Les valeurs républicaines sont évoquées dans le contexte que l’on connaît par la quasi-totalité du spectre politique. Il nous est apparu opportun de les aborder ici sous l’angle d’une double lecture, celle de l’éducation nationale et celle de l’administration en général.
Samuel Paty assassiné : les non-dits du rapport de l’inspection générale
Enseignement des valeurs républicaines dans l’éducation nationale : une crise de conscience[1]
I –Un double logiciel administratif
Les cas de remise en cause, souvent violentes, de l’enseignement des valeurs républicaines sont légions (officiellement 935 en 2019, en fait des dizaines de milliers de cas par an depuis plusieurs années). Elles ne donnent heureusement que rarement lieu à des drames comme la décapitation dont a été victime Samuel Paty le 16 octobre 2020. S’ils sont peu connus du grand public (sauf quelques cas comme l’affaire de Creil en 1989 ou bien évidemment, par son caractère épouvantable, celui de Samuel Paty) c’est qu’ils sont traités au travers de 2 logiciels particuliers, l’un propre à l’Education nationale qui est constitutif de sa mission d’éducation, l’autre qui est lié à ce qu’on appelait en science administrative le principe de déresponsabilisation.
Le logiciel matriciel de l’Education nationale que pratiquent les enseignants
Ils sont là pour enseigner, pour éduquer, pour transmettre les valeurs républicaines également. Dans cette idée, les obscurantismes véhiculés par les élèves, les contestations des valeurs républicaines, les propos violemment antisémites, racistes, homophobes qui sont en augmentation constante, sont bien évidemment tous lus au prisme du manque d’éducation, de savoir, ou de recul de ces jeunes. Le devoir de l’enseignant n’est donc pas, dans sa conception intellectuelle comme professionnelle, de dénoncer ou de sanctionner, mais d’expliquer, d’amener, par une propédeutique, le jeune à se questionner, à prendre de la distance pour repenser ses propos.
Evidemment les enseignants sont très inégalement appareillés pour traiter ces questions. Le niveau de recrutement s’est effondré (10248 candidats au CAPES externe d’histoire géographie en 2000, 4500 en 2020) du fait de la faible attractivité de ce métier, les formations sont médiocres (les formateurs experts sont rares et encore moins bien rémunérés qu’un enseignant).
Les conséquences de la déqualification
Alors que les besoins sont criants, au nom d’économies systématiques depuis plusieurs années, on a donné de moins en moins de moyens au corps enseignant de s’affirmer face à une montée en puissance des contestations des savoirs (car l’islamisme comme tout totalitarisme utilise cette contestation des savoirs comme vecteur de son idéologie). Tous les métiers et toutes les disciplines ne sont d’ailleurs pas touchés de la même façon par ces contestations. Cela concerne en particulier les professeurs des écoles, les professeurs d’histoire-géographie, de SVT, de littérature, de philosophie, d’éducation physique ou d’arts.
Ajoutons à cela un élément particulier du logiciel enseignant, qui concerne une partie de ces jeunes. Dans ce qu’on appelle « les quartiers » (alors même qu’aujourd’hui la contestation n’est plus le seul fait de ces zones), tous les enseignants qui ont été en poste ont, par constat, amalgamé la misère sociale et la misère intellectuelle, de telle sorte que les atteintes lourdes à la République étaient excusées au nom d’une victimisation sociale. L’équation est simple : misère intellectuelle + misère sociale = doubles victimes.
L’enseignant excuse au nom de ces deux principes, les remises en causes de plus en plus violentes de son enseignement et des valeurs républicaines. Contester la misère intellectuelle signifierait se mettre au ban de la communauté éducative, contester la misère sociale signifie apparaître comme un réactionnaire chantre de la globalisation et de ses excès, ce qui est inacceptable dans le contexte social de ces quartiers et lorsqu’on est en prise directe et quotidienne avec les familles et leurs enfants.
Un logiciel administratif fondé sur le principe de déresponsabilisation
Le logiciel de gestion administrative est différent mais cumulé à celui de l’Education nationale, il renforce la faiblesse de l’action publique en matière d’éducation aux valeurs de la République. C’est le principe de déresponsabilisation.
De manière générale, l’administration considère qu’il existe un décideur, le politique, a priori responsable, et une machine exécutante avec des rouages. Chacun de ces rouages est par définition irresponsable des décisions et des applications.
C’est la contestation de ce principe qui a amené les enseignants il y a deux ans à lancer sur les réseaux sociaux (RS) le #pasdevague. Personne n’étant responsable d’une situation, personne ne voulant prendre en charge la responsabilité de critiquer ou de remettre en question une règle, la gestion au quotidien des conflits revient à essayer de minimiser les incidents voire à les dénier.
Bien évidemment cela plonge l’agent qui est victime du conflit dans une situation inextricable, qui va l’amener soit à s’autocensurer, soit à quitter le lieu ou la fonction qui le place dans cette situation. La mutation est ainsi un mode classique de gestion du conflit dans l’administration. L’islamisme est bien évidemment parfaitement conscient de ces faiblesses et les utilise à son profit (ce qu’a fait par exemple l’activiste islamiste Abdelhakim Sefrioui en publiant sa vidéo contre Samuel Paty).
