Thomas Merle, professeur agrégé de géographie et d’histoire à l’Université de Reims (laboratoire Habiter), prépare une thèse sur les États non reconnus de l’ex URSS. Il présente ici une conférence liée à la fois à son intérêt pour les micro-territoires et leur degré d’autonomie et à la région invitée de cette 30e édition du FIG, les Antilles.
En introduction…
L’intervenant rappelle tout d’abord que les Antilles constituent l’une des régions les plus morcelées du globe sur un plan physique, de ce morcellement physique découlant un morcellement politique. S’il ne faut en effet pas faire de déterminisme puisque certains États regroupent plusieurs îles (comme l’Indonésie) et puisque certaines îles sont partagées en deux (comme Hispaniola avec Haïti et la république dominicaine), le morcellement insulaire favorise la structuration d’entités politiques indépendantes ou coloniales distinctes sur les différentes îles. Les Antilles ne sont pas totalement indépendantes ; les Occidentaux y contrôlent de nombreux outre-mers.
En quoi les outre-mers caribéens occidentaux sont-ils régis, entre dynamiques centrifuges (c’est-à-dire d’éloignement de leur métropole) et centripètes (rapprochement de leur métropole), selon un gradient de statuts issu des traditions colonisatrices et administratives de leurs propriétaires ?
1. La genèse d’un outre-mer occidental : de la colonisation aux indépendances partielles
Thomas Merle commence par une géohistoire des Antilles afin d’expliquer la situation actuelle des outre-mers caribéens. Les Antilles constituent tout d’abord des colonies occidentales parmi les plus anciennes, mises en place à l’époque de la première colonisation des XVIe-XVIIIe siècles. L’Espagne est en pointe et se partage le monde avec les Portugais, sous l’égide du pape ibérique Alexandre VI Borgia; le traité de Tordesillas attribue les territoires de l’ouest aux Espagnols et ceux de l’est aux Portugais. Il est complété par le Traité de Saragosse de 1529, qui prend acte de la rotondité de la Terre prouvée par la circumnavigation de Magellan et El Cano en 1519-1521. Les Espagnols s’emparent des grosses îles comme Cuba et Porto Rico. Mais très vite, la concurrence se développe, en particulier de la part des Britanniques et des Français. Ces derniers arrivent dès 1524 sur l’île de Saint-Martin puis descendent vers le sud (Martinique, Dominique, Guadeloupe en 1635). Ils sont suivis par les Britanniques dans les années 1672 et même les Danois qui colonisent les îles vierges danoises en 1672. Pour plus de précisions, il est possible de se reporter au café géo donné par l’intervenant pour la 29e édition du FIG sur les outre-mers scandinaves.
Les rivalités coloniales sont fortes et aboutissent entre le milieu du XVIIIe siècle et 1917 à des changements de colonisateurs. En réalité, le ton est donné dès le XVIIe siècle par les Néerlandais, colonisateurs secondaires (c’est-à-dire qu’ils récupèrent de colonies d’autres puissances) qui créent la Compagnie des Indes Occidentales, sur le modèle de leur célèbre Compagnie des Indes Orientales, la VOC. Les Néerlandais s’emparent de quelques petites îles espagnoles; mais c’est le XVIIIe siècle qui voit l’apogée de ce vaste mouvement d’échanges de colonies. Le plus grosses îles, mieux défendues et plus stratégiques, changent peu de propriétaires. Mais les petites îles sont régulièrement conquises car peu défendues; une flotte importante et une armée conséquente peuvent s’en emparer facilement. Les occupations peuvent être éphémères (Montserrat en en 1782-1783 occupée par les Français) ou définitives (cessions de la France aux Britanniques en 1713, 1763 et 1783). Certaines acquisitions se font par des ventes : la France vend l’île de Sainte-Croix en 1733 aux Danois et Louis XVI échange un droit d’entrepôt à Göteborg en Suède contre Saint-Barthélemy, qui en a conservé le nom de sa capitale actuelle, Gustavia, d’après le nom du souverain scandinave. L’île est restituée en 1878. Mais ce sont surtout les États-Unis qui s’affirment comme les grands colonisateurs secondaires de la fin du XIXe siècle. Leur opinion publique se prend de pitié pour les Cubains, poussant le gouvernement à intervenir contre les Espagnols; en 1898, l’explosion mystérieuse du navire états-unien USS Maine à Cuba déclenche l’entrée en guerre, avec le refus de l’Espagne de décoloniser l’île. L’armée espagnole est trop affaiblie. Les États-Unis récupèrent les Philippines (qu’ils décolonisent en 1946), Cuba (dont ils accompagnent l’indépendance jusqu’en 1898) et Porto Rico qu’ils conservent jusqu’à nos jours. En 1917, ils achètent les îles vierges danoises, depuis lors connues comme les îles vierges américaines.
