Gilles FUMEY, géographe, professeur à la Sorbonne, projette au public, avant de débuter son propos, un court-métrage de Jorge Furtado intitulé L’île aux fleurs (1989).
En guise d’introduction, Gilles Fumey recommande deux livres :
- Knut Hamsun, La Faim, Livre de Poche. Ce petit livre donne une idée de la faim subie.
- Olivier Assouly, L’Organisation criminelle de la faim, Pocket. Ce livre d’un philosophe traite de la fabrique de la faim par les firmes multinationales de l’agroalimentaire, produisant des aliments qui procurent une sensation de faim. L’auteur en montre les mécanismes. Ce qui permet d’accroître les profits de ces entreprises. Ce livre débute par un chapitre qui raconte comment le système concentrationnaire nazi fabrique la faim.
Souveraineté et sécurité alimentaires, malbouffe
La pandémie a eu pour effet d’augmenter de manière significative les prix des produits alimentaires, notamment les légumes (30 à 40 %). 50 % des légumes en France sont importés, ce qui soulève la question de la souveraineté alimentaire. L’enjeu de la sécurité politique est lié à la sécurité alimentaire pour les citoyens. Gilles Fumey rappelle que la plupart des révolutions en France a eu lieu au début de l’été, au moment de la soudure.
En France, cette insécurité alimentaire s’exprime par les 8 millions de personnes qui vont à l’aide alimentaire. 30 % sont des enfants, et 50 % des femmes. Ils ont accès à une alimentation industrielle dont ils ne maîtrisent pas le prix et encore moins la qualité.
Autre indicateur significatif : un Français sur cinq se prive d’un repas par jour.
La malbouffe (mot apparu en 1973) renvoie à l’accès à la qualité alimentaire. 14 % de Français sont obèses.
On constate une augmentation importante du nombre de diabétiques : 46 % depuis 2000 (3 millions de malades qui coûtent 8 milliards d’euros à la Sécurité sociale).
Le Sri Lanka a une espérance de vie équivalente, à un an près, aux États-Unis (75 – 76 ans). Dans ce pays pauvres, les femmes qui récoltent le thé vert gagnent 3 euros par jour. Pour autant on observe pas de cas d’Alzheimer ou Parkinson dans ce pays.
En Inde, les individus sont très mal nourris. La très grande majorité des femmes de plus de 50 ans est en surpoids.
Pourquoi ce gâchi ?
Un sommet des systèmes alimentaires, organisé par l’ONU, s’est tenu en 2021. Il a mobilisé des États et des entreprises, afin d’essayer de penser l’alimentation autrement (et pas de manière criminelle).
Les États achètent de plus en plus, ce qui entraîne des problèmes logistiques et fait augmenter les prix.
La Chine dispose d’une année de réserve de farine, mais en achète quand même. L’Algérie et la Turquie ont une année de stock de blé pour faire du pain, mais en achète encore. Le Vietnam interdit l’exportation de riz. La Serbie interdit l’exportation d’huiles végétales. Ces données font dire à la FAO qu’on peut redouter le stockage illégal et le marché noir, par crainte de pénurie et de mouvement de panique.
Le système agroalimentaire industriel d’aujourd’hui est contrôlé par moins d’une dizaine d’entreprises (70 à 80 % de la production et de la consommation). Les entreprises tentent de créer un consensus autour de nouvelles solutions comme les modifications du vivant (OGM, viande de culture).
Les adolescents arrivent à la viande par le burger, avant de s’en détacher parfois. Gilles Fumey précise que la moitié de ses étudiants en Master alimentation sont végétariens (et 10 % vegans).
Ces entreprises vantent cette viande de culture auprès des agriculteurs. On assiste à la numérisation de l’agriculture avec l’utilisation de drones pulvérisateurs.
L’emprise de ces multinationales pour construire une agriculture intelligente se fait de plus en plus prégnante. 85 % des Européens sont désormais dépendants des industries agro-alimentaires. L’objectif de ces entreprises est d’orienter l’agriculture africaine vers des solutions technologiques.
Cette vision de l’alimentation annonce une rupture anthropologique.
Peu à peu, on se tourne vers des produits alimentaires qui ne viennent pas de la terre. De la viande sans animaux.
