Carlo Ossola (professeur au Collège de France, titulaire de  la chaire Littératures modernes de l’Europe néolatine) interrogé par Florent Georgesco, journaliste au Monde des Livres. Carlo Ossela vient de publier un ouvrage aux éditions Les Belles Lettres, Les vertus communes.

 

Qu’est-ce que la Renaissance ?

Le mot Renaissance vient du XIXe siècle, un terme flou repris par l’historien suisse, Jacob Burckhardt en 1860 dans La civilisation de la Renaissance en Italie, où il parle de Bâle, grande ville de la Renaissance en  référence à la Florence des Médicis. Au cœur du XVe siècle, on parle d’humanisme. La Renaissance signifie la reprise de l’héritage littéraire classique légué par les Grecs et les Romains, mouvement qui s’affirme lors du concile de Florence. Aujourd’hui, on y associe les grandes cours royales, les châteaux, les artistes comme Léonard.

Quel est le rôle des cours des puissants ?

La Renaissance est liée à l’importance des cours, vecteurs de diffusion. Elle s’avère un phénomène urbain, car elle s’impose là où sont les puissants et les rois, à Rome, à Florence. Au Moyen-Age, Paris rayonne par son université, la Sorbonne. À la Renaissance, ce sont les chemins en réseaux qui font l’importance du lieu.

La Renaissance commence au milieu du XVe siècle et s’achève fin XVIe siècle

En référence à un poème de Baudelaire, on peut approcher les changements par l’opposition entre deux peintres : Raphaël exprime la plénitude de la beauté, le bonheur dans la quiétude du monde.  Léonard montre un miroir sombre et profond d’une réalité appelée à l’expérimentation (voir un fragment de dessin célèbre, Le déluge). Cette période ne connaît plus d’hérésies depuis la diète de Ratisbonne en 1534 où Érasme, apprécié des catholiques, est présent, car une coupure définitive s’opère dans l’unité des croyances européennes. Alors que des phénomènes comme le maniérisme, dessinent une ligne subtile qui unifie la création, l’Europe divisée religieusement devient une mosaïque de peuples qui se retrouve dans la diffusion des arts. Connu jusqu’à Venise, Dürer est un artiste majeur car ses gravures sont connues dans toute l’Europe.

 

Quelles sont les transformations apportées par la Renaissance ?

On peut envisager deux facteurs d’unification :

 -Le retour du latin des lettres, relancé par Érasme qui initie un genre tourné vers l’utopie dans L’éloge de la folie, adopté par Thomas More dans L’Utopie puis par Rabelais.

-L’importance de l’écriture des femmes. Hildegarde de Bingen ou Catherine de Sienne, auteures médiévales, ouvrent le chemin. Le sonnet, initié par Pétrarque comme forme poétique, est un genre nouveau adopté par des femmes comme Marguerite de Navarre. Le livre des courtisans, publié par Baldassare Castiglione, enseigne des règles de conduite, que les femmes s’approprient, prétexte à prendre en main les manières à la cour des princes. Ainsi, les nouvelles formes d’écriture, comme les poésies lyriques, donnent des modèles de comportements pour la société, comme les discours de Thérèse d’Avila.

Quel est l’aspect italien des choses ?

L’Italie est le point nodal de la Renaissance. Au milieu du XVe, se retrouvent dans les grands centres urbains, des mécènes et des artistes : les ducs d’Urbino collectionnent les incunables ornés d’enluminures. Les artistes italiens connus (Michel-Ange, Léonard, Raphaël, Bramante) partent ensuite dans toute l’Europe pour des commandes liées à des mariages arrangés comme celui de Louise de Savoie, mère de François 1er. Un axe centré sur l’ancienne Lotharingie carolingienne se dessine du nord hanséatique (Anvers, Rotterdam), passant par la Bourgogne (Beaune, Dijon) puis se dirigeant vers le sud à Milan puis Venise ou Rome. Ainsi, les routes de circulation des objets se sont déplacées par rapport à l’époque médiévale. À la Renaissance, s’opère une déviation de la route romaine traditionnelle passant par la Corse et Marseille. S’y associe la circulation des hommes et du numéraire avec le développement des banques à Sienne et à Florence. Démonstration de ce phénomène, l’usage du florin aux Pays-Bas, monnaie florentine à l’origine. La pluralité des cours dans une Europe fragmentée accentue les flux entre les cours en Bourgogne, dans le Bourbonnais, en Lorraine….