II –Une prise de conscience lente et par à-coups
La difficulté croissante d’enseigner les valeurs républicaines, les atteintes de plus en plus graves à l’intégrité intellectuelle et physique de l’enseignant, ont obligé l’Education nationale à réagir, toujours au prisme des logiciels qui la structurent. Les réponses n’ont pas débouché nécessairement sur des actes mais la prise de conscience du problème est déjà un pas important. Notons qu’elle n’a été impulsée qu’à partir de situations dramatiques.
Trois moments importants
Le 11 septembre 2001
On peut dater une première prise de conscience après les attentats du 11 septembre 2001, quand un grand nombre d’enseignants (j’enseignais alors en zone de prévention violence – ancêtre des REP+ – à Aubervilliers au Lycée polyvalent Le Corbusier) se sont aperçus qu’il était très difficile de faire cours sur l’attentat, voire qu’une grande majorité des élèves étaient favorables aux terroristes.
À titre d’exemple « Ben Laden en force » était tagué sur des dizaines de tables, de tableaux ou sur les murs du lycée pendant plusieurs semaines suivant les attentats. Beaucoup de personnels (enseignants et personnels de direction) se sont réveillés en se rendant compte qu’ils avaient collectivement fermé les yeux sur un phénomène de masse, a priori circonscrit aux banlieues « difficiles ».
Malgré cette prise de conscience, les enseignants concernés ont considéré que la misère sociale ou l’échec du pacte républicain était la cause de cette situation. La prise de conscience appelait cependant aussi une réponse plus tangible.
L’Education nationale a réagi de manière cohérente face à un nouveau problème, au travers de deux aspects : formation et enseignement. Parce qu’on manquait d’outils sur ce qu’était l’islam politique ou l’islamisme (plus par aveuglement volontaire que par manque d’études sur le sujet), on a décidé de former la communauté éducative à ces questions. Le manque de repères était tel qu’on a demandé à des « experts » de l’Islam, dont certains étaient des chantres de l’islamisme comme Tariq Ramadan, de venir donner des cours d’éclaircissement aux enseignants. C’est ainsi que ce dernier fut invité par l’Inspection générale à l’université d’été de 2002 pour former les professeurs d’histoire (Luc Ferry était ministre de l’Education nationale à l’époque mais c’est bien une réaction administrative et non politique).
Du côté de l’enseignement, l’idée (déjà ancienne pour des partisans d’une laïcité inclusive) fit son chemin pour imposer à l’école un enseignement du fait religieux, devant permettre aux enfants de prendre du recul face aux discours radicaux. C’est tout le sens du rapport de Regis Debray “ L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque » commandé par l’Education Nationale en février 2002.
La bonne conscience
L’intrusion massive de l’enseignement des questions religieuses a fait débat, a posé plus de difficultés aux enseignants d’histoire-géographie qu’il n’a offert de solutions. L’appareillage scientifique des enseignants était très faible, et concrètement, expliquer un dogme complexe en 3 heures à 35 jeunes de 14 ans est une gageure, face à la capacité des parents, de religieux et aujourd’hui des réseaux sociaux à neutraliser ces quelques heures de cours, très souvent abordées avec difficulté. C’est à la fois une façon de se donner bonne conscience et de se décharger sur quelques enseignants.
Ajoutons enfin qu’il y eut une réponse politique et juridique à cette question avec La loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Concrètement les débats et l’application de cette loi ont renforcé les tensions et la contestation de l’enseignement des valeurs républicaines au sein des établissements scolaires. Notons qu’en 2004, le rapport d’un inspecteur général tire la sonnette d’alarme mais comme la plupart de ces rapports, il n’a quasiment aucune portée.
Les attentats de 2015
La deuxième phase de prise de conscience intervient après les attentats contre Charlie Hebdo puis après ceux du 13 novembre 2015.
Après cette vague d’attentats, beaucoup comprennent que l’islamisme n’est pas qu’une querelle d’intellectuels ou un problème géopolitique étranger, mais bien une entreprise d’éradication de notre modèle de société et de nos valeurs républicaines. Malgré cette prise de conscience, une partie de plus en plus importante des jeunes et leurs familles, ont continué d’être sensibles au discours radical et violent.
Il a été ainsi extrêmement difficile voire impossible dans de nombreux établissements de faire respecter la minute de silence le 8 janvier 2015 alors même que la portée de ces attentats était très différente de celle contre le World Trade Center.
Dans le corps enseignant, la frange la plus radicale, dominante dans certains syndicats, a renforcé son discours critique, notamment anticapitaliste. Plus l’attentat est violent et plus la société moderne – capitaliste – est responsable. Cela a amené une partie des enseignants à relativiser de plus en plus ce qui était de moins en moins relativisable, à savoir les dérives de l’islamisme radical (apologie de l’assassinat, des violences aux femmes…) au nom d’une contestation sociale (lutte contre les inégalités), idéologique (lutte contre le racisme) et géopolitique (par exemple sur la question palestinienne) légitime.