Josué de Castro (1908-1973), médecin et biologiste brésilien, devenu géographe, est un savant d’un pays du Tiers-monde. Ces travaux sur la faim lui ont permis d’avoir la présidence de la FAO.
Dans Géopolitique de la faim (1946) et Géographie de la faim (1949), de Castro explique que la faim a été fabriquée par le mode de production (la rareté ou l’abondance), par le système d’approvisionnement, et pour des raisons culturelles (caractère socio-politique de la faim).
La qualité des aliments est définie par des normes, par des régulations (l’auteur explique le rôle criminel, selon lui, de l’OMC), par la définition des usages (par exemple des produits alimentaires sont utilisés comme source d’énergie, comme les biocarburants). Il montre le rôle néfaste des monocultures, qui aboutit à la transformation des champs en désert pédologique et surtout la transformation de la nourriture en produit de commodité (le soja, l’huile palme, la tomate). Dans son livre, Géopolitique de la faim, il parle de la faim cachée, et de la faim absolue. Le Brésil est une ferme mondiale, mais dont la moitié de la population est exposée à la faim et à la malnutrition. Pour Josué de Castro, cette idée de faim absolue, dans un pays qui nourrit les autres pays, renvoie à la question des droits humains.
L’Éthiopie, qui subit fréquemment des ruptures alimentaires, fait l’objet d’achat de terres par des sociétés canadiennes. Le pouvoir corrompu de ce pays a permis cela. Mais Madagascar a résisté à l’achat de terres par les Chinois.
Olivier de Schutter essaye de mettre en place un droit de l’alimentation, afin que les terres soient garanties pour les pays qui en ont besoin. Le juriste François Collart-Dutilleul, professeur émérite de droit à Nantes, a formulé le premier le concept de « La démocratie alimentaire », qui doit s’exercer dans nos instances régionales. Il s’agit de relocaliser les productions qui seront servies aux populations locales.
C’est la possibilité du « locavorisme » (dont l’origine vient des femmes japonaises en 1959-1960), un système d’approvisionnements locaux (AMAP).
Cette révolution du local prend appui sur l’idée qu’il faut se nourrir correctement. Elle est rendue possible car on souhaite se nourrir sans carences. Les besoins humains sont de 200 kg équivalent céréales par habitant et par an, alors qu’aujourd’hui dans le monde on en produit 330. Cet excédent de 130 kg équivalent céréales est gaspillé. Il faut arrêter de penser qu’il faut produire plus. Il faut plutôt revoir la distribution. Dans les pays africains, on désorganise les productions.
Quelle solution (envisagée par le FAO) ?
Les plans alimentaires territoriaux mis en place par des villes choisissent l’agro-écologie paysanne. Les fermes familiales et les pêcheurs artisanaux produisent à l’échelle du monde entier 70 % de la nourriture consommée. Pourtant ils n’utilisent que 20 % des ressources productives.
La polyculture et l’élevage traditionnel ont montré une plus grande efficacité énergétique que les monocultures et les élevages industrielles qui aboutissent à l’épuisement des sols (consommation de pesticides, d’engrais chimiques, dégradation de la biodiversité).
A quoi bon un ministère de l’agriculture, qui repose sur un modèle productiviste et mercantile ?
Une prise de conscience de l’opinion et des responsables se développe. Les fermes-usines doivent être remplacées par des fermes pour la culture vivrière. Une réforme agraire est nécessaire, pour encourager l’installation de jeunes agriculteurs (afin de remplacer les ¾ des agriculteurs âgés dans les 15 ans à venir).
L’idée serait d’instaurer des prix garantis aux paysans, afin d’éviter que les grandes surfaces se fassent 40 % de marges sur des produits, comme les pâtes.
A Paris, une association a été créée pour nourrir des étudiants en médecine ! A Mouans-Sartoux au Nord de Cannes, la cantine scolaire propose du 100 % bio depuis 15 ans. On doit donc aller vers une vraie planification écologique. Des interdictions sur le sucre pourraient voir le jour. Il faut faire attention à nos modes de productions et anticiper.
900 millions d’individus sont exposés à la faim et un milliard de personnes à une mort précoce. Une pomme mangée sur deux vient de Chine. La révolution du local serait une solution. Problème moral : pendant qu’on mange, on regarde des gens qui ont faim.
Eric Joly et Christine Valdois, pour les Clionautes