Née du suicide collectif européen d’après 45, l’UE ne s’est jamais vraiment pensée comme puissance globale. Or la confrontation USA et Chine et la montée des nationalismes régionaux rebattent les cartes géopolitiques de l’Après-Guerre froide… En partenariat avec Les Clionautes
Ludovic Chevassus, Enseignant et référent géopolitique – Les Clionautes anime la table ronde.
En introduction il rappelle ce qu’est le nouvel enseignement de spécialité en classe de Terminale: Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques et présente les deux intervenants :
Thomas Gomart, Directeur – IFRI
L’affolement du monde : 10 enjeux géopolitiques du monde, 2019, Tallandier essais, 320 p., 20,50€
Ce livre permet de nourrir la réflexion, mais aussi de guider nos élèves de spécialité…
Jean-Vincent Holeindre, Professeur des universités – Université Panthéon-Assas (Paris2)
« La ruse et la force », 2017, éd. Perrin, 468 p., 15,99€
Ce livre réhabilite le temps long, nécessaire à la compréhension des phénomènes géopolitiques et montre combien la combinaison de la ruse et de la force y est fondamentale…
LC : en regardant une série allemande, Tribes Of Europa, qui imagine une dystopie de l’UE, dont des survivants essaient, après un gigantesque blackout causé par une attaque cybernétique mal identifiée de reconstituer un « Eurocorp », je me suis demandé…
…Quelle serait l’échelle satisfaisante pour parler de l’Europe ?
JVH : je suis d’autant plus heureux de cette présentation et de cet échange que j’ai eu l’opportunité de contribuer à la rédaction du programme de la spécialité HGGSP sur la guerre.
Il est en effet important de savoir si on parle de l’Europe-continent, entité géographique avec des pays souverains qui déterminent leur politique étrangère ou de l’Union européenne comme projet institutionnel et acteur des relations internationales.
L’UE n’est pas réellement un acteur puissant dans les relations internationales comme l’ont montré récemment les sanctions récentes contre la Chine (des hauts responsables privés de visas) n’ont pas d’efficacité. C’est une sanction symbolique à laquelle la Chine a aussitôt répondu.
Dans quelle mesure peut on considérer l’UE comme centre ou périphérie d’un centre qui se serait décalé vers le Pacifique ?
TG : Je suis très heureux de participer pour la 1ère fois au festival de géopolitique à l’invitation des Clionautes et d’y retrouver Jean-Vincent Holleindre.
Pour un premier élément de réponse concernant l’échelle la plus pertinente pour parler de l’Europe, j’ai une expérience russe et je me sens en Europe à Moscou même si je sens aussi des antagonismes… De plus la notion d’Europe est très différente selon ce qu’en comprennent les pays européens. Donc l’Europe c’est d’abord un continent.
Second élément de réponse, le projet Europe n’est pas et n’a jamais été un projet de puissance. La plupart des membres ont confié leur protection à l’Otan, et les autres (Finlande, Autriche, Norvège) sont neutres. C’est une idée française, mais qui est très problématique de penser que l’UE serait dans une même logique de puissance, de compétition que la Chine ou les EU. Ce, même s’il y a eu des tentatives d’en constituer un début de réalité, ce n’est pas son projet initial.
Et si les Européens sont les alliés militaires des EU, ils commercent depuis 4 décennies avec la Chine. Le poids économique de l’UE, 1er PIB mondial avant le Brexit connait une tendance structurelle au rétrécissement, eu égard au poids grandissant de celui de la Chine. En 2010, l’UE, les USA et la Chine pesaient 53% de la richesse mondiale, mais en 2030, c’est la Chine qui pèsera environ 30% du commerce mondial à elle seule.
Autre point, la rivalité au sommet Chine-USA libère des espaces de manoeuvre pour d’autres puissances régionales (Russie,Turquie) revenus à une logique de puissance. Présents dans le voisinage de l’UE, ils se voient dans un rapport de force avantageux avec elle. D’où la difficulté pour l’UE d’exister à la fois aux niveaux global et régional. Outre ses défis immédiats – gérer sa sécurité notamment sur son flanc sud – elle a de plus vocation à être présente dans la zone que l’on appelle désormais « indo-pacifique », nouveau centre géopolitique.
Les Européens n’ont pas été capables de rendre cohérents le fait que l’UE soit une des puissances dans la recherche et la technologie. Quels seraient les meilleurs outils pour répondre à cette crise de la puissance mondiale de l’UE ?
JVH : la question est de savoir qui est à la manœuvre : L’UE est–elle plus forte en tant qu’organisation ou avec des Etats séparés ? Avec la pandémie on voit bien que la France a pris du retard dans les vaccins parce qu’elle dépend de la Commission européenne, contrairement au Royaume-Uni, récemment sorti de l’UE.
