Le titre du dernier livre de l’historien Laurent Wirth, « Le destin de Babel – Une histoire européenne » ne pouvait qu’inspirer un Patrick Boucheron, coordinateur d’une Histoire mondiale de la France et auteur sur Arte de « Quand l’histoire fait dates », passionné par les puzzles de faits, dates, événements, qui bout à bout, donnent sens à l’histoire.
PB : Un sujet d’importance qui traite du travail des historiens pour une histoire européenne : une construction, une dispersion, mais a-t-on encore envie de parler d’Europe ? Laurent Wirth présente un beau livre, courageux, sur un thème devenu repoussoir pour les éditeurs, au mieux embarrassant. Nous les historiens avons plus de facilités à faire comprendre l’histoire mondiale que l’européenne…
Laurent Wirth, vous vous êtes engagé dans les programmes scolaires à y placer durablement l’histoire européenne.
Comment dire simplement une histoire complexe ?
LW : Comment dire simplement une histoire complexe ?
En partant de l’Antiquité jusqu’à l’UE, tout en donnant des clés de lecture.
Union et division
Il y a dans l’histoire de l’Europe une dialectique des principes d’union (la latinitas, la christianitasDont le principe unificateur carolingien est contesté par l’historien médiéviste Tim Geelhaar : https://www.dfh-ufa.org/app/uploads/2018/06/Geelhaar_RESUME_FR.pdf, l’Europe d’Erasme, celle des Lumières) et des principes de division, la confrontation de Rome avec les Barbares, après une trop forte (?) expansion ; l’éclatement de la chrétienté occidentale avec la Réforme et les horreurs de la guerre de Trente Ans ; la perversion du particulier (liberté) par le nationalisme et celle de l’égalité par les totalitarisme.
- 1ère complication : les nations. On a pu penser que c’en était fini du nationalisme en Europe. Mais dès 1990, Krzysztof Pomian, en pressentait déjà le retour dans « L’Europe et ses nationsEditions Gallimard, coll. Le Débat, avril 1990. ». Pour lui, chaque fois que l’Europe avait tenté l’unité, ce fut un échec. Sera-ce le cas à nouveau ?
- La 2nde complication c’est l’Europe elle-même. Que fait-on de l’Europe hellénisante ? On voit que l’histoire en fait une géographie mouvante, bien difficile à définir.
- La 3ème complication : comment s’imbrique le culturel et le politique ? Ainsi le romantisme, qui combine aspiration universaliste et désir de nation.
« Unité dans la diversité », un pari impossible ?
PB : Prenons la devise de l’UE. La formule est habile mais au delà ? On a un pari fou, le fait de créer une communauté avec des altérités, interne (entre nations européennes) et externe (avec l’immigration).
Le temps d’une nouvelle « contre-réforme » ?
PB : L’unité dans l’altérité c’est pourtant désirable. Pourquoi on l’aime si peu ? Il semble que la Mitteleuropa Comprise ici comme l’espace centre-européen considérant l’UE comme un nouveau super-Etat oppresseur.propose au contraire une « contre-réforme » à l’Europe.
LW : mon nom est alsacien et je suis Auvergnat. En 14 mes 2 grands pères se sont retrouvés face à face. Mes 2 pères se sont battus contre les nazis dans l’armée de Lattre. La mère de mon épouse, résistante et déportée, a accouché à Ravensbrûck et son bébé a été l’un des 3 sauvés par la Croix-Rouge suédoise.
Comment ne pouvais-je pas me sentir concerné par le projet européen ? Paraphrasant ce que Massimo d’Azeglio avait dit pour l’Italie après le Risorgimento, je dirais : l’Europe est faite, mais comment faire des Européens ?
Faire de l’Europe une nation ?
PB : L’histoire s’instaure et s’institue en même temps que la nation. Peut-on l’élargir à l’Europe ?
En faisant un plus petit dénominateur commun (le catéchisme européen), ou les différences (Europa), vous vous y essayez. Mais qu’est-ce qui est fondamentalement babélique ?
D’abord Babel
LW : Il valait mieux la dispersion lors de conflits épouvantables que la réunion dans un lieu ! Indépendamment de la dispersion des langues, le fait de ne plus se comprendre conduit au risque de s’affronter. « La mer est encore loin… ».
