C’est un grand moment d’émotion que l’on ressent, surtout si l’on est soi même photographe, lorsque l’on parcourt les cimaises de cette exposition en tous points remarquable.
Les circonstances particulières des prises de vue d’André Zucca sont évidemment discutables. Ce correspondant de guerre, présent en Carélie lors de la guerre russo-finlandaise de 1940 pour le compte de Paris Match, l’Illustration et France Soir a été réquisitionné par les autorités allemandes pour réaliser des clichés destinés à illustrer le magazine Signal Ces images étonnantes, exposées à la Bibliothèque nationale de la Ville de Paris jusqu’au 1er juillet, sont les seules photos couleurs prises par un Français à cette période. Correspondant français du magazine allemand Signal, il reçoit en dotation de rarissimes pellicules couleurs diapo de chez Agfa pour mener à bien sa mission. Signal est un bimensuel largement illustré, copié sur le magazine américain Life, qui est édité dans plusieurs langues européennes et qui présente les forces d’occupation sous leur meilleur jour.
André Zucca a été comme bien d’autres inquiété à la libération mais sans que cela n’ait eu vraiment de conséquences.
Toutefois, cela n’enlève rien à un immense talent et à une technique de prise de vue éblouissante. Il utilise deux boîtiers, l’un pour le noir et blanc, un Rolleiflex 6/6 toujours une référence et pour la couleur, un 24/36 Leica. Des objectifs remarquables pour leur ouverture équipaient ce boîtier absolument inusable. La pellicule était du 16 Asa, ce qui laisse rêveur lorsque l’on sait que les photoreporters actuels auraient tendance à utiliser des 400 très facilement. Il est vrai que le grain avec le numérique s’appelle désormais le bruit et que bien des techniques à partir de Photoshop permettent de faire des corrections. La technique de André Zucca capable de shooter des scènes de rues sans quasiment un seul flou en dit long sur sa technique assurée et son adresse.
Les photographies présentées ont fait l’objet de corrections minutieuses réalisées par la société TRIBVN. Ce travail a permis de restituer les couleurs avec exactitude.
Au delà de la partie technique l’historien y trouve son compte. Les images étaient conçues pour l’occupant et devaient présenter un Paris plutôt joyeux, avec des Parisiens vaquant paisiblement à leurs affaires. Toutefois le reporter pointe toujours sous le filmeur en mission commandée et on ne peut qu’apprécier les deux clichés volés montant des parisiennes portant l’étoile jaune Rue des Rosiers, à quelques centaines de mètres de la salle d’exposition.
On y trouve aussi des lieux de Paris connus comme le parvis de la gare de Lyon où la Brasserie l’Européen accueille toujours le méridional qui monte à la capitale. L’européen, le titre rappelle aussi ces affiches omniprésentes dans le Paris occupé qui rappelaient aux passants que la Wehrmacht combattaient pour l’Europe…
Mais c’est dans les portraits que André Zucca cherche à oublier la guerre, comme dans cette scène où deux amants partagent un panier de cerises… À moins que cette omniprésence des taches rouges ne soit un discret signal d’engagement. Il est vrai que le photographe bâtit ses plans à partir de chapeaux ou de chemisiers rouges, qu’il va chercher dans la foule. Étonnantes images aussi de ces métiers de Paris, de ces boutiques et de ces rues, où finalement tout se déroule paisiblement, comme ans une
sorte de mise en scène qui rappelle un peu les villages Potemkine. Pourtant les visages sont rarement joyeux, et les sourires assez rares au bout du compte sont un peu crispés. Les personnages ne posent pas, cela se voit et de ce fait ce sont bien les Parisiens que le photographe donne à voir. Avec leurs soucis du quotidien que les forces d’occupation qui organisaient des concerts dans les parcs et les squares voulaient faire oublier.
On pourrait bâtir un questionnaire pour des élèves de lycée à partir de cette exposition à la fois pour montrer une perception de la vie quotidienne et pour faire découvrir ce qui ne s’y trouve pas ou peu comme les queues devant les magasins d’alimentation. En tout cas, à partir de ces 250 photographies, on passe un sacré moment et on ne peut que regretter la pauvreté du fond de cartes postales proposées heureusement compensé par un remarquable catalogue co-édité par Gallimard.
CENTRE D’HISTOIRE CULTURELLE DES SOCIETES CONTEMPORAINES
Françoise Denoyelle, CNRS EDITIONS – 512 pages – 39 €
Françoise Denoyelle, professeur à l’ENS Louis Lumière et enseignant-chercheur au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, publie, chez CNRS EDITIONS, La photographie d’actualité et de propagande sous le régime de Vichy.
Le régime de Vichy est parmi tous les gouvernements français celui qui a le plus utilisé la photographie comme vecteur de propagande. Les portraits de Pétain, les reportages sur ses voyages entretiennent le culte du Maréchal. Paradoxalement aucune étude d’envergure n’avait été entreprise sur les conditions de réalisation des images et d’exploitation du médium. Françoise Denoyelle détermine dans quels cadres politique, législatif, économique et commercial la photographie d’actualités et de propagande s’est développée et a évolué de septembre 1939 à la Libération de Paris. Elle analyse le fonctionnement des mécanismes décisionnels, les moyens techniques mis en œuvre et les obstacles rencontrés par les officines de propagande et par le Service central photographique de Vichy dirigé par Georges Reynal, ardent serviteur de Pétain et résistant opposé à l’occupation des Allemands.
De nouvelles structures gouvernementales et privées diffusent la propagande, mais les agences anciennes comme France Presse Voir, Fulgur, Lapi, SAFRA et Trampus ou nouvellement créées comme ABC, DNP, Fama, Nora et Silvestre fournissent l’essentiel des photographies de presse et de propagande. Seule l’agence Keystone participe à la Résistance.
Les autres prospèrent sans état d’âme, plus soucieuses de rentabilité que d’idéologie. Alors que l’élite de l’École de Paris a émigré ou se cache, aucun photographe d’envergure n’émerge. Les chantres du régime sont souvent des photographes besogneux. Le plus brillant, André Zucca, devient le correspondant du magazine nazi Signal. Françoise Denoyelle montre comment la profession, constituée de boutiquiers, d’artisans et de studios, par le biais de ses instances dirigeantes, participe à la spoliation des photographes juifs, soit 10 % des professionnels parisiens, et s’accorde, à la Libération, un certificat de bonne conduite.