La Renaissance est-elle un miracle italien ?

Dans une lettre à son ambassadeur italien, Philippe II demande ce qui se passe à Venise. En effet, Titien retarde une commande passée par le roi. Les artistes travaillent pour ceux qui veulent montrer leur culture par la possession d’œuvres venant d’Italie. Constituer une culture commune rassure ceux qui ont toujours peur de la menace arabe ou turque. Érasme revendique l’union des chrétiens contre les infidèles. La reprise de la figure de Roland exalté par la chanson de geste ou du Roland furieux, poème de l’Arioste publié en 1516,  relève de ce contexte de peur. S’explique aussi ce genre nouveau qui convoque la folie ou l’utopie, un exorcisme des fantasmes et des peurs focalisés sur les infidèles.

Venise est-elle un foyer majeur ?

Érasme va chez un imprimeur vénitien, Manuce, pour apprendre le grec. Si on examine les actes de transactions commerciales du XIVe siècle, on voit déjà l’importance de ce contact ancien avec l’orient, point de passage de la route de Marco Polo. Les archives de Salonique ou Chypre sont tenues par des scribes vénitiens (souvent juifs). Le mythe d’une Venise enchantée s’élabore à partir de ce destin oriental. La description de la place Saint-Marc par Proust ou les écrits de Thomas Mann en sont l’illustration même.

Quelle résonance à donner au mot « leg » ? En amont ou en aval ?

De nos jours, on perçoit la Renaissance comme une rupture. La multiplicité de ses formes permet de percevoir des continuités. Le cas de Savonarole et sa prise de pouvoir à Florence sur les bases d’un retour à une pauvreté expiatrice montre une reprise des idéaux de Saint-François ou un  ascétisme proche de Fra Angelico. Si les hommes qui vivent au début de la Renaissance veulent mettre entre parenthèse le Moyen-Age, ils en sont pourtant les héritiers, comme le Moyen-Age infuse l’héritage antique (d’ailleurs, beaucoup de monuments antiques ne sont pas rasés. Ils subsistent dans les paysages médiévaux). Pour Carlo Ossela, la Renaissance est une continuité, pour preuve, il a retrouvé un exemplaire Des fondements de la grammaire grecque, ouvrage publié en 1529 par Guillaume Budé dans un monastère franciscain particulièrement isolé. Rabelais aurait-il pu avoir cet esprit critique s’il n’avait pas acquis des bases culturelles venant du monde médiéval?

La Renaissance est-elle toujours présente aujourd’hui ?

Jusqu’au milieu du XIXe, on se désintéresse de la Renaissance. Puis certains auteurs comme Stendhal provoquent un regain par des voyages en Italie. L’écrivain par ses choix a déterminé les étapes de circuits touristiques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui (Florence, Rome, Parme…) Il ne faut pas oublier la complexité de la Renaissance. Le mouvement déclenché par Savonarole à Florence est bien différent du vécu de certains papes à la cour pontificale. Alexandre VI a eu 12 fils…

Quel héritage la Renaissance a-t-elle laissé aujourd’hui ?

Elle reste une réalité européenne. L’Europe oublie aujourd’hui sa culture commune alors que ses témoins visibles sont les musées, les monuments présents dans tous les pays et qui exercent une grande force d’attraction. Les universités et leurs programmes de rapprochement comme Erasmus,  les infrastructures de transport (en 2h30, on va partout) unifient une Europe où naissent des régimes politiques dont le but est de contrôler les masses et non la promotion de l’individu. Dans son dernier livre, Carlo Ossela prêche pour l’acquisition « de vertus communes ». L’auteur a voulu concevoir un traité du comportement individuel qui puise ses sources dans des vertus exaltées par les écrivains comme la bonhommie, afin d’améliorer ce qu’on a coutume d’appeler le bien vivre ensemble.