Le règne de Catherine II entraîna d’importantes modifications de la carte de l’Europe. Elle acquit près de 520 000 kilomètres carrés, dont la Crimée, annexée en 1783 sans que la communauté internationale s’en émeuve. L’agrandissement de l’immense territoire russe se fit au détriment de la Pologne qui finit par disparaître en tant qu’État-nation, et de la Porte ottomane, très affaiblie par deux guerres meurtrières contre son grand voisin slave. Catherine poursuivit imperturbablement, du moins jusqu’à la mort de son époux morganatique en 1791, Potemkine, un projet géopolitique visant à diviser la Méditerranée en zones catholique et orthodoxe afin de chasser les Turcs de l’Europe.
Francine-Dominique Liechtenhan est directrice de recherche au CNRS et une spécialiste de l’histoire de la Russie, notamment des règnes d’Elisabeth de Russie, de Pierre le Grand et de Catherine II. En 2007, elle a dirigé le catalogue de l’exposition consacrée à Pierre le Grand à Versailles. Aujourd’hui, elle publie une biographie de Catherine II aux éditions Perrin.
Cette conférence a été enregistrée.
L’éveil à la géopolitique de Catherine II
Même si la géopolitique est un terme anachronique pour qualifier la vision du monde et l’action politique de Catherine II, il reste le plus adapté pour qualifier le dessein de la tsarine, dessein qui a dépassé son seul règne de 34 ans. Écartée des affaires de l’Etat jusqu’à ce qu’elle donne un héritier à la couronne, la jeune Catherine a beaucoup lu, notamment l’Encyclopédie, Voltaire et des récits de voyage. En 1756, la volonté de l’impératrice Elisabeth d’intervenir aux côtés de la France et de l’Autriche contre la Prusse (guerre de Sept Ans), dont le roi Frédéric II fait partie des amis de la famille maternelle de Catherine, les mêmes qui ont organisé son mariage avec le tsarévitch, éveille la conscience politique de la jeune femme. Avec un petit groupe d’amis, à commencer par l’ambassadeur Charles Hanbury Williams et son protégé Stanislas Poniatowski, Catherine s’efforce de réorienter en coulisse la politique antiprussienne de son pays. Cela lui valut la colère de l’impératrice, très malade, et qui est excédée parallèlement par une nouvelle grossesse adultérine de Catherine.
Quand son époux Pierre III monte sur le trône, l’ambition de Catherine semble confortée : la Prusse n’est plus un adversaire. Or, en bonne adepte de la realpolitik, Catherine se méfie finalement de la prussophilie de son époux et préfère marcher dans les pas de sa belle-mère, très populaire. Peu après, Pierre III décède dans des conditions suspectes et Catherine s’empare du pouvoir en 1762, avec le soutien de son nouvel amant Grigori Orlov.
L’Europe selon Catherine II
Tour d’horizon général
Durant son règne, elle oscille entre une alliance autrichienne et prussienne, tout en maintenant une certaine complicité avec l’Angleterre. La France, alliée des Polonais et des Turcs, est traitée avec circonspection, malgré l’amour pour la langue et la civilisation française. Du reste, Louis XV partage les mêmes réserves pour cette souveraine, placée sur le trône dans des circonstances douteuses, issue d’une petite famille protestante de la noblesse allemande de surcroît. Dans les premières années, le refus réitérée de la France de reconnaître à Catherine ses titres impériaux a profondément agacé la monarque. Par exemple, Louis XV refusait de l’appeler « Majesté impériale » mais se contentait d’un simple « Majesté ». Le premier contrat commercial entre les deux pays date de …1787.
Cette vision de l’Europe résulte de ses lectures certes, mais aussi de l’influence de quelques personnalités, comme Grigori Orlov et Grigori Potemkine.
