Vendredi 25 mai 2018
Atelier animé par :
– Marc Vigié, IA-IPR de l’académie de Versailles (modération)
– Hubert Bonin, professeur émérite de l’IEP de Bordeaux
– Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, agrégée d’histoire et maître de conférences en histoire contemporaine à l’INALCO
Pour cet atelier avant tout destiné aux enseignants, Marc Vigié revient d’abord sur la place de l’étude du canal de Suez dans les programmes, des années 1990 à nos jours. Si Suez a une histoire plurimillénaire comme en témoigne l’exposition qui se tient en ce moment à l’IMA, l’histoire scolaire fait débuter l’histoire du canal entre 1859 (début des travaux) et 1869 (date de son inauguration). Il s’agit davantage d’une histoire du temps présent qu’une histoire contemporaine.
Au collège, le canal est absent du libellé du programme. Certains manuels évoquent le canal comme illustration de la révolution des transports au XIXe siècle. Dans les années 1970 et 1980, le canal de Suez avait sa place propre dans les programmes du collège et du lycée et symbolisait le « génie européen », le progrès qui était censé caractériser l’histoire européenne du XIXe siècle.
Au lycée, l’approche a évolué. Dans les années 1980, il s’agissait d’étudier les origines du canal de Suez et les conséquences de sa construction. Le canal de Suez était ainsi replacé dans le contexte de l’effacement européen au Proche-Orient et de l’affirmation des soviétiques et des Américains comme nouveaux maîtres du Proche-Orient. La politique de Nasser n’apparaissait qu’en filigrane. Aujourd’hui, il s’agit d’étudier le canal de Suez dans le cadre du panarabisme et de la politique de Nasser. La guerre froide et le phénomène de décolonisation servent de décor. Les enjeux propres au Proche-Orient sont mis en avant.
Hubert Bonin prend ensuite la parole pour revenir sur l’histoire du canal au XIXe siècle. L’époque se positionne dans la suite de l’esprit des Lumières mais de manière matérialiste, comme le temps du progrès mais économique. L’idée est de créer des richesses en développant les échanges commerciaux. Les échanges maritimes se développent fortement grâce à des bateaux plus rapides et à des routes plus rapides. Le génie technique et civil participe à l’intensification des échanges par la construction de canaux et de quais. Nasser évoque 120 000 morts lors de la construction du canal de Suez. Le chiffre est faux, la compagnie évoque entre 1 500 et 2 000 victimes suite aux travaux forcés.
L’époque se caractérise également par le progrès du droit public économique. La concession est négociée librement entre le roi d’Egypte et la compagnie de Suez. La bourgeoisie investit massivement en obligations. La construction du canal fait également intervenir des banquiers.
Le canal représente des enjeux géopolitiques centraux. Suez est en effet sur la route des Indes. En 1875, les Britanniques rachètent la part du gouvernement égyptien. La France accepte aussi que les Britanniques achètent 40 % de ses parts. La France est en effet dans un contexte difficile, celui de sa défaite face à la Prusse et du paiement d’importantes réparations (2 milliards de francs). Elle n’a pas non plus de régime politique stable entre 1873 et 1875. Les deux tiers des navires qui traversent le canal ont des armateurs britanniques à cette époque.
Si la compagnie mène 9 programmes d’investissements successifs, elle n’a pas su évoluer dans le recrutement du personnel. Les Egyptiens réclament, sans succès, un recrutement plus local. Cela génère une frustration en Egypte.
Anne-Claire de Gayffier-Bonneville prend ensuite la parole pour évoquer l’histoire du canal au XXe siècle. Elle évoque d’abord la forte implantation britannique en Egypte par la présence militaire croissante, qui passe de 20 000 soldats en 1882 à environ 10 000 pendant la Première Guerre mondiale. En 1951, la plus grande base militaire britannique en dehors de la Grande Bretagne est située en Egypte, près du canal de Suez, et est constituée de 80 000 hommes. Elle évoque la citation de Renan, décrivant le canal comme la « place des grandes batailles de l’avenir ». En effet, en février 1915 et en octobre 1916, il constitue un objectif de guerre et fait l’objet d’une surveillance aérienne accrue, avant d’être un des lieux d’affrontement entre Israël et l’Egypte entre 1956 et 1973. Le canal de Suez est chargé de différentes représentations :
Le canal constitue d’abord un symbole de l’impérialisme européen. Le courant nationaliste se développe au début du XXe siècle en Egypte et s’empare du thème de la restitution du canal. Un projet d’allongement de la durée de la concession de 40 ans (qui devait se terminer en 1968) n’avait pas été rejeté par le gouvernement immédiatement, la presse arabophone s’était déchaînée contre le premier ministre Boutros Ghali. En 1910, il est assassiné par un jeune nationaliste. En 1922, l’Egypte devient indépendante. Des voies s’élèvent pour réclamer une indépendance économique. Hassan El-Banna, fondateur des Frères musulmans, déclare « Matin et soir, les signes de l’occupation étrangère crevaient les yeux. Le canal de Suez, c’était lui la cause du mal, la racine de la plaie, à l’ouest, le camp militaire anglais et à l’est le bureau général d’administration de la compagnie. L’Egyptien se sentait étranger chez lui, méprisé ». Le canal de Suez apparaît comme la source des misères de l’Egypte, qui ne bénéficie pas de ses revenus. En 1910, un partage des bénéfices avait été envisagé (4% puis progressivement 12 %), mais ce projet est abandonné. L’indépendance passe ainsi par la récupération du canal. Nasser, qui avait déjà obtenu le départ des militaires britanniques, annonce la nationalisation du canal en 1956 afin de permettre le développement économique de l’Egypte. Ce ne sera pas le cas, car il devient un lieu d’affrontement. En 1956, les Français font appel aux Israëliens qui mènent une action militaire aux côtés des parachutistes britanniques et français. L’Egypte fait dynamiter la statue de Ferdinand de Lesseps à l’entrée du canal.
A partir de la nationalisation, le canal symbolise également la lutte pour l’intégrité territoriale. En juin 1967, des forces israéliennes sont présentes dans le Sinaï. En 1968, Nasser fait tirer sur les positions israéliennes, matérialisées par des remparts de terre (ligne Bar-Lev). Nasser mène une guerre d’usure. A partir de 1970, la région connaît une situation de « ni guerre, ni paix », jusqu’en octobre 1973. En 1973, Sadate décide d’agir en raison du manque à gagner : le canal de Suez est en effet fermé à la circulation depuis 1967. Il fait détruire la ligne Bar-Lev avec des canons à eau. Sadate devient le « héros du franchissement ». En juin 1975, le trafic reprend, ce qui fait espérer des perspectives de développement à l’Egypte.
Le canal est également une vitrine pour l’Egypte et un symbole de son développement. En 2014, le projet de doubler le canal de Suez crée des emplois. Une souscription est lancée auprès de la population égyptienne : 7 milliards de dollars sont ainsi récoltés en quelques jours. Seuls les Egyptiens ont été autorisés à y participer. En un an, la navigation croisée est rendue possible sur 72 km. Le canal de Suez est peu visible de la terre, car il est protégé. Il constitue cependant un élément central de l’histoire de l’Egypte
Pour en savoir plus :
Exposition L’épopée du canal de Suez
La Fabrique de l’Histoire sur le canal de Suez (France Culture)
Fiche sur le Canal de Suez à partir de l’ouvrage d’A.-C. de Gayffier-Bonneville (Clio-prépas)
Jennifer Ghislain pour les Clionautes