Lae problème c’est la capacité politique de l’UE à parler d’une seule voix. (exemple, les conceptions différentes de la France et de l’Allemagne en matière d’interventionnisme militaire). Un accord serait nécessaire sur les priorités pour l’Union. Le « commun » européen reste à définir. Et puis, une seule voix est-elle opportune ?
En plus la place du continent commence à baisser. Mais comment se mettre ensemble pour être plus forts alors que la cacophonie règne. Au XVIIIe siècle on échangeait et conversait plus sur la philosophie et les sciences qu’aujourd’hui, avec des intellectuels plus polyglottes et plus curieux…
Le projet UE s’est au départ concentré sur les outils, les normes et non sur le commun européen, la politique au sens grec ou « arendtien » du terme.
Les EU de Trump allaient-ils nous offrir le « Kairos », cette opportunité de défense autonome et cette fenêtre est-elle en train de se refermer ? Quid de la fenêtre stratégique dont parlait E. Macron début 2020 ?
TG : On constate une réalignement extrêmement rapide des Européens sur l’administration Biden. La Pologne ne se pense pas en dehors de l’OTAN. Seuls 3 pays dans l’OTAN pensent défense autonome : les EU, la Turquie, la France.
Pour la France cette pensée est liée à la simultanéité de la réforme constitutionnelle (l’élection présidentielle au suffrage universel) et la bombe, en 1962. Ce qui est derrière est que le désastre de juin 40 ne se reproduise pas. Or elle est désormais le seul représentant de l’Union européenne avec un siège de membre permanent du conseil de sécurité.
Que l’administration US actuelle soit polie et ne qualifie plus l’UE d’ennemie, n’empêche pas que le mal est fait. Sa priorité reste double : la rivalité sino-américaine et accessoirement contenir les velléités de puissance de l’UE. Les Européens ont eux besoin de 2 stratégies, l’une vers leur partenaire militaire, l’autre vers leur partenaire commercial, Chine et EU en ont une seule.
Il y a un arc de risques potentiels au Sud et à l’Est de l’UE. La Russie est un adversaire pour la Pologne, les Etats Baltes et la Suède. Comment l’UE peut elle s’adapter à la Russie (que j’assimile à Vladimir Poutine) ?
TG : vous avez raison d’assimiler les 2. Poutine pourrait rester au pouvoir jusqu’en 2036. Vladimir Poutine a compris en 2005, lors du « non » des Pays-Bas et de la France à la Constitution européenne, puis son contournement par le traité de Lisbonne, que les peuples européens étaient en rupture avec les élites européennes. L’UE entre dans une crise majeure. Parallèlement la Russie reprend économiquement des couleurs (exportations gazières) et idéologiquement se réarme en avant-garde chrétienne conservatrice.
Contrairement à ce qu’ont pu penser de nombreux responsables européens, ce n’est pas l’adhésion à l’Otan des anciens satellites européens de l’URSS qui a été le tournant de la politique extérieure russe mais que l’Otan et l’UE s’approche de son « glacis historique ». D’où les initiatives russes en Géorgie, en Ukraine, en Syrie (Tartous est le seul port d’accès russe aux mers chaudes), mettant les Européens face au fait accompli.
JVH : La Russie comme les autres blocs à un positionnement géopolitique caractérisé. l’Europe, engluée dans les crises (gilets jaunes, immigrations, pandémie, crise du modèle démocratique…) est le seul « bloc » à ne pas parler d’une seule voix. C’est une source de vulnérabilité. Comme en plus elle n’a pas été faite pour cela… Le tragique de l’UE est là, pas être en mesure de choisir. Exemple éclairant d’un Double Bind concernant la confrontation Chine – USA.
Quant à son poids démographique dans le monde, il est également en déclin…
La Turquie offre un autre challenge à l’Europe. Sur Fr5, récemment, E. Macron a désigné Erdogan comme un danger potentiel pour la France. La Turquie est-elle encore partenaire de l’Otan, de l’Europe ? Ou au contraire son adversaire ?
JVH : La Turquie sur le plan énergétique, démographique, géographique nous impose de composer avec Erdogan. 3 millions de réfugiés en Turquie pourraient être déversés vers l’Europe. La Turquie comme la Russie est dans son histoire longue. L’UE a une histoire courte, et l’idéologie des droits de l’homme ne peut constituer une ligne géopolitique. Le président Macron est sur une ligne de crête : obliger les Européens à la fermeté tout en maintenant un dialogue.
TG : la Turquie est très intéressante dans le cadre de l’HGGSP. Les déclaration du président français sur l’ingérence est une façon de mettre en lumière le fait que la diaspora turque est de loin la mieux organisée politiquement par rapport aux autres immigrations et que le pouvoir turc entend disposer de ce levier.
