Suite à l’expulsion décrétée par les rois catholiques le 31 mars 1492, l’Espagne était devenue un “pays sans juifs” ou presque. En 1940, on recensait environ 4500 juifs de nationalité espagnole dans la peninsule, vivant pour l’essentiel à Madrid, Séville et Barcelone. Ce nombre dérisoire distinguait nettement le cas de l’Espagne de celui de la plupart des pays d’Europe de cette époque où vivaient parfois d’importantes communautés juives avant leur extermination. Disparu du paysage quotidien de l’Espagne depuis des siècles, le juif avait cependant survécu comme une figure imaginaire dans l’univers mental des espagnols, par le biais d’un antijudaïsme véhiculé par l’Eglise catholique, la littérature ou les expressions populaires.“Forgés” à Paris en 1900 ou 1901 par un faussaire au service de l’Okhrana, la police secrète du tsar de Russie, les protocoles des sages de Sion sont “le plus célèbre faux de la littérature antijuive” du vingtième siècle et deviennent “un des best sellers de l’entre-deux guerres” traduits dans la plupart des langues européennes (1). Les protocoles des sages de Sion se présentent comme le compte-rendu des réunions secrètes organisées par les dirigeants de la communauté juive mondiale afin d’y définir le plan “diabolique” qui permettrait de détruire les fondements de la civilisation chrétienne et d’établir la domination juive sur le monde. Dans l’entre-deux guerres, le mythe du complot juif mondial se répand partout à travers les nombreuses éditions de l’ouvrage et les commentaires qui l’accompagnent. En Espagne aussi, les protocoles des sages de Sion connaissent une large diffusion et de nombreuses éditions pendant la Seconde République (1931-36).
Mais pourquoi un tel succès dans ce “pays sans juifs”, dans cette Espagne devenue démocratique? À quelle nécessité politique répond cet antisémitisme à fondement complotiste dans une nation où les juifs, à l’évidence, ont fort peu d’influence (pour ne pas dire aucune) sur le destin de l’Espagne?
Après un bref retour sur l’histoire de l’antijudaïsme espagnol, nous évoquerons la diffusion des protocoles des sages de Sion sous la seconde République pour analyser ensuite son impact sur la société espagnole.
1: P-A Taguieff, Les protocoles des sages de Sion, faux et usage d’un faux, 2004, Fayard
I/ L’antijudaïsme espagnol, un bref rappel historique
Sous la Seconde République, l’édition des protocoles des Sages de Sion connut en Espagne une abondante floraison dans le terreau fertile d’un antijudaïsme présent dans le pays depuis le moyen âge, antijudaïsme dont il n’est pas inutile de rappeler quelques fondements.
Au 14ème siècle, la coexistence pacifique entre juifs et chrétiens (relative et souvent idéalisée) prit fin. Boucs émissaires commodes des temps de crise, les juifs d’Espagne furent alors, ici comme ailleurs, en butte à des persécutions populaires dans divers endroits de la péninsule. Le pogrom le plus violent eut lieu à Séville en 1391. Cette poussée de violence entraîna alors parmi les juifs une vague de conversion au christianisme, dont on pouvait douter de la sincérité. Les conversions se poursuivirent au cours du 15ème siècle et s’intensifièrent avec l’édit royal du 31 mars 1492 qui décrétait l’expulsion des juifs dans un délai de 4 mois. Dès lors, la conversion au christianisme était, pour le juif d’Espagne, la seule solution d’échapper à l’exil dans une terre inconnue et continuer à vivre dans le pays de ses aïeux en conservant ses biens. Il semble que plus de la moitié de la communauté juive choisit cette alternative à l’exil. Mais la disparition « officielle » des juifs d’Espagne et les conversions massives ne réglaient pas le problème ou plus exactement en créaient un autre, pour les « vieux chrétiens ». Ces «conversos» pouvaient-ils raisonnablement être considérés comme des chrétiens sincères alors que beaucoup persévéraient dans l’erreur en continuant à “judaïser” dans le secret de leur foyer et de leur conscience ? Surtout, allait-on accepter de partager prébendes, places et pouvoirs avec ces “parvenus” entrés comme par effraction dans l’Église ? Des institutions telles que la procédure de“la limpieza de sangre” et surtout le saint Office de l’Inquisition créé en 1478 virent opportunément le jour afin de séparer le bon grain “vieux chrétien” de l’ivraie converso et annihiler pour toujours le cryptojudaïsme. L’Espagne entra alors au 15ème et 16ème siècle dans “ l’ ère du soupçon”. Disparu de la société espagnole, le juif survécut à travers la littérature, les sermons religieux et les expressions populaires comme symbole d’une altérité négative, « anti-chrétienne » (puisque déicide et persévérant dans l’erreur) et moralement haïssable, mais dont la figure était utile et nécessaire pour définir en creux l’identité d’une Espagne profondément catholique.
