Intervenants :
Alain Bergounioux
Frédéric Sawicki
Emmanuel Jousse
C’est dans le cadre de la maison de la magie, lieu renfermé et intime, que la fondation Jean Jaurès invite les spectateurs des Rendez Vous de l’Histoire à échanger et réfléchir sur l’état du socialisme en France et dresser des perspectives pour son avenir.
Menée à trois voix, la discussion est ouverte par Alain Bergounioux qui souhaite faire un état des lieux du socialisme actuel et introduire la réflexion de ses voisins.
Alain Bergounioux :
Si nous réfléchissons à ce qu’est l’idée socialiste qui s’est développée au XIXème siècle c’est avant tout une critique du capitalisme, créateur d’inégalités et d’aliénation selon ces penseurs. L’idée que le monde socialiste émergerait de la socialisation des biens de production reste la matrice des courants socialistes. Nous pouvons cependant distinguer trois courants et approches distinctes pour atteindre cet objectif commun :
1, Le socialisme utopique : socialisme d’associations, qui a nourrit le socialisme français et le syndicalisme
2, Le communisme
3, La sociale-démocratie
Passons sur les deux premières approches et intéressons-nous directement à la voie sociale-démocrate : prônant la concorde et la cohabitation d’idées socialistes dans le cadre global capitaliste, deux choix fondamentaux, qui seront déclinés dans les États selon des variantes, ont marqué son émergence :
1, Le choix de la démocratie préférée à la lutte armée : c’est le congrès de Tours de 1920
2, L’abandon de l’impératif de la socialisation des moyens de production pour agir sur la société par d’autres biais (budgétaire notamment).
C’est cette approche qui fut remise en cause durant les années 1980. Et la difficulté du socialisme français n’est pas un fait original, il s’inscrit dans une crise du socialisme mondial (le SPD a ainsi perdu la moitié de ses adhérents depuis la fin des années 1990), mis à mal par le néolibéralisme américain et la chute de l’URSS qui marquent une relance de la mondialisation libérale, remettant en cause les compromis historiques et obligeant les partis de gauche à repenser leur logiciel idéologique pour répondre aux défis nouveaux que doivent affronter les sociétés.
Ainsi comment répondre aux besoins de la société française ? Se dessinent dans les partis socialistes trois tendances :
1. La voie du compromis avec le libéralisme
2. La voie de la résistance et de la préservation des acquis sociaux en modernisant le socialisme
3. La recherche de nouvelles alliances en dehors des partis, passant par le monde associatif et l’engagement citoyen.
La France se retrouve prise dans ce débat d’ensemble : A ceci s’ajoute un contexte national qui tend à complexifier la situation en raison de causes qu’il faudrait nuancer, mais qui sont globalement :
1. Les résultats du dernier quinquennat et son incapacité à expliquer son action.
2. Les profondes divisions qui traversent le monde politique et syndical de gauche
3. La conjoncture et l’année 2016, annus horribilis pour le socialisme français : débat sur la déchéance de nationalité, retrait du président de la course à la présidentielle etc.
Le PS s’est trouvé confronté à une évolution du système politique qui a brisé sa position de pivot de la gauche électorale avec l’émergence du macronisme. Cette crise est profonde et ne correspond pas à la crise de 1993, qui était simplement électorale. Et pour celles et ceux attachés au socialisme français, comme le cercle Jean Jaurès, d’immenses défis s’ouvrent à nous.
Emmanuel Jousse :
Dans mon propos liminaire, je voudrais replacer les termes de la discussion dans la perspective historique : comment articuler l’innovation, la science avec le socialisme ? Cette articulation est, selon moi, possible dans une perspective temporelle. On pourrait reformuler la question sous les termes suivants : quel rapport entretient le socialisme au temps dans l’histoire et aujourd’hui ?
La situation est ambivalente : le socialisme place son action dans le futur et jamais dans le présent. Mais le socialisme se conçoit aussi comme un collectif, qui ne peut trouver force que dans l’expérience du passé. Ainsi je voudrais défendre l’idée que le socialisme trouve sa force dans l’équilibre entre l’espérance future et l’expérience du passé.
Je propose donc d’engager la discussion autour de deux points : l’idée d’utopie et son articulation avec des expériences contemporaines.
1, L’utopie
Le socialisme apparait dans les années 1830 sur la base d’une relecture de l’histoire, qui n’est plus cyclique mais qui devient une longue marche vers le progrès. Le socialisme, anticipation de l’avenir, va répondre à cette recherche par l’utopie tout d’abord. C’est une tradition ancienne mais qui est ici ré-exploitée pour critiquer le capitalisme et le libéralisme, généralement sous le forme des Lettres Persanes de Montesquieu : prendre le point de vue d’un étranger pour dresser l’image de son utopie (exemple du Voyage en Icarie d’Etienne Cabet). L’utopie devient de la sorte motrice pour l’idée socialiste. Précisons deux choses :
1. L’utopie ne met jamais en cause l’idée d’un monde libéré de l’aliénation mais ne doit pas être confondu avec la révolution ou le réformisme.
