Les migrations environnementales : un nouvel objet d’enseignement

Mme Bernadette Mérenne-Schoumaker

Bernadette Mérenne-Shoumaker nous a offert une conférence à la fois très intéressante scientifiquement, et très utile pour les professeurs du Secondaire. Un grand merci pour tous les documents qu’elle a bien voulu fournir pour compléter ce compte-rendu à destination des Clionautes.

 

Problématique générale : Madame Mérenne-Scoumaker a proposé cette question aux organisateurs du FIG car il y a une médiatisation croissante du rôle des facteurs environnementaux dans les migrations, mais on en parle encore peu dans le Secondaire. Ce thème est en effet peu abordé dans les cours de géographie qui traitent pourtant des mobilités humaines, mais le plus souvent à l’échelle transnationale ou internationale (en 4ème et en 2de). Or, beaucoup de migrants ne franchissent jamais la frontière.

Pourquoi ? Par manque de statistiques fiables ? A cause d’un corpus documentaire inadapté ? Ou alors en raison du peu d’intérêt pour ces questions ?

Bernadette Mérenne-Schoumaker propose donc une réflexion sur cette problématique ainsi que des pistes pour intégrer ces migrations dans l’enseignement.

Plan :

  1. Considérations générales et terminologiques
  2. Les migrations environnementales : traits majeurs
  3. Pourquoi les intégrer dans les cours de géographie?
  4. Quelques pistes pour l’enseignement

I) Considération générales et terminologiques

1) Courte histoire de la thématique

La première fois que l’on parle du concept de « réfugiés de l’environnement » est dans le rapport du PNUE de 1985, rédigé par Essam El Hinnawi . Les premiers travaux scientifiques sur ce concept datent des années 1990, avec dès le départ de fortes discussions sur les chiffres, sur l’identification des personnes appartenant à la catégorie puis sur le concept lui-même (P. Gonin et al., 2002)

Le concept de « migrations ou réfugiés climatiques » prend beaucoup d’importance avec la montée en puissance du concept de changement climatique.

En 2011, le rapport Foresight (commandité par le gouvernement britannique), sur les  migrations et les changements environnementaux. Il parle de la diversité des causes de ces migrations.

Depuis 2011, les publications scientifiques sur les migrations environnementales, les rapports d’organismes internationaux et les conférences sur le thème se multiplient. Aujourd’hui, ce sujet est très fréquent dans le monde scientifique.

Organismes internationaux en lien avec la thématique :

  • L’IDMC Internal Displacement Monitoring Centre) : c’est la principale source de données et d’analyse des déplacements liés à des phénomènes géophysiques ou climatiques. Il a été créé en 1998 au sein du Conseil norvégien pour les réfugiés (CNR); IDMC. L’IDMC est très actif dans la production scientifique, il produit des statistiques.
  • L’IOM (OIM en français) (Organisation internationale pour les migrations) : c’est une agence intergouvernementale, créée en 1951, basée à Genève, liée à l’ONU depuis 2016 (sur les migrations en général)
  • La Banque Mondiale a créé un Groupe du changement climatique avec notamment des prévisions pour 2050 dans trois régions du Monde : l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud et l’Amérique latine, établies en 2018
  • En plus, des ONG travaillent sur la question.

2) Migrations climatiques ou environnementales ?

Les migrations climatiques ne sont qu’une partie des migrations environnementales.

3) Mise au point terminologique

Un réfugié est une personne qui a un statut officiel, institué par la Convention de Genève de 1951. Il doit être l’objet de persécutions dans son pays d’origine et vouloir le quitter. Il peut prétendre à une protection internationale (à la différence des migrants « économiques » dont l’accueil est du ressort des Etats).

Un migrant est une personne qui se déplace, qui décide de le faire, qui a une certaine liberté dans la prise de décision du départ, de la durée et de la destination de la migration.

Donc l’expression « réfugié climatique » est un abus de langage. Celle de « migrant climatique » n’est pas mieux, elle occulte les migrations forcées, le migrant aurait le choix.

L’idéal serait de dire « déplacés environnementaux ». Cependant, le terme le plus fréquemment utilisé est celui de « migrants environnementaux ».