Les indépendances dans la région n’ont été que partielles et ont débouché sur la situation actuelle. Elles ont principalement eu lieu entre 1898 et 1983, l’exception étant Haïti décolonisée en 1804 par une révolte à la fois anti-esclavagiste et anticoloniale réussie, sous la houlette de Toussaint Louverture. La décolonisation ne commence réellement que très tardivement, au début des années 1960 pour les îles les plus petites; Globalement, la date de décolonisation est inversement proportionnelle à la taille de l’île; la Jamaïque, britannique et relevant des Grandes Antilles, ouvre le bal en 1962, avec Trinidad-et-Tobago la même année. Le processus se poursuit jusqu’en 1983 avec la dernière indépendance en date, celle de Saint-Kitts-et-Niévès. Mais les Britanniques conservent des territoires sur place et les trois autres colonisateurs occidentaux conservent leurs possessions. D’où la situation actuelle avec derrière les micro-États une multitude de territoires qui restent dépendants, sous influence occidentale.
2. Une autonomie à la carte particulièrement forte et croissante ?
Il existe tout un gradient de statuts, allant d’une intégration assez forte, à une quasi-indépendance. Le statut peut s’appréhender à différentes échelles : vis-à-vis de la métropole évidemment mais aussi (le cas échéant) vis-à-vis de l’UE et à l’échelle mondiale. La liste des « territoires non autonomes » de l’ONU comprend ainsi 17 territoires, dont une petite moitié se situe dans les Antilles, en comprenant les îles vierges américaines et plusieurs territoires britanniques. À l’échelle mondiale, les Britanniques en particulier, et les Occidentaux membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU sont surreprésentés. Les territoires conservés sont administrés de manière distincte.
- Dans le cas des États-Unis, il existe 4 statuts principaux pour l’outre-mer, auxquels s’ajoute le statut de droit commun (Hawaï, géographiquement outre-mer, est administrativement un des 50 États de l’Union) et celui des anciens territoires formellement décolonisés (comme les île Palos) et qui permettent aux États-Unis d’avoir plus de voix à l’ONU. Les territoires outre-mer des États sont incorporés ou non (si oui, ils sont inaliénables) et organisés ou non (si oui, le Congrès a décidé du mode de gouvernement local). Porto Rico comme les îles vierges américaines sont tous deux dans un statut intermédiaire : ils sont organisés mais non incorporés et pourraient donc en théorie accéder à l’indépendance ou être cédés à des États tiers. Les habitants de Porto Rico sont citoyens des États-Unis mais ne votent pas pour le président (tout en votant aux primaires républicaine et démocrate…).
- Six îles relèvent des Antilles néerlandaises. Jusqu’en 1986, elles constituaient une fédération qui était un des pays constitutifs de l’État des Pays-Bas, avec les Pays-Bas européens. Aruba s’en est détachée à cette date pour devenir elle-même un pays constitutif mais les autres îles ont conservé leur statut jusqu’en 2010. Elles sont hors UE mais associées, à travers le statut de Pays et Territoires d’Outre-Mer. Elles ne sont ni dans Schengen ni dans la zone euro mais leurs habitants sont citoyens européens et votent pour le parlement européen.
- Les Antilles britanniques sont composées de plusieurs territoires. En réalité, elles ne relèvent pas du Royaume-Uni mais sont des possessions de la couronne. Les 5 territoires (Anguilla, Montserrat, les îles Caïmans, les île Turques-et-Caïques et les îles vierges britanniques) sont elles aussi hors UE et constituent des PTOM. Comme leur métropole, elles sont hors Schengen et hors zone euro; leurs habitants sont ressortissants européens mais ne votent pas au parlement. Les îles utilisent différentes monnaies : dollar états-unien pour les îles Turques-et-Caïques, dollar de la Caraïbe orientale pour Anguilla et Montserrat (monnaie des micro-États voisins) indexé sur le dollar états-unien, dollar des îles Caïmans pour les îles éponymes.
