Samedi 26 mai 2018

Niveau -1  15h45 – 17h

Atelier animé par :

François Pouillon, anthropologue, directeur d’études à l’EHESS

et Anne Troadec, chargée de coordination scientifique à l’IISMM

C’est une foule nombreuse inattendue qui s’est rendue à cet atelier à priori plutôt destiné aux enseignants, preuve du rayonnement persistant de la figure d’Abdelkader, Emir qui fut à la fois un adversaire à la colonisation célébré comme héros algérien, un penseur de l’Islam et un interlocuteur avec le Second Empire. L’atelier est introduit par Anne Troadec.

Pendant la conférence inaugurale, Ali Baddou, producteur et animateur de radio et de télévision, avait exprimé le regret qu’aucune grande figure arabe ne soit proposée à l’étude dans les programmes scolaires. Or cet atelier est issu d’une discussion consécutive à une situation vécue où des élèves ont refusé de faire de l’histoire car pour eux, on ne parlait pas des arabes et de leur histoire. De là, une interrogation a surgit : quelle place pour le monde arabe dans l’enseignement ? Quelle articulation est possible entre l’enseignement et la recherche ?   Comment peut-on transposer cette articulation et cette transmission du savoir dans les classes ? Des initiatives éditoriales récentes ont pourtant démontré la possibilité de montrer l’histoire de France autrement : l’histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron en étant un exemple récent.

Le but de cet atelier  est donc de proposer aux enseignants une réflexion historiographique sur le rôle d’Adlbelkader en s’appuyant sur des documents iconographiques divers dont des tableaux mais aussi  des photos, la vie de l’Emir coïncidant avec l’apparition de la photographie, nouvel art pour lequel il a posé et joué le jeu. L’atelier se propose également de revenir sur le processus de sédimentation des documents iconographiques qui s’est opéré au fil du temps. Une autre dimension sera également abordée, plus délicate. Abdelkader fut un mythe de son vivant. Or le héros et son image ont circulé entre les deux rives de la Méditerranée, ce qui a posé problème du point de vue de l’utilisation de l’iconographie qui a fait l’objet un traitement à part. Pour développer ce sujet, François Pouillon, anthropologue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) a été invité. Il a travaillé sur l’élaboration des représentations sociales appliquées au monde de l’Islam méditerranéen. Il également publié de nombreux ouvrages sur cette question dont Les deux vies d’Etienne Dinet, peintre en Islam en 1997. François Pouillon est également un spécialiste d’Abdelkader auquel il a consacré de nombreuses publications.

 

           François Pouillon débute en posant l’idée que l’iconographie d’Abdelkader est complexe. En effet, s’il a commencé comme un résistant, il est devenu par un mécanisme subtil, un héros positif en France et en Algérie. Pour étayer son propos,  François Pouillon revient dans un premier temps, sur les grandes étapes de la vie d’Adbelkader constituées de cinq phases  romanesques liées à la Grande Histoire qui ont infléchi sa vie et contribué à forger son mythe.

La première période est constituée par ses années de formation. Abdelkader est né en septembre 1808, il est le fils de Muhieddine al-Hasani, chef Soufi issu de la Tribu des Hashem celle de Mahomet. Abdelkader il est donc un descendant du prophète et à ce titre, il hérite du prestige de sa famille. Son avenir est tracé : il est alors destiné à une carrière religieuse et reçoit à ce titre une formation complète en sciences religieuses : il apprend le Coran, la tradition musulmane ainsi que le droit et la grammaire. Très logiquement, dans le cadre de cette formation, il part en Orient. Puis, en 1825, Abdelkader fait le hajj et visite les villes saintes d’Arabie. Ce départ est assimilé par la suite à l’Hégire, manière de l’inscrire sur les traces du prophète son ancêtre déclaré. Une prophétie lui annonce un destin exceptionnel alors qu’il se recueille sur le tombeau d’Abdelkader el Jilani situé à Bagdad : il sera sultan de l’Occident. Cependant, aucune documentation iconographique n’est disponible sur cette période.

