Mario Bros.,Tom Raider, mais aussiAssassin’s CreedouCivilization: tous ces jeux vidéo proposent à leurs joueurs de s’immerger dans leurs univers. Ce faisant, ils invitent à (re)penser notre rapport au monde en étudiant le ludique dans les jeux vidéo. Grâce à cette approche, ils deviennent un objet de recherche à part entière tout autant qu’une source invitant au dialogue entre les différentes disciplines des sciences sociales.
L’étude du jeu vidéo a connu ces dernières années un véritable bon qualitatif grâce aux travaux importants desGames Studies. Ces derniers ont su placer les caractéristiques du jeu au cœur de l’analyse – et notamment son rapport avec le joueur, modèle essentiel à l’évolution du système de jeu. En inventant le concept de « joueur-modèle », Sebastien Genvo a notamment observé que «la structure de jeu va de la sorte dessiner ce que l’on peut appeler un joueur-modèle[…]dans le sens où le joueur est censé être dépositaire de certaines typifications ludiques mises en place par la structure.» Ce concept permet de comprendre le travail des développeurs, notamment leur manière d’intégrer les habitudes des joueurs à leur base de travail. Les systèmes ludiques propres à chaque genre de jeu permettent aux développeurs d’anticiper la direction que choisirait un joueur-type (ou « joueur-modèle » afin de proposer ungameplayattractif, plaisant et efficace.
Le jeu vidéo peut ainsi s’envisager comme une source pour le chercheur, quelle que soit sa discipline. Il invite à étudier sa narration, sa dimension ludique et interactive, ou encore sa pratique – puisque l’interactivité reste l’une de ses caractéristiques principales.
Un jeu serait donc, selon cette approche, producteur du sens, et permettrait de repenser notre rapport au monde, que ce soit pendant, ou à rebours, de l’expérience ludique. « Jouer le jeu » proposé par le système participerait ainsi à un processus réflexif : qu’il s’agisse de prendre une décision morale ou éthique, d’organiser et d’optimiser un espace, de rejouer le passé historique, ou de simplement penser ses habitudes et ses usages ludiques, l’utilisateur prend place dans un vaste processus d’inscription collective. Celui-ci implique tous les joueurs, mais aussi les développeurs, concepteurs, scénaristes, ou encore testeurs, complétant et parachevant la narration vidéo-ludique. Il faut donc parler d’une écriture du jeu et d’une écriture dans le jeu.
- Rocipon A., Zind A.(direction), 2018, «Que pense le jeu vidéo ?»,Conserverie Mémorielles n°23
Formes d’écriture d’histoire(s)
Puisque le jeu vidéo invite à l’interaction avec un utilisateur, « jouer le jeu » proposé implique donc de comprendre des règles et un langage ludique : les actions que l’on peut accomplir dans le jeu peuvent être assimilées à des formes de communications, ou à des énoncés. De ce point de vue, le jeu vidéo est un médium produisant des récits, et par extension, une potentielle forme de médiation d’histoire(s) – c’est-à-dire de récits collectifs dans l’histoire ou de récits individuels autobiographiques (par exempleDys4ia, sorti en 2012 et développé par Anna Anthropy à partir de son vécu personnel).
Le jeu vidéo comme médium pose ainsi les mêmes questionnements que l’historien lors de la formulation de son récit. Les étapes de la conception et du développement interrogent les concepteurs de jeux vidéo : quelle configuration adopter dans l’élaboration narrative de l’événement, quel rapport initier avec les témoignages et les différentes mémoires individuelles, comment intégrer les différents sujets qui composent la mémoire historique ? Paul Ricœur résume ces interrogations par une anecdote personnelle : «Ainsi je garde personnellement en mémoire la déclaration de guerre en septembre 1939[…]mais de quoi ai-je aujourd’hui le souvenir? De l’événement public, déclaration de guerre, ou de moi-même l’apprenant ?». Avant de conclure : «l’histoire est-elle celle des structures ou celle des acteurs ou agents de l’histoire ?».
La détermination du point de vue est primordiale lors de l’écriture d’une œuvre, et ces interrogations, dans le cadre d’une production vidéo-ludique, trouvent en partie leur solution dans le choix du gameplay proposé par les développeurs. Le RTS (Real Time StrategyouJeu de Stratégie en Temps réel,STR) ou les jeux de gestion offrent la possibilité de diriger un collectif et d’incarner le développement de ce collectif. Cette gestion peut concerner, dans certains jeux, un aspect purement militaire – formation des troupes, développement des bases et matériels, détermination de la tactique (par exemple les sériesWarcraftouAge of Empire) –, et dans d’autres, relever d’une mission beaucoup plus globale, à échelle nationale (la série desHearts of Iron). À l’inverse, une aventure solo à la première personne proposera un récit individuel, limité au point de vue de son avatar.
Dans ces différents cas de figure, il peut donc être proposé de rejouer un passé historique à travers les yeux d’un personnage unique – et donc d’imiter la configuration du souvenir (c’est-à-dire un acte inscrit au passé et rejoué au présent). Pensons par exemple àAssassin’s Creed(2007) où l’on rejoue la mémoire du personnage logée dans son code génétique ; pensons encore àSoldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre(2014) dont le développement est en partie fondé sur les témoignages écrits de soldats ainsi que sur les différents documents d’archives relatifs à la Grande Guerre (images, lettre, photographies, etc…). Au contraire, la vision de l’histoire proposée par le jeu peut aussi épouser une forme monumentale, c’est-à-dire donner à voir les grands mouvements collectifs de sa configuration.