Le projet grec de Catherine II
Le projet grec est l’un des grands projets de la souveraine, qui s’inscrit dans une double tradition d’hostilité aux Ottomans et d’expansionnisme vers le Sud, qui remonte au XVIe siècle au moins. Pensons aux Tatars, vassaux du Sultan, qui ne cessaient de s’attaquer à leur grand voisin slave. L’alliance de 1647 avec les Polonais prévoyait même une répartition des rôles dans la conquête : les Polonais s’en prendraient au sultan, les Russes à la Crimée. Cette inimitié avait pris une envergure plus religieuse avec la création d’une Ligue Sainte en 1682, réunissant Russes, Polonais, Vénitiens et ressortissants de l’Empire germanique. L’idée d’une mission russe en faveur des frères orthodoxes avait vu le jour après la libération du joug tatar mais se développa surtout avec Pierre le Grand, après sa victoire sur les Ottomans en 1696. Pierre, que Catherine appelait affectueusement « Grand-Père », était par ailleurs le premier souverain à conquérir les rives nord de la mer Caspienne en 1723.
Catherine II, quoique déiste, pour ne pas dire athée, s’est totalement appropriée cette opposition antimusulmane au nom de la défense de l’orthodoxie. Au fur et à mesure de sa correspondance avec Voltaire, le général Munich et l’ancien chancelier d’Elisabeth, Vorontsov, Catherine II mûrit son projet pour la péninsule hellénique. Dès 1762, Munich, héros de la guerre contre les Ottomans, profite de l’anniversaire du tsarévitch Paul pour développer un projets cher à Pierre le Grand, rétablir la monarchie grecque, restaurer la foi orthodoxe à Constantinople et fonder un empire néo-byzantin. Plus pragmatique, Mikhail Vorontsov évoque les avantages d’une base navale sur les bords de la mer Noire ou en Crimée, à des fins commerciales vers la Méditerranée. Mais, en 1762, à peine intronisée, Catherine II renonce. L’impératrice sait son pays épuisé par la guerre de Sept Ans et son autorité encore très contestée. Même Frédéric II conseilla la Russie de s’en tenir à ses frontières. En fait, ce projet grec fut surtout porté par l’entourage de Catherine, Grigori Orlov en tête. En 1772, la vibrante plaidoirie d’Eugène Voulgaris (1716-1806), prêtre orthodoxe bulgare, est un tournant. Elle fait écho aux flagorneries de Voltaire qui ne cessent de rêver au renversement de l’empire ottoman.
Catherine entre en guerre en 1768 mais n’évoque pas formellement le démantèlement de l’empire ottoman. Catherine écoute mais se montre finalement prudente.
Le projet polonais et ses conséquences
Sous l’instigation de la France, la Pologne s’était alliée à l’Empire ottoman, à un moment où les frontières de ladite Pologne restent fort obscures, contrairement à ce que l’on peut penser. Un arpentage en 1764 révèle par exemple combien de nombreuses terres russes sont occupées indument par des princes polonais. Catherine II choisit d’intervenir dans la vie de son voisin slave. À la mort d’Auguste III, elle manipule la Diète pour faire élire Stanislas Poniatowski comme nouveau roi. En 1768, la révolte polonaise de la Confédération de Bar, contre ce roi étranger et Catherine II, oblige la Russie à laisser des troupes sur place.
En 1772, alors que la Russie est victorieuse contre l’empire ottoman, Catherine II et Frédéric II sur le prétexte de protéger les chrétiens, s’attaquent à la Pologne, avec la complicité de l’Autriche. La Russie récupère 92000km² sur la Pologne, avec d’importantes parties de la Biélorussie, territoire que l’impératrice connaît mal. Une telle expansion sème le trouble côté grec. Au départ, il était bien question de deux empires séparés, un empire continental et un empire byzantin du sud. Mais désormais, les territoires russes se révèlent beaucoup divers sur la plan national et religieux que ne l’était l’empire rêvé des anciens. Catherine II n’hésite pas à convertir de force, massacrer, pour diminuer l’hétérogénéité des conquêtes. Elle fait venir des jeunes grecs en Russie, les forme à l’École des cadets pour ensuite les intégrer comme troupes auxiliaires. Dans les villes ottomanes, les agents russes sont chargés de recruter les garçons les plus vigoureux. Des villes sont renommées Nicopol, Grigoripol, Alexopol, etc. La ville portuaire de Crimée, Caffa, redevient Theodosia.