La deuxième période s’ouvre en 1830 avec le début de la colonisation de l’Algérie. Le pouvoir ottoman s’effondre mais dans les campagnes des révoltes éclatent contre le pouvoir ottoman et les français. Son père prend la tête de la résistance, puis, en 1832 Abdelkader prend sa suite et reçoit le serment d’allégeance des chefs de tribus et des élites urbaines. Il déclare la Guerre Sainte, le djihad, aux français. A la suite de ses victoires, une partie du territoire correspondant à la province d’Oran lui est reconnu par la France : il prélève notamment l’impôt islamique à ce titre. En 1839, la trêve est rompue et la France reprend le combat. Cette période est notamment marquée par la brutalité des «enfumades». Abdelkader se réfugie au Maroc après la prise de la Smalah par les Français en mai 1843, puis, finalement, se rend au Général de Lamoricière pour épargner les souffrances aux populations en échange d’une promesse : que les français l’autorisent à aller à Alexandrie ou Acre. Elle est accordée dans un premier temps par les autorités françaises. L’image qui se forge alors, et, postérieure aux événements, est celle d’un guerrier et de l’âme de la résistance armée contre la pénétration coloniale.

La troisième période est celle correspondant à ses années de détention en France de 1848 à 1852. En effet, finalement la France refuse d’honorer sa promesse et décide de le transférer en métropole. En janvier, il arrive en compagnie de sa famille à Toulon où il est détenu dans des conditions difficiles. Il est ensuite transféré à Pau puis, en novembre, au château d’Amboise où il est enfermé dans de meilleures conditions, avec les honneurs dus à son rang. Abdelkader suscite la curiosité et finit par gagner le coeur des populations locales par sa prestance et sa légende. Abdelkader fait aussi preuve d’ouverture, n’hésitant pas à discuter de philosophie, de religion ou de science arabe avec ses geôliers. Il entretient également une abondante correspondance avec diverses personnalités. Le Général Bugeaud prend alors la tête du Parti pro Abdelkader pour négocier sa libération et son retour en Orient. Finalement, le 16 octobre 1852, Louis- Napoléon Bonaparte le libère tandis que quelques semaines plus tard, l’Emir assiste à la proclamation du Second Empire avant de repartir en Orient.

La quatrième partie de sa vie correspond à la phase de l’exil. Durant cette période où il s’installe à Damas, il se consacre principalement à la mystique et à la rédaction d’ouvrages. Dans le même temps, il effectue quelques séjours en France où il entretient notamment des relations avec les hautes sphères académiques.

La dernière partie de sa vie débute en 1860. Durant l’été 1860, la lutte des Druzes contre les Maronites débouche sur le massacre des chrétiens dans la montagne libanaise et à Abdelkader alors joue un rôle primordial en intervenant directement pour que les chrétiens soient épargnés et protégés. Cette action lui vaut les honneurs de la communauté internationale, tandis que la France lui accorde la Légion d’honneur et que les hommages de la presse française pleuvent. On imagine alors qu’il va prendre la tête d’un royaume arabe que Napoléon III a alors en tête. Abdelkader revient en France. Il s’intéresse aux sciences, se rend en Egypte pour l’ouverture du canal de Suez dont il a soutenu le projet. A l’occasion, des portraits réalisés par des photographes syriens basés à Istanbul sont réalisés. C’est également une période de prières et de réflexions. Il meurt finalement à Damas le 26 mai 1883. Sa tombe est vénérée très rapidement y compris sa maison. En 1966, ses restes sont transférées en Algérie : il est inhumé au cimetière des martyrs à Alger.

 

           Après avoir retracé les grandes étapes de sa vie et les moments-clés, François Pouillon propose de revenir sur la manière dont la photo d’Abdelkader se sédimente pour donner l’image d’un héros national. Il rappelle également de manière très juste que, dans ce cadre, lorsqu’on fabrique une histoire nationale, on fabrique aussi une fiction avec une image positive avec un sens précis comme le montrent parfaitement le mythe napoléonien et celui entourant Vercingétorix. Concernant la fabrique du « grand homme » Adberkader, nous disposons d’un certain nombre de documents montrant comment ils ont été traités et utilisés. Plusieurs exemples sont ainsi proposés par François Pouillon pour illustrer la manière dont les images sont utilisées et traitées en fonction du moment et des impératifs.

Le premier exemple est celui d’un  timbre édité dans les années 50 où Abdelkader est représenté à côté du Général Bugeaud. Cette représentation, encore contemporaine de l’Algérie française, évoque alors une Algérie binationale.

Le second exemple qui relève de la documentation héroïque est représenté par le tableau peint en 1845 par Horace Vernet [1789-1863] la Prise de la smalah d’Abd-el-Kader. Mais, à l’époque, Abdelkader ne se laisse pas voir. Les images produites sont indirectes et relèvent plutôt du portrait-robot car elles sont réalisées d’après témoignages de gens qui l’ont rencontré. Au moment de la reddition à Noël 1847, il se rend au duc d’Aumale. Il devient alors un personnage acceptable car il s’est soumis à l’autorité de la France.  Cependant, Abdelkader vit son assignation douloureusement. Révolté par ce qu’il considère être un parjure, il refuse de se montrer et de servir de modèle pendant ces cinq années d’emprisonnement en France. Ce sont par conséquent des dessins volés qui sont produits.