D’un autre côté, face à la montée des violences ou des difficultés croissantes d’enseigner, la grande majorité du corps enseignant (peu syndiquée et surtout de moins en moins [2]) refusant que l’école soit un lieu de guerre idéologique ou sociale, préfère ne pas regarder le problème en face. Soit l’enseignant considère que sa discipline n’est pas concernée (comme les mathématiques), soit il estime que cela ne touche que les « quartiers ». C’est bien évidemment une illusion car toutes les disciplines du savoir sont affectées, et toutes les zones du territoire sont touchées, comme un collège de banlieue résidentielle de Conflans-Sainte-Honorine ou de grands lycées parisiens.
L’administration a aussi réagi en créant des services chargés de gérer les questions de laïcité dans les rectorats. Sont ainsi mises en place deux strates administratives d’action : le professeur d’histoire-géographie avec ses cours du fait religieux et d’Education Morale et Civique (EMC) et une hiérarchie avec des inspecteurs et des conseillers chargés de veiller à ce que la Laïcité soit correctement enseignée.
« On a bricolé un système avec les rouages existants »
Le problème est que ces deux strates tendent à se neutraliser. Essentiellement parce qu’on a confié à un corps d’inspection, qui est à la fois celui qui sanctionne et qui assure la promotion dans la carrière, de contrôler cet enseignement.
Quelles que soient les bonnes intentions des inspecteurs, le mélange des casquettes a fait qu’ils étaient plus vus comme des censeurs que comme des auxiliaires pédagogiques ou professionnels. Eux-mêmes sont d’ailleurs peu formés aux réseaux sociaux, à la psychologie, aux techniques de contre-propagande ou de communication, au droit, aux questions religieuses, voire aux questions de sécurité.
On a bricolé un système avec les rouages existants, qui s’est monté sur le dos des enseignants et non à leur côté, de telle sorte que les stratégies d’autocensure ou d’évitement se sont amplifiées.
L’assassinat de Samuel Paty : un tournant ?
C’est peut-être un tournant, mais ce n’est pas sûr. Une partie de la communauté enseignante est en train de comprendre que l’islam radical en France n’est pas une conséquence passive de la misère sociale mais qu’elle est une doctrine active, appareillée intellectuellement, médiatiquement, économiquement, politiquement et physiquement (ce n’est pas un élève un peu simplet de la classe de Samuel Paty qui l’a assassiné, c’est bien un système avec ses acteurs conscients). Le discours de relativisation de l’islam politique est toujours très implanté, notamment dans les syndicats majoritaires, mais il semble que le logiciel ne peut qu’évoluer vers une prise de conscience affirmée.
Côté administration, on voit bien que la chaîne hiérarchique, du personnel de direction au ministre, a commencé par se protéger, en martelant que tout avait été correctement fait (c’est le classique « tout va très bien madame la marquise »), notamment en matière de soutien.
Mais l’ébranlement est puissant, au point que la communauté éducative ne peut plus éviter un questionnement en profondeur de ses logiciels. Peut-on enseigner tout à tout le monde ? Si oui comment ? Si non comment ?
Un divorce presque total d’avec la hiérarchie
La hiérarchie administrative et le corps enseignant sont déjà en situation de divorce presque total (avec un décalage absolu entre le discours des hiérarchies et le ressenti des enseignants), et cette « crise de conscience » va devoir aussi émerger au sein du corps enseignant.
Un aggiornamento semble nécessaire. Il doit être accompagnée par tous les corps de la société, avec des états généraux de l’enseignement (une démarche intéressante car bottom up), mais avec comme cheville ouvrière les enseignants (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui). Des états généraux de « l’Enseignement » auraient été, à mon sens, préférables aux états généraux de « l’Education », car paradoxalement, ces derniers marginalisent les enseignants aux profits de tous les autres acteurs de l’éducation. Il me semble que le sujet central concerne le média par lequel se transmet les savoirs qui émancipent et l’esprit critique.
La question pourrait se poser de la façon suivante,comment devons-nous faire société par nos enseignants ?
Tant que nous ne poserons pas concrètement le problème, il se réitèrera avec toujours plus de violence. La « Der des ders » n’est jamais la dernière.
[1] Ce texte se veut un éclairage relativement rapide sur une question complexe et non un article scientifique complet qui nécessiterait des analyses bien plus denses.
[2] Les syndicats sont toujours discrets sur le nombre réel d’adhérents. On estime aujourd’hui à 25% le taux de syndicalisation dans l’Education nationale, encore faut-il distinguer les adhésions d’usagers (pour la gestion de la carrière) et les adhésions militantes. Par ailleurs, les chiffres communiqués mettent toutes les catégories de personnels de l’éducation nationale ensemble. En réalité les services administratifs de rectorats comme de l’administration centrale fournissent plus de syndiqués que les enseignants, pourtant bien plus nombreux.
Ce texte a été initialement publié sur le site Galilée.sp Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de son auteur.