Depuis toujours, existe la tentation du recours à l’homme providentiel et pas qu’en France. Face aux crises de l’entre-deux guerres, Hitler ou Mussolini ont pu incarner cette image du sauveur. Plus près de nous, citons Silvio Berlusconi. Mais en France, comme l’a prouvé Raoul Girardet, l’élection au suffrage universel confère presque automatiquement ce statut au président. En 2017, Emmanuel Macron en avait d’ailleurs toutes les caractéristiques : un contexte de crise de la démocratie, un homme énergique et charismatique, à l’époque du « dégagisme » politique.
Le spécialiste du sujet est Raoul Girardet (1917-2013) dans son ouvrage : Mythes et mythologie politique aux éditions du seuil, publié en 1986. Le conférencier, Jean Garrigues, est professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans. Il est spécialiste de l’histoire politique française. Il dirige la fameuse revue Parlement(s). En 2012, il avait écrit un ouvrage sur les hommes providentiels, prolongé en 2019 par un autre ouvrage sur « la République incarnée », c’est-à-dire sur les présidents de la République.
Jeanne d’Arc, héroïne du XIXe siècle
L’image fondatrice est celle de Jeanne d’Arc. Extérieure à la cour monarchique, cette petite bergère fait briller le blason du roi de France et emporte de grandes victoires. Les historiens républicains du XIXe ont érigé cette femme en modèle. Pourquoi ? Cela tient à une exception française. Après avoir rompu brutalement avec la monarchie absolue et le sacré en 1793, la France avait besoin d’une résurgence d’un caractère sacré du pouvoir, de personnalisation, d’une sorte de providence immanente, produite par un seul homme. On assiste à une contradiction révolutionnaire entre l’horizontal (l’Assemblée nationale) et le vertical (Robespierre et le déisme).
Napoléon Ier, héros d’Italie
La généalogie contemporaine des hommes providentiels commence avec Napoléon Bonaparte.
Napoléon a créé lui-même la presse pendant les guerres d’Italie et s’est construit une image de sauveur. Il y écrit sa gloire et ses victoires tout en proposant des solutions aux crises politiques qui traversent le Directoire. Les directeurs (Sieyès notamment) qui ont préparé Brumaire, ont hésité sur l’homme providentiel à promouvoir. Vainqueur de la campagne d’Italie, Bonaparte apparaît comme le plus énergique. Il est capable de trancher dans le vif, de faire preuve d’autorité, de fédérer et de transformer le régime par la concentration des pouvoirs. Bonaparte favorise un culte de sa personne, soulignant la nature divine du consul puis de l’Empereur. Un catéchisme napoléonien s’instaure. Dieu aurait investi l’Empereur du ministère de sa puissance. Il devient l’auxiliaire de Dieu (monarchie de droit divin). Ce nouveau « Jeanne d’Arc », petit général de la Révolution française, est le sauveur que la France attendait.
Le retour des cendres
Au moment du retour des cendres, exigé par Louis-Philippe en 1840 pour souligner le nationalisme de la monarchie de juillet vis-à-vis de l’Angleterre, un million de personnes suit le retour de l’aigle. Preuve est faite que le culte clandestin rendu à Napoléon, s’est maintenu malgré la Restauration. Ceci explique, la victoire de celui qui se présente comme son héritier, Louis Napoléon. Au fil d’élections partielles, il se fait connaître comme l’héritier de Napoléon 1er.
On choisit donc un homme issu du concept monarchique de l’Empire, comme premier président d’une République. Tout le discours politique du neveu est celui de l’homme providentiel : l’extériorité, l’opposition aux élites, le candidat du peuple, etc. Les partis de gauche ont perdu face aux républicains modérés. Louis Napoléon propose de rétablir l’ordre comme l’avait fait son oncle.
De Napoléon Ier à Napoléon III
On a donc une répétition de l’histoire. En 1848, on a toujours une récurrence de l’attente de l’homme providentiel. Un hagiographe de l’époque, Auguste Vitu qui a écrit une histoire de Napoléon, montre le caractère exceptionnel du gouvernant : « ils sont faibles et il est fort, il sait et ils ignorent, il voit et ils sont aveugles ». Tout est dit. Au-dessus des autres par ses vertus et sa filiation, l’homme providentiel peut prendre le pouvoir et restaurer l’Empire , le 2 décembre 1852. Cette filiation bonapartiste, ce tropisme pour l’homme d’autorité, reste d’actualité encore aujourd’hui. D’après un sondage, 80 % des Français souhaitent un homme d’autorité à la tête de l’État.
Dans son livre publié en 2012, Jean Garrigues a élaboré une typologie des personnages providentiels qu’il a trouvés nombreux dans toute l’histoire française.