Mon 1er titre était « la malédiction de Babel » au moment du psychodrame du Brexit et de la pandémie. Mon éditeur n’en a pas voulu, c’était trop pessimiste, et ça ne rendait pas suffisamment justice à la dialectique unité / division. En fait, depuis le début de la construction européenne on va de crise en crise. Mais ce sont ces crises qui font avancer l’Union.
PB : A propos de votre livre, quelle couverture !
LW : L’histoire de ce peintre allemand est très intéressante. Elle est en effet un résumé des tiraillements tragiques de l’histoire récente. Moi, j’avais d’abord très classiquement choisi le tableau célèbre de Brueghel. C’est mon éditeur qui m’a proposé celui de Bernhard Heizig.
PB : le Reichstag rénové, en le choisissant pour ses fresques,Sa présence en tant qu’artiste est-allemand, considéré comme compromis avec le régime avait déclenché une polémique publique : https://www.letemps.ch/culture/berlin-reichstag-revient-vie-fond-polemique est aussi ouvert sur toute l’histoire allemande récente et terrible. L’âge des responsabilités !
LW : la chrétienté médiévale c’est aussi une minorité juive très forte dans les villes et la place de l’islam dans ce temps long. Un communauté stigmatisée en France par la rouelle et en Europe par la Shoah, mais c’est aussi tous les penseurs. Et puis, comment nier l’apport de l’islam en Sicile, à Malte, ou en Espagne ?
Assumer la civilisation européenne
PB : la notion de civilisation suppose un élan universaliste et un moment de rupture et de clôture vis à vis des autres sociétés. Vous assumez la notion de civilisation européenne.
LW : « Toute terre peut se dire européenne quand elle a été touchée par la Grèce, Rome, et le christianisme » disait Péguy.
Il faut concevoir une civilisation européenne. Umberto Eco a dit « la langue de l’Europe est la traduction ».
« Faire les Européens ? » était le titre d’un colloque de Sciences-Po. C’est certainement pas par une instruction lénifiante comme celle de Bruxelles. L’Europe doit regarder son passé en face.
Défendre l’histoire aujourd’hui
PB : Vous vous engagez dans l’histoire. Cette conviction est elle toujours intacte ?
LW : Mon expérience de vie fait que je garde une confiance totale dans les vrais historiens, et une méfiance totale pour les imposteurs !
En 2006, en tant que président du groupe d’experts chargé d’élaborer les programmes de collège, j’avais tenté d’ouvrir l’histoire aux autres civilisations. Ce fut un lynchage d’accusations de saccage de l’histoire de France… Et vous avez connu la même chose pour votre « Histoire globale de la France »…
PB : Pourtant, ça fait bien longtemps que l’histoire en France est faite de chapitres à une échelle élargie !
LW : L’histoire de l’Europe ne peut être téléologique.
PB : Les croisades, la Shoah s’enseignent quoi qu’on en dise, car elle suscitent chez les élèves à tout le moins la curiosité. Pas tellement l’Europe, non ?
LW : Et pourtant ! 5 ans après la guerre, le geste de Schumann qui tend la main à l’Allemagne… ça ne peut qu’être difficile, mais j’assume.
Patrick Boucheron s’est ici interrogé – à juste titre – de l’intérêt porté à l’Europe par les élèves.
Avec ma collègue de Nice Annie de Nicola, nous avions constaté ces dernières années chez les 1ères technologiques un rejet massif de l’UE.
Pour leur répondre, nous les avons confrontés à leurs interrogations, non pour les contredire mais pour les mettre en situation de s’interroger en profondeur, en acceptant de se confronter à la complexité. Car l’acte pédagogique bien mené requiert souvent la pratique du contre-pied, d’où un cours quelque peu modifié par rapport aux consignes officielles…
A vous de juger !
Le TP 1ère STMG : « L’Europe est plurielle »
https://www.pearltrees.com/private/id14847669?access=1843cb6e447.e28eb5.abff27983938b6b0328e63e1fa743f16
Le cours 1ère STMG : « Les territoires européens, entre unité et diversité »
http://www.pearltrees.com/t/territoires-europeens/id16563641