Groenland, l’épopée Viking
Documentaire de la série « Enquêtes archéologiques ». Réalisation : Agnès Molina / Thibaud maréchal. Arte 2018.
Quand le Groenland était connecté au monde connu (Xe / XIVe).
Ce petit documentaire de 26’, très bien construit, montre à quel point la complémentarité entre les sources archéologiques et les sources écrites peut-être féconde pour « faire de l’Histoire ».
Selon les sagas du XIIIe siècle, c’est en 986 qu’Erik le Rouge, chef de clan norvégien, quitta l’Islande et navigua sur l’Atlantique Nord à la tête d’une poignée d’hommes, de familles et d’esclaves, pour s’installer sur une terre plutôt inhospitalière, à des mille marins de son point de départ, et qu’il nomma lui-même, le Groenland, « la terre verte ». Les motifs de cette expédition ne sont pas tout à fait clairs et le reportage ne les évoque pas. Envie d’ailleurs, attrait de l’inconnu, problèmes de rivalités familiales (les sagas font allusion à un meurtre commis par Erik le Rouge) ou politiques, difficultés économiques ? Toujours est-il qu’en baptisant ainsi cette terre froide et battue par les vents, l’explorateur scandinave fit preuve d’optimisme et de confiance dans l’avenir. Peut-être pour convaincre son entourage ou pour inciter de futurs colons à venir s’installer ? Cette enquête archéologique menée pendant de nombreuses années par une équipe franco-danoise avait un double objectif : confirmer les sources écrites d’une part, et essayer de comprendre, d’autre part, comment des hommes avaient pu s’installer durablement, pendant plus de 400 ans, sur un territoire aussi peu favorable aux activités humaines et même y prospérer.
Une présence scandinave attestée dès le XIe siècle : des preuves archéologiques solides.
Les sites attestant la présence de groupes humains installés sur cette terre à partir du début du XIe siècle sont relativement nombreux. C’est autour du petit village actuel de Qassiarsuk, sur les rives Sud-Ouest de l’île, à l’intérieur des fjords, que les traces d’habitat et d’activité sont les plus parlantes. De nombreuses fondations de maison ont été repérées et datées par le Carbone 14, grâce à la présence de débris organiques, de la fin du Xe siècle. Selon le reportage et les archéologues qui le confirment, la maison elle-même d’Erik le Rouge (ou d’un chef de la colonie) aurait été identifiée. Une vaste habitation faite de pierre à la base, et d’un empilement de briquettes de tourbe, surmontée d’un toit herbeux. Peu de bois, bien évidemment, au vu de l’écosystème de l’île, sauf probablement à l’intérieur. Un espace de vie sans fenêtre, assez vaste pour loger le maître, la famille et les esclaves. Autre preuve de l’implantation des colons: la présence sur les lieux de fouille, d’espèces végétales non autochtones, comme le bouton-d’or, le pissenlit, l’oseille, ramenées sans doute sous forme de graines ou de pollens par les Vikings, de leur environnement d’origine. Le nombre assez important de maisons sur les différents sites d’habitat incite les archéologues à évoquer un véritable dynamisme démographique qui aurait permis à la colonie et ses implantations dans le sud de l’île, d’atteindre jusqu’à 3000 habitants aux alentours du XIIIe siècle.
Mais comment et de quoi ces gens vivaient-ils ?
D’après les études des paléo-environnementalistes, la présence d’oseille sur l’île, plante non autochtone, attesterait la réalité de l’activité pastorale et donc de l’élevage qui aurait permis aux populations de se nourrir convenablement. Pour confirmer cette hypothèse, des sondages ont été entrepris au fond d’un lac afin de récupérer sous forme de « carottes » les sédiments immergés. Ceux-ci ont révélé la présence en nombre de spores de champignons coprophages et d’acide biliaire confirmant ainsi l’existence d’un important élevage ovin. Mais qu’en était-il des céréales, base de l’alimentation ? Sous de telles latitudes, l’agriculture apparaît en vérité difficile, sinon impossible.
Et c’est là que le reportage prend tout son intérêt en nous montrant que ces colonies, loin d’être en apparence isolées, étaient fortement connectées au reste du monde connu d’alors.
Une société qui s’est connectée au « monde connu », pour assurer sa survie et son développement.
En effet, historiens comme archéologues danois émettent l’hypothèse, fondée sur des réalités archéologiques et matérielles, d’un espace groenlandais fort bien connecté au reste du monde « extérieur ».