De ce rappel historique succinct, nous n’en déduirons pas, bien évidemment, que les espagnols furent pendant des siècles obsédés par les juifs qui avaient disparu de leur quotidien depuis longtemps, ni même que cette question les préoccupait beaucoup ! Cependant, la permanence de préjugés antijudaïques tenaces permet de mieux comprendre pourquoi la théorie du complot juif mondial au cœur des protocoles des sages de Sion rencontra un tel écho dans une partie de la société espagnole, dans le contexte politique et social si particulier de la Seconde République.
II/ La diffusion des protocoles des sages de Sion pendant la seconde République (1931-1936)
L’Espagne ne resta pas à l’écart de l’antisémitisme qui se développa en Europe à partir de la fin du 19ème siècle mais, selon le professeur Arcangel Bedmar, ce fut « la proclamation de la Seconde République espagnole en 1931 qui raviva la flamme de l’antisémitisme en Espagne » (2).
. 2: https://arcangelbedmar.com/2016/12/05/franco-los-judios-y-lucena/
Pays voisin de la France, l’affaire Dreyfus était connue et commentée en Espagne. En 1912, le catholique intégriste sévillan José Ignacio de Urbina fonda la ligue antisémite et antimaçonnique espagnole, qui reçut le soutien de 22 évêques espagnols. La ligue édita une revue « El Previsor » (Le prévoyant) entre 1912 et 1918, dont les références «culturelles» antisémites étaient en partie françaises (Drumont, Action française…). On remarque, fait qui n’est pas anodin, que c’est aussi en 1912 que fut fondée en France la Revue internationale des sociétés secrètes par le prêtre Ernest Jouin qui s’attachait, avec un zèle admirable, à démêler les fils invisibles d’un prétendu complot judéo-maçonnique.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, Les protocoles des sages de Sion connurent un succès éditorial international, dès 1919/1920, puisqu’ils furent traduits dans de nombreuses langues européennes ; l’ouvrage fit l’objet de nombreuses rééditions dans l’entre-deux guerres. Face à la peur suscitée par la révolution soviétique, ce faux grossier venait à point nommé pour étayer la thèse du complot judéo-bolchevique qui menaçait la civilisation (1). Dans les années 20, l’Espagne fut peu touchée ; P-A Taguieff ne recense qu’une seule édition espagnole en 1927, puis une deuxième en espagnol par un éditeur allemand de Leipzig en 1930 (3).
Dans les années 30, le changement est radical, avec pas moins de 14 éditions espagnoles, selon le recensement effectué par G. Alvarez Chillida (4)! Et c’est ce tournant que nous voudrions analyser .
3: Danielle Rozenberg, l’Espagne contemporaine et la question juive, 2006, PU du Mirail.
4: G. Alvarez Chillida, el antisemitismo en España: La imagen del judío. 2002, Ed. Marcial Pons, 2002.
Dans son livre, « une guerre d’extermination, Espagne, 1936-1945 », le grand historien britannique de la guerre civile, Paul Preston, consacre le deuxième chapitre aux « théoriciens de l’extermination », dont nous avons extrait l’essentiel de ce qui suit (5).
5: Paul Preston, Une guerre d’extermination, Espagne, 1936. Belin, 2016.
