Mieux comprendre ce qu’est l’espace public pour tenter de mieux comprendre la société.
Thierry Paquot, philosophe, scrute depuis plus de trente ans l’évolution de l’urbain et propose par le langage d’en interroger le sens. Fervent critique de l’ « aire productiviste », il milite pour un ré-enchantement de la fabrique de la ville par l’utopie. A l’occasion de la publication de son dernier ouvrage L’espace public (La Découverte, 2024), Thierry Paquot revient sur l’histoire de cette formule usitée par tous et s’interroge : l’espace public existe-t-il toujours ?
Une erreur de traduction ?
Thierry Paquot retrace l’origine de la formule d’espace public à l’ouvrage éponyme, traduit de l’allemand, de Jürgen Habermas, philosophe et sociologue allemand représentant de la « Théorie critique » de l’ « Ecole de Frankfort ». L’espace public y est alors décrit comme le lieu du débat public de l’opinion privé. Selon Thierry Paquot, le philosophe allemand cherche dans son ouvrage à comprendre l’origine de la Révolution française au travers du débat critique de la gestion du pouvoir politique par la société civile bourgeoise. Ce débat entre personnes privées, à destination d’une opinion réceptive et critique, était organisé selon le principe de la Publicité au travers de trois dispositifs de diffusion :
- Le journal : S’inspirant du principe de la Gazetta italienne, Théophraste Renaudot publie à partir de 1631, avec l’autorisation royale, un bulletin d’information incluant des encarts publicitairesComprendre ici des avis privés rendus publics.
- Le café : Apparu à Londres à la fin du XIXème siècle et se distinguant de la taverne, le café est un lieu bourgeois importé en France où l’on discute de la religion, du pouvoir et du commerce.
- Le salon : Issu de la société aristocratique de l’Ancien Régime et popularisé au XIXème siècle, le salon tenu par des femmes joue un rôle culturel et politique important en permettant la mise en relation d’experts variés.
Avec cet historique, Thierry Paquot cherche à distinguer l’espace public des espaces publics. Si les seconds sont de l’ordre de l’urbanisme et de l’aménagement, le premier devait être compris sous le prisme du politique. Devait car selon le philosophe, l’espace public au sens de Jürgen Habermas serait aujourd’hui obsolète. Les moyens de communication, notamment ceux du numérique avec les réseaux sociaux, ainsi que la culture de la politique ont évolués.
L’espace public et la ville en sursis
Pour Thierry Paquot, l’espace « public » au sens de l’aménageurThierry Paquot réfute l’appellation d’urbaniste, qu’il considère comme une expression occidentale et masculine de la ville productiviste, pour lui privilégier le terme de « ménageur des possibles ». ne rend pas compte d’une réalité plus complexe que la vision duale qui l’opposerait à un espace « privé »Thierry Paquot pointe également une dérive du sens de « privé », dont l’origine anglaise « privacy » s’assimile à l’intime.. L’espace public, et celui connexe de la place publique, est une définition récente occidentale qui ne correspond pas à une réalité ailleurs dans le monde. La simple question de propriété semble en effet réductrice pour décrire un lieu de communion où « être avec et parmi » les autres. Cet utopie semble toutefois loin de la réalité. Selon le philosophe, l’espace public serait en effet devenu aujourd’hui un espace « pour les publics », celui des supermarchés, des gated-communities : des enclaves monofonctionnelles, résidentielles ou commerciales, sécurisées. Ces nouveaux espaces privés interrompent la rue et le parcours libre des piétons et remettraient en cause jusqu’à la notion de Ville.
Thierry Paquot reprend ainsi la thèse de l’historienne Françoise Choay ayant décrit l’abandon de la ville pour un espace de l’ « urbain ». Le philosophe définit la Ville par trois caractéristiques qu’il considère aujourd’hui en voie d’être perdues :
- L’urbanité : définie par Cicéron comme la maîtrise de la langue latine, l’urbanité serait la mise en relation des Hommes. « être urbain » traduirait pour Thierry Paquot une qualité d’accueil, minoritaire dans l’espace public contemporain.
- La diversité : qui s’opposerait à la spécialisation actuelle des espaces, la diversité décrite par le philosophe permettrait la coexistence des choses, la complexité, la contradiction. Thierry Paquot constate l’uniformisation des manières d’habiter dans le monde et l’existence de non-lieuxLes Non-lieux de Marc Augé (Seuil, 1992), décrivent le télescopage de modes de vie en dehors du contexte qui les a constitués et soutient la thèse d’une dépossession de nous-même par le stéréotype de notre environnement.
- L’altérité : Thierry Paquot la définit comme le rapport à l’autre, jamais connaissable ou réductible. La modestie de l’Homme de ne pas comprendre aurait selon lui laissé la place à la définition de toutes choses.
L’art d’habiter
Thierry Paquot appelle à une forme de résistance contre cette dislocation de la ville et de l’espace public. Il rappelle que l’Université était, avant d’être un lieu, l’association d’individus autour d’un projet commun, celui d’enseigner et d’apprendre. Transposé à notre sujet, l’espace public contemporain aurait perdu ce sens d’ « exprimer l’individualité » et de « faire société » qui le définissait pourtant. Ivan Ilitch, dans son ouvrage Dans le miroir du passé (Descartes, 1984), aurait, selon Thierry Paquot, assumé qu’aucun urbaniste ou architecte n’aurait d’impact sur l’ « Art d’habiter ». Habiter serait une manière d’ « être présent au monde et à autrui »Le philosophe fait ici référence à l’ouvrage Etre et Temps de Martin Heidegger. que le philosophe transcrit comme la mise à disposition d’un imaginaire personnel à autrui. Thierry Paquot confie l’avenir aux enfants, qu’il nomme « chercheurs d’hors » en raison de leur capacité à tisser les émotions et nouer un affect aux personnes, aux lieux.