Si la discipline historique a souvent tenu un lien privilégié avec le jeu vidéo – compte-tenu du nombre important de titres s’appuyant sur des conflits majeurs –, sa dimension narrative et visuelle invite à de nouvelles approches. Les questions sur l’espace et l’architecture ludique peuvent par exemple être réinvesties par les géographes.
Le jeu comme médium pédagogique
De récentes manifestations scientifiques pluridisciplinaires ont notamment signifié la volonté des chercheurs travaillant sur le jeu vidéo de prendre leur distance avec la mainmise des Games Studies. La multiplication des projets de vulgarisation témoigne en outre d’une demande de plus en plus importante pour des traitements plus sérieux – et en même temps accessibles – à destination du grand public. On pense par exemple à la web série d’ArteHistory’s Creed, réalisée et animée par le youtubeurNota Bene, qui interroge notamment la capacité du jeu vidéo à représenter l’histoire et à se muer en objet éducatif et pédagogique.
Les enseignants du primaire et du secondaire, à la recherche de nouveaux outils pédagogiques, s’intéressent particulièrement à la possibilité d’utiliser les jeux vidéo en cours. Dans une chaîne Youtube entièrement dédiée à la question,Romain Vincent, enseignant en histoire-géographie, expose notamment ses méthodes d’emploi d’œuvres vidéo-ludiques en classe – et notamment le célèbre jeu de gestionSimcitydans le cadre de leçons sur l’urbanisation.
Toutefois, une telle utilisation du jeu à l’école est freinée par certaines contraintes : d’une part la classification (le système PEGI) est parfois rédhibitoire pour les jeux classés 16 ans et +. Par ailleurs, le matériel doit permettre à chaque élève de jouer, individuellement, dans le cadre d’un cours. Enfin, la prise en compte de l’égalité des chances et de l’égalité d’accès doivent être pensées, puisque certains élèves ne jouent pas et ne savent pas nécessairement manier une manette. Reste la question épineuse du choix du jeu : si les titres étiquetés comme éducatifs peuvent en effet être privilégiés par les enseignants, cette inclinaison particulière peut susciter quelques réserves.
En effet, de nombreux observateurs ont soulevé le problème de la plupart de ces jeux, qui instaurent une dissension entregameplayet données encyclopédiques. Certains titres issus des studios d’Ubisoft, réputé pour ses collaborations avec des historiens et pour son intérêt pour le passé historique, ont ainsi prévu des fiches encyclopédiques annexes qui n’interfèrent pas avec le système de jeu. DansAssassin’s Creed II(2009) ouSoldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre, les aspects éducatifs sont regroupés dans des textes indépendants accessibles depuis le menu pause du jeu. Or ce procédé constitue en soi un paradoxe, puisque l’action du jeu est suspendue et présuppose une curiosité de l’utilisateur qui n’est pas forcément effective.
À l’inverse, certains titres ont su astucieusement intégrer au cœur de leur système ces données documentaires et transformer leur jeu en un réseau hypertexte – c’est par exemple le cas de la série desCivilization(1991-2018) qui invite le joueur à exploiter les données encyclopédiques des peuples qu’il contrôle afin d’affiner sa stratégie.
Finalement, en acceptant l’idée qu’un jeu vidéo ne doit pas négliger l’importance de l’interaction avec son utilisateur – et qu’il doit donc trouver des solutions pour intégrer la dimension pédagogique au cœur même de son système ludique –, il apparaît que tout jeu peut être destiné à un usage éducatif. Le jeu vidéo pourrait donc « nous apprendre » quelque chose. La fibre éducative doit, pour cela, être corrélée à l’action du joueur et donc à ses choix: non pas l’apprentissage pur et simple de données encyclopédiques, mais apprendre à interagir avec le monde, développer son esprit critique, exploiter les informations à disposition.
Un travail d’analyse, avec l’enseignant, s’avère donc nécessaire et primordial pour les élèves – comme c’est le cas, par ailleurs, lors d’une projection d’un film, ou de toute œuvre de création, dans le cadre d’un cours. C’est en interrogeant les choix effectués par un artiste/développeur/concepteur que l’on redonne vie à une matière scientifique, au lieu de la figer.
Le jeu vidéo, comme médium narratif, invite à un travail similaire. C’est par exemple le cas des titres qui proposent de jouer dans une période historique définie. Laurent Turcot – qui fut le conseiller historique pourAssassin’s Creed Unity(2014) – dit à ce sujet, dans l’émissionHistory’s Creed, qu’un jeu peut créer « un besoin de connaissance », et qu’il ne doit surtout pas se présenter comme une représentation définitive d’un passé historique. Il doit au contraire apparaître comme une simple version qu’il est possible de rejouer, et vers laquelle il faut faire un effort de curiosité.
- Mondes sociauxa aussi publié:
- Descoubet A., « Quand l’étude des jeux vidéos passe par leur défense…« ,Mondes Sociaux, septembre 2017
- Bril M., « Des jeux vidéos dans nos musées« ,Mondes Sociaux, novembre 2016
- Ceglie A. de, « Les jeux vidéos au prisme du genre« ,Mondes Sociaux, septembre 2015
- Soler J., « Addiction dans les jeux vidéo« ,Mondes Sociaux, avril 2013.