I – Les héros patriotes, le prestige du combat
A – Gambetta, le patriote de 1870
À la suite de Napoléon chef de guerre victorieux, Léon Gambetta a construit son image de patriote en tant que ministre de l’intérieur, puis ministre de la guerre. Il s’envole en ballon, appelé l’Armand-Barbès, le 9 octobre 1870 depuis Montmartre. Il souhaite alors diriger la délégation de Tours, rassembler 600 000 hommes et continuer le combat. Rappelons que Napoléon III a capitulé à Sedan le 2 septembre. Photographié par Nadar, Gambetta grand orateur, gagne une aura patriotique, alors que Paris subit l’occupation prussienne. Son échec lui a valu beaucoup de critiques mais il reste l’un père fondateur de la IIIe République.
S’instaure un véritable culte à Gambetta avec des représentations sur des affiches, des photos… On l’appelle le commis voyageur de la république. Fort de son charisme d’homme providentiel (discours interminable sans micro), il sillonne le pays pour convaincre des bienfaits du régime républicain. Des poèmes contemporains exaltent son génie, son unicité et son exceptions. Cet homme qui représente un régime parlementaire, antithèse du Second Empire, est dépassé par son statut exceptionnel. Il devient proche de ce qu’il est censé combattre: un almanach « Gambetta » distribué dans les campagnes, l’auréole de toutes les vertus). À cette hagiographie, s’opposent les attaques de l’extrême gauche radicale ou des monarchistes, qui lui reprochent d’être un opportuniste et un apprenti dictateur.
B – Le général Boulanger, le général revanche
Quelques années plus tard, le général Boulanger reprend le flambeau de cette incarnation du sauveur patriotique. Nommé ministre de la guerre en 1886, il se réclame de Gambetta. Il apparaît comme un républicain, à une époque où l’armée penche vers le monarchisme. En quelques mois, Boulanger devient une idole française car il est un général démagogue. Il doit sa célébrité à des mesures en faveur de la troupe et à sa volonté affichée de prendre une revanche sur l’Allemagne. Sur fond des poèmes de Paul Déroulède, le pays se réarme par le sport et la propagande à l’école.
L’image qu’il projette, de proximité avec le peuple, d’énergie nationale et de militaire extérieur aux politiques, se réfère à l’idée qu’il est un homme providentiel. Il crée son propre mouvement politique, le mouvement républicain national, en 1888, parti pour Jean Garrigues, très clairement l’ancêtre de l’extrême droite actuelle, antiparlementaire, ultranationaliste, populiste avec une recherche de boucs émissaires.
Le général Boulanger se présente contre les élites et proche du peuple. La presse boulangiste montre le général prendre la bastille parlementaire, muni du canon du suffrage universel contre les hommes politiques du moment, par exemple Jules Ferry. Donc par son image de revanchard, sur fond de crise sociale (chômage, problèmes monétaires, crise de confiance, scandale des décorations et démission de Jules Grévy), Boulanger sans expérience politique, apparaît comme l’homme de la situation.
C – Clemenceau ou la fabrique du vainqueur
En novembre 1917, alors qu’on craint la défaite, Clemenceau devient président du conseil. Il prône la guerre jusqu’au bout. Il passe un tiers de son temps dans les tranchées. Véritable héros, le Tigre ou le Père la Victoire s’érige en idole. Léon Daudet pourtant son adversaire politique écrit : « Le propre de l’homme marqué par la Providence, c’est de rejoindre un grand frisson public. Clemenceau, ce jour-là, le rejoignit et l’exprima ». Les journaux le présentent comme le vainqueur. Il refuse une place à l’Académie. Il refuse cette personnalisation du pouvoir mais il en est le réceptacle. Pourtant Clemenceau ne parvient pas à être élu président de la République en janvier 1920.
Le général Foch ou le général de Gaulle sont aussi des archétypes de cette fascination pour l’homme providentiel.
II – Les protecteurs
A – Adolphe Thiers, le recours de 1871
Adolphe Thiers, diamétralement opposé à la stratégie de Gambetta, veut terminer la guerre pour instaurer un régime stable, la République. Il a su mettre fin à l’occupation prussienne, en remboursant la dette de guerre de 5 milliards aux Prussiens, avant la date prévue. Il est donc vu comme le libérateur du territoire. Autour d’Adolphe Thiers, se cristallise une idolâtrie qui le conduit à s’allier avec Gambetta aux élections contre les monarchistes lors de la campagne électorale de 1877. Préalablement, il a été élu chef du pouvoir exécutif, le 8 février 1871, à la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale qui pourtant était au 2/3 monarchiste. À cette époque, il reçoit une quantité de lettres qui le qualifie de sauveur de la France. Donc on a ce paradoxe d’un jeune Gambetta de 32 ans qui a sauvé le pays par le combat et de Thiers, septuagénaire qui l’a sauvé par la paix.
