Italie s’agite, elle donne des signes de réveil ; elle trouble et préoccupe les rois ; il leur paraît urgent de la rendormir. […] N’acceptez rien de [Napoléon III], c’est un mort. La main des cadavres est froide et n’a rien à donner »[6].
Mais la diplomatie a le dernier mot : la guerre est déclarée fin avril 1859 par l’Autriche et se termine par les victoires de Solférino et de Magenta. Mais le concours militaire des Français ne s’arrête pas à cette dimension militaire officielle.
Il faut en effet évoquer un aspect moins connu, celui des volontaires français partis se battre avec les troupes non officielles de Garibaldi au printemps 1860 durant l’expédition de reconquête de la Sicile et du royaume de Naples avec le concours d’Alexandre Dumas. En effet, une poignée d’intellectuels, d’étudiants de militants révolutionnaires a rejoint les fameuses chemises rouges. L’expédition de Sicile de 1860 a eu en France un écho considérable : elle a été médiatisée les grandes plumes d’alors comme celle de Victor Hugo et de George Sand qui l’ont évoqué et bien sûr Alexandre Dumas l’auteur du Comte de Monte Cristo qui y a participé et qui en a tiré plusieurs ouvrages et qui a obtenu grâce à sa participation, le poste de surintendant du musée archéologique de Naples.
En mars 1861 le nouveau royaume d’Italie est proclamé, reconnu au début de l’été après la mort de Cavour par le gouvernement français.
En conclusion de son intervention, Gilles Pécout pose cette ultime question : comment cette amitié a évolué au lendemain de la proclamation de l’unité ?
Désormais l’Italie existe comme état et les voisins ne sont plus seulement des patriotes ou des citoyens inférieurs en quête d’un territoire uni et indépendant. Les voisins sont désormais les habitants d’un Etat qui se définit progressivement comme une puissance moyenne qui peut aussi être une puissance rivale. Or il est plus facile d’être un ami supérieur que d’être un ami inférieur d’où une relation qui évolue y compris dans les opinions publiques et qui évoluent autour des conditions de naissance du nouvel état italien et notamment de la question romaine. Jusqu’en septembre 1870 Rome appartient toujours au Pape et reste gardée par des garnisons françaises du Second Empire. On se rappelle notamment du triste épisode de Mentana en 1867 lorsque les troupes françaises arrêtent les Garibaldiens en train de venir reconquérir Rome.
Mais au-delà des conditions de naissance du nouvel état, l’affirmation de l’Italie passe par la compétition coloniale avec notamment l’affaire de Tunisie. Ainsi, en 1881 le royaume d’Italie s’éloigne de la République française et se rapproche de l’Allemagne et de l’Autriche, Empires avec lesquels il conclut une alliance en mai 1882. Désormais l’Italie et la France sont dans des camps diplomatiques rivaux. Pierre Milza pour le citer de nouveau, a montré qu’il faudra attendre le XXème siècle et l’accord secret de 1902 pour dépasser cette rivalité. En attendant ces contentieux se traduisent violemment dans l’opinion et par des incidents graves qui visent les populations immigrées. La presse, la littérature notamment de propagande, et les discours publics, contribuent à diffuser dans les masses les ferments d’hostilité et de xénophobie qui étaient jusqu’alors minoritaires. Les épisodes tragiques d’Aigues-Mortes en 1893 cristallisent ce moment d’italophobie qui est suivi du reste de moments de gallophobies à l’époque de Crispi mais avec moins de cruauté ou du moins avec moins d’écho que les incidents d’Aigues-Mortes ou les tensions qui suivent l’assassinat du Président Sadi Carnot par Caserio en juin 1894. Pourtant, alors que la France accueille en 1901 330 000 italiens sur son territoire, le thème des deux pays unis par une communauté d’héritage culturel et politique refera aisément surface à la veille de la Première Guerre mondiale, alors que la France entre en guerre et que le gouvernement italien continu d’hésiter et de maintenir sa neutralité.
Pourquoi ce thème refait surface ? En fait l’italophilie n’a jamais été enfouie et il existe toujours une résilience franco-italienne culturelle et intellectuelle qui fait que les savoirs compensent ce qu’il y avait de déprimé dans les relations politiques. Certes les tensions se manifestent mais ce qui l’emporte en temps de crise dans les milieux littéraires savants et universitaires sont des éléments de solidité et de renforcement des liens au pire moment. On lit toujours des auteurs français en Italie et réciproquement. La thèse de Raphaël Muller[7] rappelle justement que l’on a toujours traduit beaucoup de textes français en Italie à la fin du XIXe siècle alors que les relations allaient mal. On fait la même chose avec les sociétés des études italiennes en France : la société d’études italiennes fondée par Charles Dejob naît dans les années 1890 alors que tout semble aller mal tandis que l’agrégation d’italien est créée en 1900 au moment où les relations entre la France et l’Italie sont extrêmement mauvaises au niveau politique et diplomatique.
