L’Eurasie devient-elle un espace géoéconomique et géopolitique signifiant ?
Michel Bruneau, géographe au CNRS, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, des diasporas et espaces transnationaux
Il a publié en 2018 « Eurasie: continent, empire, idéologie ou projet » (CNRS-éditions).
Lors de ce café géopolitique, il montrera comment cet espace géoéconomique et géopolitique, auquel se sont rarement référés géographes et historiens, devient au XXIe siècle de plus en plus signifiant à cause de projets russe et surtout chinois.
L’Eurasie – Continent, empire, idéologie ou projet
Sillonnée par nombre d’aventuriers, de Marco Polo à Nicolas Bouvier, l’Eurasie a toujours fasciné. Elle reste néanmoins difficile à cerner et à définir, tant géographes, historiens ou politologues se sont peu référés à cet espace. Vaste continent courant de l’Extrême-Orient à l’Europe, sur lequel se sont juxtaposés des empires, il est surtout connu pour ses Routes de la soie et sa Route des épices qui le reliaient d’une extrémité à l’autre. Mais celles-ci n’ont jamais unifié cet espace, et n’ont permis sur le continent que des échanges limités de biens, d’idées et de techniques. Puis la généralisation de l’État-nation au xxe siècle a accentué sa fragmentation et les zones de conflits se sont multipliées aux marges des anciens empires devenus grandes puissances.
Il a fallu attendre l’idéologie eurasiste, puis, au xx)e siècle, le projet russe d’Union économique eurasiatique d’une part, et chinois des « nouvelles Routes de la soie » d’autre part, pour que se modifie notre façon de considérer ce continent. Car ces nouveaux corridors, continentaux ou maritimes, aménagés ou en projet, font l’Eurasie et sont susceptibles de donner à l’avenir plus de cohésion à cet espace qui couvre 1/3 de la superficie de notre planète et compte plus de 60 % de la population mondiale.
Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la notion d’Eurasie, dont l’indétermina-tion, le flou et un intérêt faible aux yeux de la plupart des géographes et des historiens, apparaissent dans leurs diverses tentatives de définition ?
Deux phénomènes récents, des projets à la fois économiques et politiques, avancés par la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jin Ping, sont en train de donner corps à une vision et une réalité eurasiatique, avec ou sans le terme. Ce sont d’une part l’Union économique eurasiatique (UEE) lancée en 2011 côté russe, d’autre part le projet OBOR (One Belt One Road) des nouvelles « Routes de la soie » continentale et maritime, formulé surtout à partir de 2013 côté chinois, et le désir de connecter ces deux projets annoncé en mai 2015 par les deux présidents Poutine et Xi Jin Ping. Beaucoup d’articles et d’informations ont été publiés dans les media du monde entier au cours des deux dernières années sur ces deux projets. On en fera une analyse critique et on tentera de dégager les grands traits comme les potentialités de ces deux projets. Pour en comprendre la portée, il nous a paru indispensable de recourir à une analyse géo-historique qui se situe dans la longue durée, de l’Antiquité à nos jours, pour voir comment à différentes périodes se sont développées ou non les relations, communications, connexions entre les deux extrémités du continent eurasiatique, entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Les liaisons ont toujours existé, mais elles ont parfois été interrompues ou minimisées par voie de terre comme de mer, à différentes époques et pour différentes raisons.
On s’intéressera plus particulièrement aux diverses constructions impériales qui ont réuni une plus ou moins grande partie des territoires de l’Eurasie et aux différents axes de communications continentaux et maritimes qui ont relié ses deux extrémités. Jamais cet immense espace n’a été politiquement ou culturellement uni et ne risquera pas de l’être dans un avenir prévisible, mais les progrès incessants, grandissants des communications et connexions de toutes sortes, en relation avec la mise en place d’infrastructures, lui donnent de plus en plus de cohérence et font qu’une Eurasie devient une réalité de plus en plus tangible sur un arrière fond de concurrence, de rivalités et de quête d’une hégémonie par les plus grandes puissances du monde.
Géographe, spécialiste de géohistoire, directeur de recherche émérite au CNRS, Michel Bruneau est notamment l’auteur de Diasporas et espaces transnationaux (2004), L’Asie d’entre Inde et Chine (2006) et De l’Asie Mineure à la Turquie (2015).