4) Définition la plus souvent adoptée, celle de l’OIM (2011)

C’est une définition très large des « migrants environnementaux » : « On appelle migrants environnementaux les personnes ou groupes de personnes qui, essentiellement pour des raisons liées à un changement environnemental soudain ou progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraintes de quitter leur foyer habituel ou le quittent de leur propre initiative, temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent »

5) Un thème de débat et de controverses

  • Des discours alarmistes dans les années 1990, puis sceptiques en 1997-1998. Dans les années 2010, suite à des recherches empiriques, on considère les migrations comme une stratégie d’adaptation suite à des changements. C’est le point de vue adopté par le monde politique et international.
  • Cependant, il y a toujours des divergences entre ceux qui se focalisent sur le désastre humanitaire et ceux qui considèrent que le réel problème des migrations, que leur réelle cause est politique ou économique.

6) Droit et migrations

  • Deux obstacles principaux à la reconnaissance d’un statut juridique

Ces migrations ont des formes très diverses : forcées ou volontaires, temporaires ou permanentes, domestiques ou internationales …. Mais elles ont en commun le fait que l’environnement est un facteur majeur du déplacement. En plus, le contexte actuel est peu favorable à accorder un statut qui permette au déplacé d’être accueilli.

  • 3 initiatives qui essayent de faire prendre conscience de la spécificité de ce déplacement, et du besoin de protection des migrants :

Lors des COP depuis 2009 (Copenhague). La COP 24 en 2018 à Katowice en Pologne en particulier.

L’initiative Nansen : la Norvège et la Suisse ont lancé en 2012 un processus intergouvernemental.

Le Pacte mondial sur les migrations de l’ONU adapté par 152 pays à Marrakech en 2018.

Ces textes sont cependant non contraignants. Il n’y a pas d’obligation politique. Mais ces textes montrent que des solutions politiques émergent progressivement.

II) Les migrations environnementales : traits majeurs

1) Des déplacements qui ont toujours existé dans l’histoire

Deux raisons principales expliquent ces déplacements : la recherche d’un climat et de sols plus favorables (par exemple il y a 45 000 ans, migrations de la Mésopotamie vers l’Europe) ; des catastrophes importantes, telles que le tremblement de Terre de Lisbonne de 1755 ou la Grande famine irlandaise de 1845-1852 (2 millions de personnes ont quitté le pays).

Cela entraîne parfois des changements démographiques majeurs. Par exemple, l’abandon des villes mayas à cause de la sécheresse dans le Yucatan vers 800-900, et la disparition des Vikings éleveurs au Groenland, victimes du Petit Age glaciaire vers 1400-1500.

2) Combien sont-ils ? Des estimations difficiles

Il n’y a pas de données exhaustives, car les migrations sont toujours multifactorielles, et pour certaines régions on n’a pas accès aux informations, et parfois la migration ne dure que quelques mois ou se déroule sans  traverser de frontières.

Les seuls informations mondiales nous proviennent de l’IDMC : depuis 2008, l’IDMC recense les populations évacuées lors des grandes catastrophes (mais pas les petites, ni les déplacements liés à la sécheresse ou aux phénomènes de lente dégradation de l’environnement). L’IDMC prend en compte les catastrophes géophysique (tremblements de terre, éruptions volcaniques) et climatiques. Le nombre de personnes déplacées au sein d’1 pays est donné, mais ils ne disent ni leur destination, ni le chemin emprunté, ni la durée du déplacement.

Le phénomène est donc sous estimé, et les chiffres sont parfois fantaisistes.

3) Catastrophes et déplacements internes

Les déplacés environnementaux sont deux fois plus nombreux que les personnes déplacées à cause des conflits (Depuis 2008, plus de 265 millions en moyenne, soit près de 25 millions).

Déplacements par types de causes entre 2008 et 2018 en % :

Les phénomènes climatiques représentent plus de 87% du total.

 

 

Le nombre d’événement a augmenté, mais pas le nombre de personnes concernées. On constate qu’il y a des fluctuations d’une année à l’autre. La distribution régionale montre que l’Asie du Sud et le Pacifique sont les plus touchés.

L’Atlas mondial de 2018 de science po en ligne, c’est une très bonne ressource pour les enseignants

Selon le planisphère la Chine est le pays le plus touché.

 

Le Graphique de l’Atlas mondial montre de fortes variations annuelles.