Ils s’appuient pour cela sur la présence considérable en Scandinavie et aux Iles britanniques, entre le XIe et le XIIIe siècle, d’objets cultuels et décoratifs en ivoire. Ivoire provenant justement, et révélée par l’analyse chimique, des défenses des nombreux morses présents au Groenland. Avec le développement d’une aristocratie et d’un pouvoir de type royal en Scandinavie, la demande d’objets ostentatoires, signes d’un pouvoir affirmé, s’est faite plus pressante. Et les colonies du Groenland ont pu répondre à cette demande en fournissant les royaumes scandinaves en ivoire. A partir de là peut se concevoir la mise en place de routes commerciales dans les deux sens, Groenland / Scandinavie, où les colons fournissaient la si précieuse matière première et recevaient en échanges, métaux et céréales propres à assurer la survie et la prospérité de la « colonie ». Aucune trace d’atelier n’ayant été trouvée sur l’île, on peut supposer que le Groenland se contentait de fournir la matière, transformée ensuite dans les royaumes scandinaves. Nous nous trouvons là en présence de cette histoire connectée, si utile pour comprendre les interactions entre les sociétés, même si celles-ci ne devaient guère différer les unes des autres dans l’espace qui nous intéresse. Peut-être aurait-il été cependant utile, et c’est là à mon avis un des manques du documentaire, de signaler la présence ou pas, d’installations portuaires à même de confirmer l’importance ou non de ces échanges. Tout aussi intéressant à saisir est la découverte sur le site de Gardar, des vestiges d’une vaste église, d’une sacristie, d’un presbytère et de la tombe d’un personnage enterré avec sa crosse et son anneau. Autrement dit, la présence d’un évêque et d’un véritable ensemble épiscopal ! En ce début du XIIe siècle, les populations scandinaves sont christianisées et la nomination d’un évêque sur une terre aussi isolée est bien la preuve d’une interaction avec le reste du monde occidental et de la Chrétienté.…
La disparition de la présence scandinave autour du XVe siècle : comment la comprendre ?
Plus de 400 ans d’occupation et puis plus rien ! Les traces de la présence de la colonie scandinave disparaissent à partir du XVe siècle.
Le rôle des Inuits ne semble pas en cause. Il apparaît que leur existence sur l’île, mais le documentaire n’en dit rien, a été sporadique et intermittente selon les évolutions du climat. Apparemment, mais cela demande à être confirmé par l’archéologie, les Scandinaves n’ont pas rencontré ces peuples du monde arctique. Le petit âge glaciaire qui démarre à la fin du XIIIe siècle pourrait fournir une explication. Refroidissement du climat, gel des terres, avancée des glaciers et impossibilité de se nourrir convenablement; tous ces facteurs auraient précipité la disparition brutale, pour cause de famines, de la colonie viking. Face à ces théories apocalyptiques, l’archéologie propose cependant d’autres modèles et d’autres explications.
Les études menées par les anthropologues danois montrent, à partir de l’étude d’ossements humains et des dents en particulier, que l’on ne trouve pas de trace de famines considérables chez les populations du XIIIe siècle. Ces scientifiques démontrent que le régime alimentaire des Vikings, constitué à 70 % d’animaux terrestres au XIe siècle, est tombé à 40 % seulement au XIVe. Et donc que les populations du Groenland ont commencé à changer leur régime alimentaire pour l’orienter vers la consommation d’animaux marins : morses, poissons… En un mot, elles ont su s’adapter au milieu ambiant comme elles l’avaient toujours fait depuis leur installation.
L’explication, actuellement en vigueur, serait plutôt celle d’une crise économique. Le climat aurait effectivement joué un rôle. Le refroidissement de la planète ayant rendu les routes commerciales vers le Groenland beaucoup plus difficiles d’accès, avec la multiplication des tempêtes et le gel des fjords. De plus, le commerce de l’ivoire de plus en plus orienté vers l’Afrique aurait rendu la route du Nord beaucoup moins attractive. Tout ceci aurait conduit à la quasi-fermeture des routes commerciales vers le Groenland, condamnant du coup la population à un isolement, nécessitant un abandon du territoire et une nouvelle migration… Fascinante aventure tout de même que celle de ces « migrants / colons », capables d’adapter leur niveau de culture matérielle et leur organisation sociale (dont on sait cependant peu de choses) au territoire sur lequel ils ont choisi de vivre. Et ce, pendant plus de quatre siècles!
Un très beau court-métrage donc, bien documenté, d’une réelle rigueur scientifique, agrémenté d’une photographie très pure, magnifiant un pays où vit à l’heure actuelle une population de 55.000 habitants environ, sur ce qui est la deuxième plus grande île du monde après l’Australie. Et au final, une stimulante leçon d’archéologie, d’histoire et de géographie.
Richard Andrieux, lycée Lacroix, Narbonne.