- Les îles françaises sont celles dont le statut est le plus hétérogène. Certaines sont en effet très intégrées, en raison de la tradition centralisatrice et du mode d’administration coloniale direct de la France. Martinique et Guadeloupe sont ainsi dans l’UE et constituent des DROM (Départements et régions d’Outre-Mer). Elles sont hors Schengen mais dans la zone euro; leurs habitants votent au Parlement européen et sont citoyens européens. Vis-à-vis de l’UE, ce sont des Régions Ultra-Périphériques. La partie française de Saint-Martin, détachée en 2007 de la Guadeloupe, a le même statut. En revanche, Saint-Barthélemy, autre Collectivité d’outre-Mer, est hors UE depuis 2011 ; c’est un PTOM.
Les statuts sont donc « à la carte » et évoluent avec des dynamiques centrifuges et centripètes. L’intervenant propose, à la suite des travaux de Jean-Christophe Gay, de classer les territoires sur un axe suivant leur statut et leur dynamique, avec un gradient d’intégration. Martinique et Guadeloupe cherchent à s’intégrer à la métropole sur un plan socio-économique tout en militant pour un autonomisme culturel, plus que pour une vraie indépendance. 3 îles des Antilles néerlandaises se sont rapprochées en 2010 de Pays-Bas ne devenant des municipalités hors province tandis que Curaçao a décidé de devenir pays constitutif des Pays-Bas, souhaitant plus d’autonomie. Le statu quo voulu par les États-Unis séquelles Porto Rico qui se rêve pourtant en 51e État des États-Unis, d’autant plus avec la crise économique. Aux îles Vierges aussi, aucune évolution n’a eu lieu depuis 1993. Les îles Caïmans et les îles vierges britanniques ne bougent pas. Aruba avait voté son indépendance en 1977 et négocié pour 1996 son indépendance mais en 1994 le gouvernement local y a renoncé, montrant que les dynamiques peuvent s’inverser. Montserrat a connu aussi une phase indépendantiste entre 1978 et 1991, largement disparue depuis l’éruption volcanique de 1997 qui a détruit la capitale et la moitié de l’île, toujours inhabitable. Quant aux îles Turques-et-Caïques, elles illustrent le fait que la dynamique centrifuge ne signifie pas nécessairement volonté d’indépendance : depuis 1917, il existe des velléités de rattachement au Canada, ancienne colonie britannique ; mais le gouvernement canadien a refusé en 2014, en dépit du soutien de députés et de la Nouvelle-Écosse… À Anguilla, un nouveau statut est en cours de définition depuis 2006. Saint-Martin et Saint-Barthélemy ont connu une dynamique centrifuge en jouant sur leur statut de « dépendances » d’un outre-mer : les île et archipels secondaires d’un DROM ou d’un COM peuvent constituer un COM en négociant directement leur statut avec le gouvernement français, ce qui constitue un statut d’autonomie accru.
En conclusion…
Thomas Merle souligne que chaque État a sa culture, ce qui influe sur la gestion de son outre-mer caribéen. La France par exemple est très centralisée et s’accommode mal du « give and keep » britannique (consistant à donner l’indépendance formelle amis en conservant des liens au sein du Commonwealth) ou du compromis scandinave (cf Groenland pour le Danemark). Mais les outre-mers antillais sont un laboratoire d’innovation administrative pour la décentralisation. Les Caraïbes se singularisent en tout cas par le maintien des Occidentaux (par opposition à l’Asie et à l’Afrique ou l’Amérique du Sud) ; à court terme, il est peu probable que de nouveaux États apparaissent dans les Antilles. Les derniers États créés par décolonisation l’ont été dans les années 1990 (îles Marshall en 1990 et Palaos en 1994, qui ont quitté le giron états-unien). La statogenèse, c’est-à-dire le processus de création d’États, s’est considérablement ralentie.