L’après-midi de la 1ère journée du colloque organisé par l’association Dauphiné-Savoie des auditeurs de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) est consacrée à la question suivante : « L’Europe dépense-t-elle assez pour sa défense ? »
Cette seconde table ronde réunit autour de la question du « nerf de la guerre » :
Arnaud Danjean, député européen. Il a notamment présidé la sous-commission « sécurité-défense » du Parlement européen (2009-2014) ainsi que le comité de rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale décidée par le Président de la République en juin 2017.
Julien Malizard, Titulaire adjoint de la chaire économie de défense de l’IHEDN
Général de Corps d’Armée Patrick Gournay, Contrôleur général des armées, Groupe de contrôle de l’armement, du maintien en condition opérationnelle et des exportations.
La table ronde est animée par Marina de Castro, déléguée régionale Auvergne-Rhône-Alpes des Jeunes de l’IHEDN, attachée d’administration de l’Etat.
Arnaud Danjean :
Pourquoi dépense-t-on insuffisamment pour la défense de l’Europe ?
A votre question, je ne peux que répondre que non. Et bien sûr, il ya de nombreuses explications à cela.
Des dépenses très hétérogènes selon les Etats
Sur les 300 milliards (MM) de $ de dépenses militaires des pays-membres, l’Allemagne et la France, c’est 50 MM de $ et les autres au mieux la moitié (Italie puis Espagne).
Ensuite, la question est celle de l’utilisation. Les Allemands, par exemple, l’allouent aux frais de fonctionnement, et peu sur l’investissement et le fonctionnel.
Des capacités industrielles inégales
La France a la plus forte industrie de défense ; Allemands, italiens et Suédois sont ses concurrents et demain – au-delà de l’épineuse question des brevets – ses partenaires.
Des budgets siphonnés par l’industrie militaire américaine
Les budgets européens alimentent plutôt les entreprises US. Soit du fait de l’interopérabilité des équipements préexistants avec les achats, soit parce que l’OTAN est perçu comme le bouclier ultime.
Rappel : le budget US : 780 MM de $ pour un pays de 340 M d’habitants et avec des stationnements de troupes pérennes sur tous les continents. Les 27, c’est un budget inférieur à la moitié pour une population globale de 450 M d’habitants.
Une situation liée à la fin de la Guerre froide
Fin des tensions, baisse des budgets militaires
Après la chute du Mur, la tendance générale a été à la baisse des budgets. L’UE apparaissait à côté de l’hyperpuissance américaine comme la championne de la paix et des normes de bon voisinage. Ces illusions étant tombées face à la montée de blocs régionaux puissants, favorisés par leur démographie, il y a depuis 2015 une reprise des budgets.
Faire face à l’agressivité russe
Celle-ci reste toutefois modeste, la perception des dangers étant diverse.
Les Scandinaves, les Baltes et les Polonais sont toutefois clairement sensibles à la présence agressive du voisin russe.
Cela se traduit pas des achats de matériel ou le rétablissement d’un service national d’active. Un bataillon franco-anglais est présent aujourd’hui à la frontière russo-estonienne. La Suède réarme en déployant un nouveau système de défense anti-aérien sur son île « porte-avions » de Götland, et prépare une nouvelle génération d’avions de chasse Griffen.
Des budgets rabotés avec la crise économique post-pandémie ?
Il y a crainte que le Covid ait freiné la dynamique de la loi de programmation militaire de 2017 en France. Si jusqu’en 2021, 1,7MM d’€ ont été rajoutés chaque année, sa programmation sur 7 ans, avec la volonté de doubler le budget initial en 2024, est suspendue à 2022, et à l’élection présidentielle…
Une conjoncture politique peu favorable
Les élections allemandes
L’environnement politique européen n’incite pas non plus à l’optimisme sur les budgets. L’Allemagne pourrait avoir une majorité de gouvernement hostile à une augmentation du budget militaire.