Le rapprochement avec l’Autriche
Le projet de chasser les Turcs de l’Europe obligeait à mobiliser l’alliance autrichienne, Autriche qui elle-même souhaitait avancer dans les Balkans. Or, autant Catherine II souhaite obtenir le soutien de Joseph II contre la Porte, autant elle refuse d’intervenir en retour en faveur de l’Autriche contre la Prusse. Les négociations ne sont pas évidentes, ne serait-ce que parce que Joseph II partage la décision avec Marie-Thérèse. Mais en parallèle, une diplomatie secrète est menée par le cabinet de Joseph II, qui aboutit à un rapprochement entre Russes et Autrichiens. Une lettre en date du 12 juillet 1782 de Joseph II achève de convaincre Catherine II du soutien autrichien contre les musulmans. Un empire grec est évoqué par la suite, satisfaisant les ambitions de Grigori Potemkine.
Catherine II voulait restructurer les Balkans. Dans sa lettre du 10 septembre 1782, elle souhaite créer un État indépendant entre les trois empires grec, russe et autrichien, la Dacie (Moldavie, Valachie, Bessarabie), dont le souverain serait un roi héréditaire orthodoxe. Il est intéressant de constater que côté grec-ottoman, Catherine II souhaite des frontières nettes et des dynasties héréditaires, alors qu’en Pologne, c’est tout l’inverse.
Le destin de son petit-fils Constantin, promis à devenir empereur grec, né en 1779, se joue là. Son prénom est un hommage à l’empereur Constantin. Il est éduqué par une nourrice grecque et apprend le grec avant le russe. Des médailles sont frappées. Catherine tombe dans la mégalomanie. L’impératrice sous-estime la volonté française et britannique de maintenir quoi qu’il arrive la présence ottomane en Europe.
Catherine II annexe la Crimée
À la fin de la guerre russo-turque de 1768-1774, les Tatars de Crimée, jusque là vassaux de l’Empire ottoman, deviennent théoriquement indépendants par le traité de Küçük Kaynarca mais dans la pratique, le khanat de Crimée passe sous le contrôle russe. Catherine II s’attacha à développer la région et chargea Potemkine de la seconder, mais dans une lettre en 1782, se désole de l’instabilité de la région et envisage clairement l’annexion. Son Manifeste en faveur de l’annexion en 1783 , la création de la Tauride dont la gestion est confiée à son époux, la nomination d’un gouvernement russophile dessinent les contours du futur empire grec. Des ports sont fondés pour assurer le développement de la région: Odessa, Sebastopol, etc. Des juifs y sont installés pour le commerce.
Sur le plan diplomatique, les réserves de Joseph II, la fin de la guerre côté anglais et français, obligent Catherine à revoir son projet à la baisse. La prise de la presqu’île et la déclaration simultanée d’appartenance adressée à la Porte scellent l’annexion. Cette simultanéité rappelle d’ailleurs les événements de 2014. Mais, la volte-face finalement de Joseph II apporta un répit à la Porte. On en resta à cette annexion et l’affaire ne causa pas de grand émoi en Europe.
Finalement, les ambitions initiales, romanesques pour partie, ne sont que partiellement honorées. La mort de Grigori Potemkine, les difficultés financières et militaires, les réalités internationales ont été des freins indéniables.
Questions
Comment en savoir plus sur le sujet ? Qu’avez-vous écrit ?
Je viens de rédiger une biographie chez Perrin, fondée sur des recherches sur les Archives apostoliques du Vatican, très fécondes sur le projet grec. Rome était très inquiète de cette expansion orthodoxe, au point de soutenir d’ailleurs la Porte.
L’annexion de la Crimée par Catherine II a coûté cher, mais c’est pareil aujourd’hui. Les Russes sont hostiles à cette annexion.
Oui, comme au XVIIIe siècle, une telle annexion coûte énormément et de tels investissements pourraient bénéficier aux ponts et chaussées, à l’agriculture, à quantité d’autres chantiers sous-dotés.
Quelles sont les constantes de la politique étrangère russe ?
Il y a deux grands inspirateurs de la politique étrangère russe : Pierre le Grand pour la Baltique et Catherine II vers la Méditerranée. Tous les tsars et dirigeants de l’Union soviétique s’alignent sur ces axes.
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