Émile Zola : « Après les grands services qu’il nous a rendus, il souhaite achever sa tâche en nous conduisant au port. C’est là une ambition avouable. La gloire que conquerrait M.Thiers, s’il nous sauvait, serait trop à notre avantage, pour que nous trouvions mauvaise son espérance d’en couvrir à jamais son nom. » (Le Sémaphore de Marseille, 10 juin 1871). Pourtant, Adolphe Thiers est le massacreur de la Commune, détesté des Parisiens.
B – Raymond Poincaré
Fort de son prestige d’ancien président de la République, Raymond Poincaré revient au pouvoir en 1926. Le Cartel des gauches vient d’échouer et la France subit une crise monétaire sans précédent. Il crée un gouvernement d’Union nationale avec Édouard Herriot, chef de la gauche. Poincaré apparaît comme une figure de sauveur car il rétablit l’ordre économique par une dévaluation du franc. Il a su rassembler les Français alors qu’il n’a aucun charisme.
C – Gaston Doumergue
De la même manière, Gaston Doumergue revient au pouvoir en février 1934 après la manifestation des ligues. On l’a sorti de sa retraite politique. A 70 ans, il apparaît comme un vieux sage qui protège et forme un gouvernement d’Union nationale où il fait entrer Pétain, le héros de Verdun. Les journaux le présentent comme l’homme providentiel. L’Illustration, du 17 février 1934 titre : « Nouvelle union sacrée » autour « du seul homme qui fut sans doute aujourd’hui capable de réaliser ce miracle de redressement ». La gauche le traite de nouveau Boulanger.
D – Le maréchal Pétain, le régénérateur
Dans cette famille, le maréchal Pétain, se présente comme le régénérateur, la figure même du père protecteur. Il est le bouclier de la France. Toute la propagande du régime de Vichy en juillet 1940, est fondée sur la figure du père protecteur, envoyé de la providence, afin d’exalter les valeurs de la famille, du travail et de la patrie, relayées par l’Église. Il s’agit de restaurer un âge d’or perdu au nom de la tradition. Dans les écoles, des dessins et des rédactions sont établis en son honneur : « Vous êtes une étoile de Noël, Monsieur le Maréchal ».
III – Les rénovateurs : Le général de Gaulle, la quintessence de l’homme providentiel
L’homme du 18 juin est le nouveau Bonaparte, comme venant de l’extérieur bien qu’il ait été secrétaire d’État de Paul Reynaud. Après avoir négocié ce qui devait être la fusion de le la France et de l’Angleterre, il repart à Londres en refusant l’armistice. Il se base sur la force de l’Empire colonial, le soutien de l’Angleterre et l’entrée future des États-Unis dans le conflit. À la libération de la capitale, quand son image apparaît aux Français, on voit convoquer tout le vocabulaire voué au héros, en témoigne le dessin de Jean Eiffel, pourtant communiste, présentant le général plus grand que la tour Eiffel devant un Paris tout petit. Le monument l’accueille et lui dit « mon grand ». Ce colonel obscur, est devenu général provisoire juste avant la guerre et a trouvé les solutions.
En 1965, De Gaulle reprend cette image, celui qui va sauver les Français d’une gauche irresponsable.
Conclusion :
En France, la tentation de se présenter comme un homme providentiel perdure. La campagne de Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Les publicistes ont pris des références à Bonaparte (image de Sarkozy sur un cheval blanc en Camargue). Certaines caricatures s’en moquent : Sarko Ier, le petit caporal. Face à lui, Ségolène Royal se construit en référence à Jeanne d’Arc, venue de nulle part, ayant vaincu les éléphants socialistes. Revoir l’aspect christique des meetings de Macron qui a fait de lui un homme providentiel. Il parle de « révolution », il a fondé un nouveau parti politique hors du sérail, il se dit un rassembleur de la gauche et de la droite.
Pourquoi, aujourd’hui aucune femme n’émerge-t-elle ? Ces dernières ont été historiquement écartées du pouvoir. Certains, au Rassemblement national, voient Marion Maréchal comme investie de l’aura de la famille, en marge du parti et qui pourrait correspondre à la femme providentielle.
Vous pouvez consulter les autres comptes-rendus des Clionautes pour Blois 2020.
Vous pouvez également consulter le compte-rendu d’un ouvrage traitant du même sujet, et écrit par Didier Fischer en 2009 sur la Cliothèque.