Des arbitrages contre le budget européen de défense
Et le nouveau budget européen ? Il est censé financer la R&D des programmes industriels. Initialement prévu à la hauteur de 13 MM d’€ sur un budget septennal, la crise économique liée à la pandémie a conduit le Parlement à le réduire à 7,9 MM soit un peu plus d’IMM / an.
Les biais d’un budget communautaire
Sur les modalités de distribution des fonds, il y a risque de dispersion si les pays viennent réclamer leur « juste part géographique ». Comment ainsi se doter d’un matériel commun à la technologie de première main : drones et systèmes de renseignement autonomes que nous ne possédons pas ?
La question épineuse des brevets
En outre, le processus de décision entre la Commission et le Parlement va être nécessairement bureaucratique et long. Avec des questions aigues de propriété intellectuelle qui vont rendre nos industries réticentes à partager leur R&D.
Il faudrait aller au delà du fonds européen de défense : d’autres instruments pourraient d’ailleurs bénéficier de financements européens (Frontex et la création de gardes frontières, l’agence de cyber sécurité, etc.).
Général Patrick Gournay :
À la question « n’avez-vous pas l’impression de participer à l’impuissance de l’UE ? », Jean-Yves Le Drian répond : « Quelle impuissance ? ». Depuis que l’UE s’est doté d’un budget mutualisé, le Fonds européen de défense, elle monte en puissance.
Vers l’Europe-puissance
Nos forces engagées
- Barkhane : 15 000 militaires au Sahel, sur 4500 km de long et 1600 km de large.
- Chammal : la lutte contre Daesh dans l’ancien territoire de l’EI
- Résilience : les engagements logistiques face à la pandémie de Covid-19
- Sentinelle : les missions de défense intérieure et de protection des populations
Un effort de défense conséquent, mais…
Le budget de l’UE et pourcentage et loin d’être suffisant pour prétendre à une défense autonome :
- Les USA, c’est 3,4% de leur PIB
- La Chine, 2,9%
- L’UE, 1,4%
Même l’effort de défense français est en trompe-l’oeil car corrélé au PiB, fortement perturbé en 2020.
La faiblesse européenne liée à la dissémination technique :
Le manque de coopération des Etats-membres sur le plan de la construction des matériels représente des coûts considérables de plusieurs milliards. L’UE développe 178 systémes d’armement contre 30 aux Etats-Unis !
- 17 tanks contre 1
- 29 destroyers / frégates contre 4
- 20 avions de chasse contre 6
Conclusion : « L’UE doit maintenant prendre ses responsabilités » (Manfred Weber président du PPE)
Julien Malizar :
La question est un serpent de mer. Les EU veulent certes un « partage du fardeau », mais c’est histoire de rappeler l’importance des investissements européens pour le budget des industries US… D’où ma proposition d’une simulation à partir des chiffres officiels de ce coûterait une défense autonome européenne face aux menaces potentielles.
Quels sont les objectifs de la défense européenne ?
Identifier les menaces :
le livre blanc détermine en fonction de l’environnement géopolitique international les programmations militaires en France. Mais ce n’est pas le cas au niveau de chaque pays.
Les types de menaces :
- La menace russe sur les frontières septentrionale et orientale
- La menace djihadiste au Sud
Or, ni l’Espagne ou l’Italie considèrent la Russie comme une menace.
Des « trous capacitaires » de grande ampleur
Les Baltes n’ont pas d’avions de chasse alors qu’ils font face à un possible conflit de haute intensité. Pire, seules la France et le RU pourrait déployer une brigade d’intervention en cas d’invasion des pays baltes en une semaine. Les Allemands, c’est un mois…
Rien que pour protéger les communications maritimes en mer baltique, c’est 94 à 110 MM de $. Pour contenir une attaque conventionnelle sur la Pologne, il faudrait des investissements en matériel et en hommes de 187 à 200 MM de $.
Donc, contenir une attaque russe contre les Etats baltes, nous en sommes incapables.
Le rattrapage depuis la fin de la Guerre froide n’est pas acquis
- 1980 : 217 MM à 400 MM de $,soit 2,6% des dépenses de la moyenne des PIB européens.