Preston insiste particulièrement sur l’influence exercée sous la Seconde République par Juan Tusquets Terrats dans la diffusion des protocoles des sages de Sion et des thèses complotistes. Jeune prêtre né en 1901 dans une famille de la haute bourgeoisie catalane, il se distingua très vite de ses pairs par sa culture et son érudition. En 1932, il publia un ouvrage, les origines de la révolution espagnole, qui devint vite un succès éditorial dans les milieux monarchistes et catholiques traditionnels. Utilisant les protocoles des sages de Sion comme une source documentaire authentique (une vérité cachée et désormais révélée…), ainsi que d’autres thèses complotistes antérieures, il « popularisa l’idée que la république était le fruit d’une conspiration judéo maçonnique ». Les juifs, faisant feu de tout bois, utilisaient les soubresauts de l’histoire contemporaine -révolution, crises économiques, libéralisme impie- et manipulaient comme des marionnettes francs-maçons, socialistes et communistes pour parvenir à leur fin : détruire la civilisation chrétienne et par conséquent, l’essence spirituelle de l’Espagne ! Intelligent, cet homme de foi croyait profondément à ce qu’il affirmait. Paul Preston décrit Juan Tusquets comme un homme brûlant du feu d’une sainte colère contre les francs-maçons – et secondairement les juifs – ce qui le conduisit à dresser des listes de « suspects » et à rédiger avec ses collaborateurs pas moins de 15 numéros d’une collection intitulée les sectes . Le second volume inclut une traduction intégrale des protocoles des sages de Sion …
Juan Tusquets, pour important qu’il fût dans cette histoire, s’inscrivait dans un courant plus général de diffusion de la théorie de la conspiration juive mondiale. Et c’est justement la diversité des canaux de diffusion qui, sans doute, contribua à donner à cette théorie complotiste le caractère de vérité révélée qui convenait à la frange conservatrice de la société espagnole, en offrant «l’illusion d’expliquer certains événements paraissant incompréhensibles ou inintelligibles»(6) 6: P-A. Taguieff, l’imaginaire du complot mondial,2006, Fayard: la république démocratique, la laïcité, les réformes sociales ou la promotion des droits des femmes… Bref, une attaque en règle contre les fondements de la civilisation chrétienne qui ne pouvait être le fruit du hasard !
Outre les 14 éditions recensées par G. Alvarez Chillida, la thèse du complot juif au centre des protocoles des sages de Sion fit l’objet d’une diffusion plus large par d’autres moyens. La presse de droite et d’extrême-droite relaya amplement la théorie du complot judéo-maçonnique, en se référant parfois explicitement aux protocoles, mais pas toujours, ce qui rend difficile une évaluation précise de son influence sur les esprits.
La «littérature» eut aussi son importance. P. Preston cite en particulier le cas de Julian Mauricio Carlavilla. Commissaire de police, Carlavilla s’était spécialisé dans l’infiltration de groupes de gauche avant la proclamation de la République et avait développé une forme d’obsession du complot international, communiste en particulier, censé menacer l’Espagne. De 1932 à 1936, il publia une série d’ouvrages sur ce sujet sous le pseudonyme de Mauricio Karl. Son plus grand succès, Assassins de l’Espagne: marxisme-anarchisme- maçonnerie publié en 1935, atteignit les 100000 exemplaires et fut distribué gratuitement au sein de l’armée. On peut y lire: « L’Ennemi rit à gorge déployée pendant que les nations exécutrices testamentaires de Sion jouent aux dés diplomatiques le sol de l’Espagne défunte». (5)
Quel fut l’impact de cette diffusion sur la société espagnole et son évolution politique?
III/ La fabrique de l’ennemi .
Il semble que les «protocoles» contribuèrent fortement à la diffusion du mythe du complot judéo maçonnique en Espagne, soit directement par ses multiples éditions et références dans les journaux et revues, soit indirectement parce qu’ils permirent la réactivation d’un vieux fonds complotiste antisémite antérieur à la première guerre mondiale. Par sa puissance de séduction, le mythe acquit dans une partie de la société un caractère de vérité alors que dès 1921, la démonstration philologique avait été faite qu’il s’agissait d’un faux apocryphe (1). Le complot judéo maçonnique devint ainsi un référent culturel partagé par un large spectre de la société espagnole allant de la droite catholique (la CEDA) à l’extrême droite monarchiste traditionaliste (carlistes) ou fasciste (la JONS fondée par Onésimo Redondo en novembre 1931). Les officiers de l’armée espagnole furent particulièrement sensibles à cette propagande antisémite. Selon P. Preston, le général Franco était un abonné et un lecteur enthousiaste de la revue d’extrême droite, «Acción española” (dont l’allusion à l’Action française est limpide) qui avait fait de la dénonciation du complot judéo maçonnique l’un de ses fonds de commerce. L’expression « contubernio » (collusion) devint plus tard l’une des expressions favorites du Caudillo dans ses discours. Le général Mola, qui fut le principal organisateur du complot militaire de juillet 36 (complot bien réel, celui-là!) qui déboucha sur la guerre civile, partageait les mêmes croyances que son frère d’armes. Dans le second tome de ses mémoires publiés sous la République, on trouve une allusion cousue de fil blanc aux «Protocoles..»: «les troubles de l’Espagne d’aujourd’hui proviennent de la haine d’une race, transmise au travers d’une organisation habilement manipulée. Je me réfère concrètement aux juifs et à la franc-maçonnerie. On a écrit beaucoup sur ce thème et il s’en lit plus encore…» (5).