4) Diversité des situations 

Dans les échelles temporelles et spatiales. Le processus peut être progressif ou soudain ; local, national ou global ; les réponses migratoires sont souvent temporaires ou saisonnières (mousson en Asie), annuelles ou permanentes ; les réponses dans l’espace peuvent être au niveau local, du rural au rural, du rural à l’urbain, de l’urbain au rural ou à l’international.

L’échelle temps varie beaucoup plus que l’échelle espace, car les migrations sont essentiellement internes et souvent à courte distance. Cela peut être très court ou long. Au niveau spatial, les migrations se font souvent à courte distance. Car pour migrer à longue distance, il faut avoir des moyens. Et le plus souvent, on préfère rester dans un environnement connu.

Au-delà de la durée, le niveau de préparation et de coercition sont à prendre en compte :

La diversité du niveau de préparation : de l’évacuation brutale à la migration planifiée

La diversité du niveau de coercition : forcée, libre, intermédiaire : souvent en lien avec l’importance de la dégradation. Cependant, la migration n’est jamais totalement forcée ni totalement volontaire.

5) Un phénomène multifactoriel

Source : Adapté du Rapport Foresight, 2011, p.9 (B. Alex & F. Gemenne, 2016, p.35)

Il y a des différenciations : savoir que l’ailleurs est différent permet de migrer. Il y a des facteurs environnementaux, politique, sociaux, démographique, économiques. Le facteur environnemental impacte les autres facteurs. Les facteurs sont macro, meso et micro (au niveau de la personne). Avec ces facteurs, la décision est prise : rester ou partir. Pour comprendre la migration, il faut voir de nombreux facteurs.

Le changement environnemental agit rarement seul. Souvent, il vient s’ajouter à d’autres. De plus, l’existence de facteurs de migrations ne conduit pas forcément à la migration.

Il y a des liens étroits avec le niveau socio-économique des populations.

La capacité à se déplacer augmente avec le revenu, la vulnérabilité est plus fortes chez les populations avec peu de moyens. Des populations sont prises au piège.

6) Des prévisions difficiles

Le concept même de déplacé est compliqué. Les estimations des futures dégradations ou catastrophes sont difficiles, tout comme celles de la croissance démographique.

Il ne faut pas être dans une perspective déterministe et tenir compte des contextes politiques, économiques et démographiques.

De plus nous trouvons des chiffres fantaisistes ou exagérés dans la presse pour manipuler la population ou attirer l’attention sur la nécessité de politiques de renforcement de frontières ou de financements de l’adaptation.

On estime des valeurs entre 150 et 300 millions pour 2050.

La projection de la Banque mondiale de 2018 prévoit 3 scénario, 1 pessimiste, 1 inclusif, un optimiste. Les chiffres varient beaucoup.

Il faut encore développer les recherches empiriques sur la vulnérabilité des populations : étudier des zones déjà touchées pour comprendre.

III) Pourquoi intégrer ces déplacements dans les cours de géographie ?

1) Intérêts généraux du thème « migration »dans les cours de géographie

La géographie fabrique des citoyens. Les migrations sont une question civique fondamentale qui véhicule de nombreux préjugés.

Il y a un fort ancrage spatial dans les migrations. Ce sont des flux qui s’inscrivent dans des espaces, avec un point de départ, un trajet, un point d’arrivée. De plus, les migrations impactent les territoires. Cette question est donc au cœur de la géographie, c’est une question fondamentale : pourquoi là et pas ailleurs. Le raisonnement multiscalaire est fondamental en géographie : les migrations y obligent.

2) Intérêts particuliers du thème « migration environnementale »

La migration environnementale est encore plus géographique que les autres migrations : elle prend en compte toutes les composantes d’un espace : ses composantes physiques, humaines, et les impacts de l’homme sur l’environnement.

Beaucoup de facteurs de migrations environnementales ont toujours été étudiés par géographie. Les aléas géophysiques (tremblements de terre, tsunamis, …), les aléas climatiques (inondations, feux de forêt naturels, …), les autres effets des changements climatiques (élévation du niveau des océans, désertification, …) et les facteurs humains (accidents industriels, …).

IV) Quelques pistes pour l’enseignement

1) Entrées dans la matière

Un cours spécifique est possible dans le cadre des migrations en 4ème et en 2de. Le problème et que ces migrations franchissent peu les frontières.

Ou dans la thématique des aléas et des risques (3e, 2de).