2. Très vite l’utopie sera critiquée par le socialisme matérialiste de Marx, préférant une autre utopie, scientiste, où la science fournira les clés du bonheur.
Deux mouvements historiques dans l’approche utopique :
1. Des années 1830 à la Commune : grande époque de l’utopie faite de foisonnement intellectuelle et d’approches diverses et contradictoires.
2. 1870-1880 : L’utopie s’indexe sur le progrès et la technique, ce qui met de côté la réflexion sur les valeurs (tension frugalité/productivité dans les approches utopiques). L’utopie devient techniciste, valorisant l’ingénieur plus que le législateur. La LSI de GB s’inscrit totalement dans cette ligne.
L’une des difficultés du socialisme actuel est de trouver le bon discours pour créer une utopie répondant aux besoins de la société ? L’utopie n’est pas en marche mais en constante négociation avec l’état de la société actuelle et passé.
2, Le passé, source de la réflexion utopique :
Cet aspect peut se résumer dans le concept de « communauté imaginée » de Bénédicte Anderson. L’utopie ne peut se concevoir que dans un groupe partageant des fondements culturels communs. L’internationalisme s’inscrit dans cette ligne de « communauté partagée » : grandes figures historiques, devises et symboles etc. Cette communauté partagée a néanmoins figé les acteurs dans des rôles, ne permettant plus de s’adapter à la société et de saisir les problèmes du présent (exemple du socialisme allemand de l’entre-deux guerre qui ne perçoit pas le danger du nazisme). Cette tradition permet néanmoins la défense de valeurs ancrées (discours de Bloom en 1920 pour refuser le modernisme communiste). Cette communauté partagée peut donc être un frein et un moteur.
Après la guerre en 1918 l’accès au pouvoir des partis socialises a renforcé le poids de la science et du machinisme dans l’utopie.
Ne pouvons-nous pas dire que le socialisme n’est pas que l’histoire d’un renoncement de l’utopie pour l’adaptation au présent ? Ceci n’est pas simple car cet abandon a permis l’invention de socles politiques clés : le socialisme, en s’adaptant au présent et à la réalité, est devenu un moteur d’innovation dans l’organisation démocratique de la société. Nous pouvons trouver dans ce rapport au passé et ces exemples une clé pour le futur.
Frédéric Sawicki :
On m’a demandé de réfléchir sur l’articulation du socialisme avec les éléments de la société actuelle. Comme il a été dit auparavant, les idées ne marchent pas seules mais doivent être incarnées. Si le PS a porté cela depuis 1971, ceci n’est plus évident aujourd’hui. Je pense qu’il est possible de penser le socialisme en dehors du parti même, ces représentants étant devenus peu à peu des gestionnaires, cessant de fournir un travail de réflexion. Comment en est-on arrivé là ? C’est le résultat de la transformation des socialistes français depuis les années 1980 et de leur contact avec le pouvoir. De ce point de vue ci François Hollande fut l’incarnation la plus claire de cette dérive.
Pour autant ceci ne veut pas dire que les idées socialistes vont mal. Il devient capital de réfléchir à ce qu’est le socialisme et ce qu’il ne peut plus être. Des ouvrages (Erik Olin Wright : Utopies réelles, édition La Découverte), des lieux perpétuent la réflexion qui peine à entrer dans le monde politique. Wright avance dans son ouvrage l’idée suivante : le socialisme s’oppose à l’étatisme et au libéralisme.
Ce ne sont pas les oppositions classiques que nous avons l’habitude de faire. Pour lui le socialisme se distingue dans le fait que la production de richesse soit socialisée (mise sous contrôle des productions par les citoyens et non l’État). Ainsi le socialisme réel, qui s’est incarné dans l’étatisme totalitaire ou jacobin, pouvait être pertinent au moment où les corps intermédiaires vérifiaient l’action de l’État. L’effondrement de ce sous-bassement institutionnel rend le socialisme actuel inefficace. Le socialisme de demain se doit donc d’être plus démocratique. Ce n’est pas un abandon de l’action de l’État, mais user de l’État afin d’inciter les citoyens à prendre en charge ces questions et restreindre le capitalisme dans son développement : c’est ce qu’il appelle l’utopie réelle. Il n’y aura pas de Grand Soir mais si nous voulons respecter l’idéal du socialisme démocratique, l’action de l’État doit aller dans ce sens.
Des initiatives sont ainsi menées aujourd’hui en France : expérimentation du revenu universel, budget participatif, association des citoyens dans le processus législatif. La difficulté majeure est alors de mettre en conformité ses actes avec ses actions (placer ses enfants dans l’enseignement privé était un motif d’exclusion au début du siècle !). Être socialiste c’est aussi cela. La réflexion de fond ce n’est pas rester dans le théorique mais s’incarner dans le concret.