Comme dans l’exemple ci-dessus, on remarque la plupart du temps que la dénonciation du complot amalgame les juifs à d’autres groupes, très souvent les francs-maçons, ou bien encore les «bolcheviks» (communistes mais aussi socialistes). Les juifs ayant quasiment disparu de la société espagnole, il était difficile d’en faire les seuls responsables des malheurs de l’Espagne… À travers les juifs, les attaques visaient des ennemis bien réels, ceux-là : républicains partisans des réformes sociales et de la laïcité, socialistes, communistes, anarchistes… Bref, tous ceux qui soutenaient de près ou de loin la République et œuvraient pour une transformation profonde de l’Espagne, par la réforme ou par la révolution. Expulsé d’une communauté nationale qui se définissait comme catholique, le juif imaginaire ou fantasmé était une figure idéale pour symboliser une altérité négative, une «anti-Espagne». Dès lors, selon cette vision du monde, républicains, francs-maçons, socialistes, communistes… manipulés par les juifs ou simplement contaminés par l’esprit cosmopolite juif et, quelles que soient leurs divergences, se muaient en «l’Ennemi», l’ « anti-Espagne »! Un Ennemi mortel qui s’attaquait à l’âme de l’Espagne et finirait par la détruire, si on le laissait faire.
Si l’on suit ce raisonnement, on comprend mieux l’écho rencontré par les protocoles et plus généralement par la théorie du complot juif parmi les officiers de l’armée et dans les milieux antirépublicains. Pour les officiers factieux, cela permettait d’identifier l’Ennemi à combattre «pour le salut de l’Espagne». L’ennemi défini comme l’anti-Espagne, le soulèvement était non seulement un acte légitime, mais aussi un impératif catégorique! Il suffirait ensuite de la caution morale de l’Eglise catholique pour donner à l’entreprise guerrière les allures d’une croisade: une nouvelle Reconquista conduite par le général Franco, le nouveau Cid, l’homme providentiel qui renouait ainsi les fils de l’histoire glorieuse de l’Espagne rompus par des siècles de décadence.
Le coup d’État militaire du 18 juillet 1936 ayant échoué, la guerre allait opposer alors les «deux Espagnes» et dans l’esprit des chefs du camp national, elle ne pouvait se terminer que par la défaite totale de l’anti-Espagne, «quoi qu’il en coûte», selon les mots prêtés au général Franco par le journaliste américain Jay Allen lors d’une interview du 27 juillet 1936. Les consignes du général Mola, le 19 juillet 1936 étaient claires: il fallait «semer la terreur, (…) en éliminant sans scrupules ni hésitation tous ceux qui ne pensent pas comme nous». Pour de nombreux espagnols qui avaient rejoint le camp national, les choses se réduisaient souvent à un schéma plus élémentaire: l’ennemi se réduisait à une couleur, le «rouge» (los rojos) qu’il était permis et même recommandé de tuer… La violence étant légitimée par «le haut», elle autorisait « en bas» tous les excès, pour des motifs parfois idéologiques mais souvent bassement humains: intérêt matériel, rancœur, jalousie, assouvissement des pulsions…
Conclusion
Le succès des «protocoles des sages de Sion» sous la Seconde République ne doit rien au hasard et peut être analysé dans le contexte d’une Espagne en crise et profondément divisée. Le juif ayant disparu de l’univers quotidien des espagnols depuis des siècles, l’Espagne était un terrain propice à la propagation du mythe du complot juif ; un juif largement imaginaire dont on pouvait aisément redessiner l’image à sa guise et modeler les contours pour les «besoins de la cause», pourvu qu’elle fût nationale, cela va de soi…
Le mythe porté par les Protocoles de sages de Sion fut ainsi un des éléments parmi de nombreux autres qui contribuèrent à la fabrique de l’Ennemi et au système de légitimation de la violence «exterminatrice» qui caractérisa la guerre civile espagnole.
«Par le mythe conspirationniste, la haine s’organise, s’inscrit dans une logique, imprègne une image du monde, qui lui donne en retour une cohérence, la fixant sur un ennemi intrinsèquement haïssable.» P-A Taguieff. (1)