Ou nourrir les hommes (4e en Belgique)

Urbanisation des espaces à risque, littoralisation, mondialisation des flux,

Etude de pays ou de régions (Afrique australe en 2de, Chine en 1ère)

Avec dans chaque cas, toujours la nécessité de critiquer les sources et de discuter les idées reçues. Des études globales (carte) et des études de cas.

Des cas sont bien documentés, y compris en ligne : le Tsunami en Thaïlande de 2004, l’ouragan Katerina en Louisiane en 2005, le séisme et le tsunami dans la région de Fukushima 2011.

Des processus récurrents : l’Atoll de Tuvalu et les îles du Pacifique sont menacés par la montée des eaux (mais attention aux récits fantasmés) ; le village de Newtok à la pointe de l’Alaska, bâti sur un pergélisol dont la fonte s’accélère, les îles du golfe du Bengale englouties en 2019 à cause de la fonte des glaciers de l’Himalaya …

 

En Afrique, les chiffres sont sous-estimés (sécheresse en Ethiopie, en Somalie et au Nigeria).

2) Entrées outils 

– cartes

– images

– vidéos (certaines avec des études de cas : témoignage, vécu des populations).

Le problème est que l’on dispose de peu de cartes locales.

La carte de Alain NOJON de 2012 ne convient pas pour des élèves trop jeunes car elle trop complexe, mais elle identifie les zones les plus touchées (fonte des glaces, hausse du niveau de la mer, zone de cyclones intertropicaux, désertification et sécheresse, grandes côtes avec grandes agglomérations : hausse niveau de la mer)

Atlas mondial : montée des océans 2018.

Vidéos : on trouve beaucoup de petites vidéos courtes sur Internet, utiles pédagogiquement. (par exemple l’étude de cas de Banque mondiale ci-dessous, en anglais)

Photos : il faut se poser la question : dans quelle mesure c’est une photo de composition pour frapper l’esprit ?

Dessins

Avec des jeunes, c’est une bonne façon d’entrer dans un sujet et de leurs permettre de discuter

3) Entrées méthodes 

Dossiers documentaires : proposés par le professeur, ou composés par les élèves (recherches sur le numérique)

Edubase : des expériences intéressantes. (Jeux)

Quelques idées reçues : travailler par des débats. (France culture 14/12/2018)

Conclusions

Les déplacements environnementaux sont un phénomène complexe parfois difficile à distinguer des autres migrations. Mais de plus en plus de rapports sont réalisés, avec des informations pas toujours convergentes. Il y a bien une réalité multiple sur le terrain, ce qui permet de montrer aux élèves qu’il n’y a pas qu’une vérité, qu’une réalité. Cela est utile pour l’esprit critique. C’est une réalité cependant !

Tout n’est pas négatif : des déplacés permettent au zones de départ de ne pas être surpeuplées, et pour les zones d’arrivée, les migrants peuvent apporter du positif.

La question des déplacés environnementaux est une question de plus en plus prégnante dans l’actualité et dans le futur avec les changements climatiques, on ne peut donc pas l’évacuer.

Questions du public:

  • Remarque concernant la notion de réfugié, migrant, … depuis quelques années, la Nouvelle Zélande réfléchit à un statut de « réfugié climatique ».
  • Le Réchauffement climatique ne va-t-il pas remettre en cause le côté temporaire ?

Oui si c’est récurrent, ou dans le cas de la montée des eaux par exemple. Une sécheresse qui dure un an, non, mais si elle se reproduit 5 ans de suite, la migration devient permanente et plus temporaire.

  • La dernière carte du GIAC n’est pas facile à lire, et on risque d’effrayer les élèves ? (par exemple la Camargue disparaît)

La Belgique flamande disparaît elle aussi ! Oui, cela est anxiogène pour les élèves.

Il serait bon de lire le dernier livre de Sylvie Brunel : elle croit profondément à la capacité humaine à réagir, à l’innovation technologique : on a les moyens, si on a la volonté on peut réussir.

Pour des jeunes de 14 ans, on peut se demander quel avenir ! En plus de tous les autres problèmes du monde. Mais il y a la résilience, la capacité de la population à savoir faire face à des choses terribles. Il est utile de raconter aux élèves des histoires humaines, des témoignages qui peuvent montrer une autre vision.

  • Problème de gouvernance : on n’arrive pas à mettre les gouvernants d’accord

C’est vrai, même entre Européens !