Enfin, pour conclure définitivement, Gilles Pécout un ultime élément de compréhension. En 2018, le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale est célébré. Le Président de la République française a évoqué à l’Arc de Triomphe les volontaires Garibaldiens dans son discours. Ce fut la première fois qu’un Président de la République les évoque dans un discours de commémoration solennelle. Or, 10 ans plus tôt, le 12 mars 2008 est mort le dernier vétéran de la Première Guerre mondiale à 110 ans, Lazare Ponticelli. Une cérémonie officielle aux Invalides avait été organisée. Au moment de l’enterrement on apprend que le der des ders Lazare s’appelait en réalité Lazzaro. Il avait fait partie des Italiens qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale en 1915 avant que leur pays entre officiellement en guerre. Ponticelli avait émigré et quitté l’Italie pour la France encore enfant avec ses parents et s’est enrôlé à 17 ans comme volontaire lorsque la guerre a éclaté. Il a rejoint les rangs de la légion étrangère dans le régiment Garibaldien commandé justement par les petits-fils de Garibaldi dont deux mourront dans les combats de l’Argonne. C’est ainsi que Lazare Ponticelli s’est retrouvé dernier combattant français de la Première Guerre mondiale ce qui lui vaudra d’être enterré en présence d’une partie du gouvernement français et du ministre de la défense italienne et de plusieurs fils d’illustres immigrés dont ceux de Max Gallo.
Ponticelli a été beaucoup interrogée les dernières années et il a souvent rappelé son itinéraire d’engagé volontaire qui reposait sur deux notions : le pacifisme et l’amitié pour la France. Le premier renvoyait clairement à une réalité : les volontaires internationaux à la veille de la Première Guerre mondiale sont les seuls à diffuser un discours lié à l’internationalisme socialiste et au pacifisme or, Ponticelli vient d’une région d’Italie politisée par le socialisme à la fin du XIXe siècle. Quant à amitié pour la France, il explique qu’il s’est engagé par solidarité pour tout ce que représentait cette dernière depuis le XIXe siècle et par gratitude pour la terre qui l’avait accueilli et qui avait lutté pour la guerre d’indépendance en 1859 à Solférino et à Magenta. Certes Ponticelli a dû attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour obtenir la nationalité française. Il avait même été renvoyé à la frontière après l’agression de l’Italie fasciste mais qu’importe car son destin individuel, exceptionnel, illustre la valeur rêvée et réel pour un homme du peuple une notion comme l’amitié franco-italienne qui appartient bien au XIXe siècle.
Cécile DUNOUHAUD (texte et photos)
***
[1] Sa thèse de doctorat (1992) fut dirigée par Pierre Milza, et intitulée « L’entrée en politique des campagnes toscanes de l’Unité au début du vingtième siècle : essai de reconstitution du processus de politisation du monde paysan dans la province de Florence, 1859-1912 ».
[2] Historien italien (1929-1996).
[3] Certes il y en a une à Plombières mais son nom a été aussi attribué à Paris à une place située devant la gare du Nord. Mais donner un nom à une place située sur le devant d’une gare est aussi l’assurance de ne jamais s’en servir comme d’une adresse …
[4] Initialement Andes.
[5] Extrait des Mémoires du comte Horace de Viel Castel sur le règne de Napoléon III : 1851-1864.Paris, 1883, disponibles sur Gallica. A noter que Gilles Pécout n’a pas choisi de livrer au public les passages les plus à charge contre les Italiens !
[6] Précision : ce texte de Victor Hugo a été publié au début du mois de juin 1856 dans la presse anglaise et belge. Le 25 mai 1856, alors qu’Hugo s’installe dans son exil de Guernesey, il reçoit un courrier de Mazzini, alors réfugié à Londres, qui lui demande « un mot pour l’Italie » qui bascule selon lui du côté des rois.
[7] Raphaël Muller Le livre français en Italie de 1880 à 1920 : entre circulation informelle, présence culturelle et conquête d’un nouveau lectorat (sous la direction de Gilles Pécout), 2010.