Cette communication s’attache à présenter les territoires frontaliers des Alpes comme des territoires de mort pour les personnes en migration, en se basant sur la thèse en cours de Sarah Bachellerie, doctorante à l’UMR Pacte (Université Grenoble Alpes) et des travaux de Cristina Del Biaggio, Maîtresse de conférences en géographie à l’Université Grenoble Alpes.
Sarah Bachellerie, doctorante et Cristina Del Biaggio, géographe présentent les résultats d’une recherche menée pour l’association Border Forensics et en collaboration avec l’association Tous Migrants.
Un processus progressif de frontiérisation de l’arc alpin
Grâce au développement des technologies et des infrastructures, traverser les Alpes est devenu plus facile (voir les travaux de Kévin Sutton), de sorte que la topographie s’efface presque grâce aux tunnels. Dans certaines régions cependant, on observe un tournant en 2015. Dans le Briançonnais, et comme l’atteste une habitante, la frontière n’était pas palpable avant cette date, mais depuis les montagnes sont devenues des murs. Ce processus de « frontiérisation » (terme forgé par MbembeDans Brutalisme, La Découverte , 2023) concerne tout l’espace Schengen en lien avec la crise de l’accueil de 2015 et de la remise en place du contrôle aux frontières intérieures par certains États Membres. Cela engendre par conséquent une différenciation entre les populations désirables et celles désignées comme indésirables.
Dans les Alpes, on observe donc une militarisation là où transitent des personnes en migration. Elle prend différentes formes : contrôles ciblés, patrouilles binationales, utilisation de drones, barrières frontalières et barbelés, qui révèlent un complexe militaro-industriel à l’œuvre dans ces zones frontières : 200 km de barrière.
Des tensions dans l’espace frontalier haut-alpin
Le cas de Clavière près de Briançon incarne le paradoxe entre un espace dédié au tourisme et le fait de militariser ce même espace. En 2015, les contrôles entre la France et l’Italie sont remis en place et le nombre de policiers et gendarmes dédiés à cette tâche explose. D’autres corps de métiers comme les personnels de station de ski ou encore la SNCF sont contribuent aussi au dispositif de pour contrôle des passages.
Concrètement, un profilage des voyageurs s’opère au niveau des postes frontières sur des critères sociaux et raciaux : à partir du physique d’une personne, on en déduit sa provenance (au point que beaucoup de touristes racisé·es sont aussi contrôlé·es !). Autre élément, plus culturel, les patrouilles évaluent aussi la maîtrise des codes du tourisme alpin (avoir la bonne marque d’équipement, savoir porter des skis, etc.) pour traquer les personnes en migration. Les patrouilles sont mobiles dans tout l’espace touristique de la station Montgenèvre/Clavière avec des surveillances décentralisées sous forme de patrouille en motoneige sur les massifs.
Pour les habitant·es locaux du village, un sentiment de peur des rondes policières s’instille, à travers la peur de l’impact sur le tourisme. Des formes discrètes de résistance existent cependant, certain·es donnent de l’eau aux personnes qui tentent le passage. Se créent aussi de nouvelles centralités avec des personnes en solidarité venant de toute l’Europe et mobilisées pour la cause des migrant·es.
Pratiques de contrôle frontalier et mécanismes de la violence
Qu’il s’agisse des frontières alpines ou de la frontière États-Unis / Mexique, on observe un mécanisme de « prévention par le découragement » (prevention through deterrence). En militarisant les zones de passages plus sûres, les exilé·es n’ont d’autre choix que de passer vers des zones plus dangeureuse. L’absence d’équipement adéquat et le manque d’expérience du milieu montagnard de la part des migrant·es augmente les risques, comme l’empêchement, de la part des forces de l’ordre, d’accéder aux soins, ce qui conduit à une non-prise en charge sanitaire en cas de blessure jugée sans expertise médicale.
Quand les exilé·es sont refoulé·es à la frontière, au lieu de redescendre, ils et elles retentent le passage, souvent plusieurs fois, en augmentant leur fatigue, et donc les risques de chute ou d’accident dans une sorte de « escalade chronologique ». Au fur et à mesures des tentatives de passage, les personnes en migrations s’écartent de plus en plus des sentiers et des espaces urbanisés, en montant de plus en plus haut dans la montagne pour espérer échapper aux contrôles, en risquant ainsi de se perdre. Pourtant, les discours médiatiques et politiques, au lieu de pointer la responsabilité des politiques migratoires, ils imputent la responsabilité des accidents soit à la dangerosité de la montagne soit à la prise de risque de la part des migrant·es eux-mêmes, ce qui invisibilise la responsabilité des forces de l’ordre et des lois qui encadrent leurs pratiques.
Les conséquences mortifères des pratiques de contrôle frontalier
A partir de 2017, des collectifs se mobilisent et alertent sur la situation dans les Hautes-Alpes, un collectif de Névache rend notamment publique une lettre ouverte au Président de la République. Le constat que la frontière tue est également dressé dans un des rapports de Médecins sans Frontières (Italie).
Dans leur enquête, Cristina Del Biaggio et Sarah Bachellerie ont récolté des données sur les morts aux frontières : de 1993 à 2024, on enregistre au moins 178 morts aux frontières de l’arc alpin. Parmi ces personnes, les trois quarts sont décédées après 2015, soit au moment où les Alpes ont subi un processus de « refrontiérisation ». Ces chiffres appuient le constat d’un lien entre militarisation des frontières et létalité du passage. Les zones les plus mortifères se concentrent au niveau de Vintimille-Menton et plus récemment de la frontière entre la Croatie et la Slovénie.
La contre-enquête sur le cas de Blessing Matthew, décédée à la frontière franco-italienne
En fin de communication, les deux chercheuses nous présentent l’un des visages de ces morts aux frontières : le cas de Blessing Matthew, jeune exilée d’origine nigériane, dont le parcours migratoire (voir le site https://www.borderforensics.org/fr) permet de montrer la responsabilité des forces de l’ordre dans son décès. En recoupant des témoignages et en les vérifiant in situ, la reconstitution a permis de produire les images manquantes de l’événement et de montrer les contradictions dans les déclarations des gendarmes mobiles qui ont tenté d’arrêter Blessing et ses deux compagnons de voyage la nuit du 7 mai 2018. Grâce à ces éléments de preuve, l’association briançonnaise Tous Migrants a demandé la réouverture de l’instruction judiciaire. La demande a été rejetée par le tribunal de Gap, mais elle a permis une visibilité médiatique du cas et la publicisation d’une contre-narration qui contredit la version officielle.
Et la bataille judiciaire perdue pour faire reconnaître la responsabilité de la police dans ce drame à replacer dans le contexte des opérations d’intimidation de « Génération identitaire »Sur ce sujet voir la conférence au FIG en 2019 : Franchir les Pyrénées hier, les Alpes aujourd’hui, Aude Vinck-Keters, Maëlle Maugendre..
Cette affaire a certes été un échec judiciaire, mais un succès médiatique.