- 1994 : 200 MM à 320 MM soit 2%
- 2019 : 219 MM et 1,4%
On voit que le retard est loin d’être comblé. Si l’on prend l’exemple de la France seule, cela représenterait une hausse du budget de 50 MM de $ actuels à 80 MM, soit un effort colossal sur 15-20 ans !
Si l’Europe veut se défendre par elle-même elle le doit. Mais aucun pays ne souhaite se passer des EU, y compris la France.
Le « partage du fardeau », une nécessité
Le dilemme « du beurre ou des canons »
Le duopole Fr / RU pèse lourd et la France seule pèse 70% des dépenses de R&D. D’autres ont un comportement de « passager clandestin », d’où le dilemme « du beurre ou des canons ».
Déjà, les politiques d’adaptation budgétaire aux critères de Maastricht avaient également raboté les budgets de défense nationaux. Le risque pour les « passagers clandestins » serait que les Etats-Unis haussent le ton et exigent des budgets de 2%. Dans tous les cas, une hausse de budget militaire représente pour eux une contrainte presque impossible à surmonter.
Le retour à la hausse
Depuis 2014 (l’invasion militaire de la Crimée par la Russie) et les attentats terroristes de 2015, l’environnement géopolitique lourd de menaces a convaincu les Etats-membres sinon de dépenser plus, du moins de mieux coordonner leurs efforts. D’où l’accord sur le budget européen de défense.
Parallèlement, la politique pragmatique de la BCE pour sauver l’€ (Le « whatever it takes » de Mario Draghi) a desserré les contraintes budgétaires.
Conclusion : Comment dépenser mieux ?
26 MM d’€ de dépenses inefficaces et de gaspillages budgétaires, avec un paysage industriel trop éclaté. Un exemple supplémentaire de ce qui a été dit précédemment : sur 80 navires de guerre produits, 12 le sont par l’UE, 4, par les USA, et 1 pour la Russie.
Comme pour Airbus, il nous faut des champions européens, ce qui n’a rien de simple.
Il faut aussi s’accorder sur un besoin commun, d’où la nécessité d’un « livre blanc européen ».
Car il est nécessaire d’anticiper sur des productions qui ne peuvent être qu’à long terme (15-20 ans).
Questions du public
Q1 : Puisque la budgétisation semble bien impossible, ne devrions-nous pas réévaluer nos priorités stratégiques, voire nos alliances par exemple avec la Russie ou l’Iran chiite ?
AD : notre budget n’est pas nommément dirigé contre un pays en particulier. Le livret de défense ne nomme pas la Russie comme une menace. Nos amis Russes, par contre, nous identifient officiellement comme ennemis.
Quant au chiisme, le Hezbollah n’est pas vraiment fréquentable et les régimes révolutionnaires sont par essence facteurs de déstabilisations.
JM : mon hypothèse de simulation était : « est-ce que l’Europe peut se défendre seule ? » et quels seraient les financements et moyens à y consacrer. La conclusion n’implique pas de changement d’alliance mais la nécessité d’un partage du fardeau avec les Etats-Unis.
Q2 : Quelle prévention de la menace terroriste, identifiée comme la principale menace ? Quel efficacité des services secrets en la matière ?
PG : Les services coopèrent. Les agences comme Europol sont de plus en plus efficaces pour le filtrage des mouvements migratoires.
AD : Harmoniser ? Oui, il y a des progrès à faire au niveau du droit. Sur la question de la prévention, ce sont plus les responsables politiques qui sont en première ligne que les jeunes citoyens. Les parlementaires irlandais m’ont expliqué que jamais on ne discute chez eux de défense.
Les Britanniques ont perdu leur cohésion nationale envers leur armée notamment avec l’Irak, où une majorité de la population s’est sentie en décalage avec l’engagement immédiat aux côtés des Etats-Unis. Les militaires britanniques le ressentent cruellement. Il faut l’éviter pour la France.
PG : les Anglais, contrairement à la France, n’arrivent plus à recruter des militaires. Officiellement, on recrute des robots…