Le tournant a lieu à l’automne 1852 : Abdelkader est libéré et il se prête alors volontiers au jeu de l’image.

Sa réputation devient mondiale avec son action envers les Chrétiens en 1860. Mais Abdelkader ne revient en France qu’en 1865 pour l’Exposition universelle : il pose alors devant tous les photographes du moment. Il devient un personnage incontournable de l’histoire coloniale comme le montre les écrits du Général Paul Azan, historien colonial. On assiste alors à une multiplication des images comme par exemple une boite de chocolat montrant la reddition ou la prise de la Smalah. Mais les images sont fausses dans la mesure où lors de l’attaque de la Smala, contrairement à ce que laissent supposer diverses représentations, Abdelkader n’était pas présent et la résistance a été moindre. De plus, lorsqu’il s’est rendu ce n’était pas au général Bugeaud dans la mesure où ce dernier était déjà remplacé par duc d’Aumale. Mais l’iconographie a préféré retenir le premier en tant que héros fondateur de l’Algérie coloniale.

Du côté algérien, Abdelkader est quant à lui célébré comme le héros fondateur de l’Etat, en particulier par le livre de Kated Yacine Abdelkader et l’indépendance algérienne publié en 1948. Une évolution est visible dans le choix de la représentation imagée. Ainsi dans le cas présent, on retient l’imagerie forgée en 1877  d’un Abdelkader combattant, avec une mine patibulaire, une « sale gueule » armée, à l’opposé de celle montrant un « héros gentil et désarmé ». Les images produites au XIXème sont ici reprises au pied de la lettre comme document authentique car, à ce moment, ce n’est pas le penseur mystique qui est recherché mais le héros combattant préfigurant ceux à venir.

Une autre image est évoquée par François Pouillon : celle de la statue équestre d’Abdelkader  située au centre d’Alger et ayant remplacée celle du Général Bugeaud. Il souligne la similitude de cette image avec celle de Bonaparte traversant les Alpes, celle d’un homme à cheval et conquérant.

François Pouillon revient enfin sur un autre axe et la manière dont les images produites en France ont circulé de l’autre côté de la Méditerranée, comment ces images reformulées deviennent des sortes d’archives dotées du prestige entourant ces dernières. Ainsi le tableau d’Horace Vernet représentant la prise de la Smalah a par exemple été repris sur un carrelage mural comme si c’était un document pour devenir une image à caractère nationaliste.

Un autre exemple est donné par le tableau majeur peint par Jean-Baptiste Ange Tissier célébrant la libération d’Abdelkader en 1852. Ce tableau, peint en 1862 après le sauvetage des chrétiens de Damas, montre notamment au centre la mère d’Abdelkader, Lalla Zohra, qui baise la main de Napoléon III venu leur annoncer leur libération. Ce tableau a été reprit de multiples fois mais le geste central, signe de soumission à la France, est un détail gênant et non représentable dans le monde arabe, il est donc gommé. Ainsi dans une reprise du tableau, Lalla Zohra disparaît et est remplacée par exemple par … une table !

Ange Tissier Le Prince-président rend la liberté à Abd-el-Kader au château d’Amboise le 16 octobre 1852, 1861, huile sur toile, 350 × 465 cm, musée de Versailles

Un autre exemple est présenté à l’aide d’une photo réalisée en 1855 chez Meyer et Pierson, spécialiste des photos-cartes. Elle est reprise après 1860 après l’attribution de sa Légion d’honneur et retouchée pour ajouter cette décoration officielle. Or cette nouvelle version devient problématique dans le cadre national algérien. En effet, la Légion d’honneur est synonyme de collaboration avec le colonisateur, elle est le signe de l’infamie par excellence. Or cette interprétation est elle-même fausse dans la mesure où Abdelkader a reçu plus précisément la Grand croix de la légion d’honneur, décoration que la France attribue à un souverain, soit un signe de reconnaissance dans le cadre d’une activité liée au pouvoir d’Etat. Mais les iconographes algériens ne font pas cette distinction et les images avec ce qui est considéré comme étant simplement la « Légion d’honneur » ne sont pas utilisables.

Cet interdit est également visible avec la réutilisation fréquente de la photo réalisée par Louis-Jean Delton où Abdelkader  pose sur son cheval et en studio elle est souvent reprise avec une grande fidélité mais, là aussi sans ses décorations françaises.

 

Cécile Dunouhaud