« L’ottomanisme » : dans 2 ans c’est le centenaire de 1924, la république d’Atatürk. Un anniversaire paradoxal, car il sera l’occasion de réactiver la grandeur ottomane alors que le fondateur de la république l’avait dirigée contre le califat vers la modernité. « Pourquoi n’est-on pas chez soi en mer Egée ? » se disent de nombreux Turcs qui n’ont pas digéré la fin de la 1GM et les traités. A ce propos, on remarquera également la proximité de la Turquie avec le Qatar et les “Frères musulmans”, qu’Erdogan ne manque pas à chaque meeting de rappeler.
Côté Atlantique, le Brexit a beaucoup marqué l’UE. Est-ce que l’on va vers une guerre d’usure ou peut-il nous pousser à plus de coopération ? Quid de la perte de puissance militaire de l’Europe avec le départ de la GB ?
TG : pas de sécurité européenne durable sans l’implication du RU quel que soit l’aprés Bréxit. Là-dessus, nous n’avons pas d’autre choix que de s’entendre.
Quand on lit les documents doctrinaux parus récemment au RU, on note une volonté très globale et le manque concret des priorités. Par ex. le plan « Singapour sur Tamise », qui fait comme si le RU, c’était uniquement Londres et la City, alors que le Royaume est profondément fracturé… Personne n’a intérêt à antagoniser les différences (F-RU, militaire et D-RU, commerce). Il y aura une période nécessaire d’ajustement. Les Britanniques ne sont pas sortis de la géographie européenne…
JVH : « Le grand marché européen » reste une réalité incontournable, bien plus réaliste que l’Europe-puissance. Et la France et le RU ont les 2 seules armées capables de se projeter à l’extérieur et ne vont pas mettre fin à leurs convergences anciennes sur ce plan. Les accords de Lancaster House ont vocation à se renforcer…
Questions du public :
L’Europe a-t-elle la capacité de s’adapter à la dimension cyber (espace et numérique), dans la défense, l’espionnage, face aux GAFAM ? Est-ce qu’il suffit d’imposer des normes pour protéger nos données en Europe ? Reste–on à la remorque de ces différents acteurs ?
TG : j’ai parlé de la data-sphère. Ce qui est tangible dans le numérique ce sont les datacenters, les cables etc. Cet espace, « complètement ouvert », innerve aujourd’hui l’ensemble de l’actualité économique et politique et demain l’éducation et la santé.
Le problème des Européens c’est qu’ils y sont rentrés sans construire les plateformes systémiques comme les GAFAM et les BATX. Ce qui pénalise les Européens, car ces entreprises donnent peu de dividendes aux actionnaires mais ont une force de frappe énorme d’investissements sur la recherche, bien supérieure à l’Europe.
Il faut aussi voir qu’il y a une interface étroite entre les forces armées et les plateformes : le complexe militaro-numérique que l’Europe n’a pas. L’Europe a des briques technologiques (RGPD, données industrielles générés par l’internet des objets). Le danger serait que les plateformes systémiques puissent piloter des entreprises industrielles et prendre de la valeur. Or les Européens ont l’avantage d’avoir de grands groupes qu’ils ont intérêt à renforcer.
L’Europe fédérale est-elle vraiment derrière nous ?
JVH ça n’a jamais vraiment été posé. L’UE reste un OPNI (objet politique non identifié). Cela dit, du point de vue de l’intégration régionale elle a quand même une expertise (outils numériques, programmes d’armement, etc.). Mais l’armement, comme le développement des drones n’implique pas l’existence d’une armée européenne.
Hervé Coutau-Bégarie parlait dans son « Approche de la Géopolitique » de l’importance de la diversité des sources et regrettait la difficulté d’accéder aux cercles de pouvoir afin de développer une géopolitique moderne. Or on est frappé par l’importance des experts . Quelle place pensez-vous avoir dans la cité ? Les politiques vous lisent-ils ?
TG : Notre cadre mental c’est un univers de think tanks anglo-américains inventés après rs la 1ère Guerre Mondiale avec Chatam House. Pas très bon élève, j’ai fait du russe et je suis allé en Russie. Il est important de sortir des think tanks. Autre travail essentiel à l’Ifri c’est de parler avec les « méchants », de multiplier les canaux.
La question du savoir et du politique soulevé par Weber que l’on entretient avec les décideurs ? Mais les hommes politiques ne lisent plus ! Avec mes livres je touche un public enseignant, étudiant qui me fait des retours plus construits…
JVH : le rétrécissement et l’hyper-spécialisation universitaire est le handicap de notre temps ! Le format de l’article scientifique lu par 3 personnes est en aucun cas suffisant et chasser les évidences et les certitudes me tient à cœur. Les synthèses transversales comme celles de Thomas Gomart sont essentielles, avec le goût d’apprendre de nos jeunes géopoliticiens. Le décentrement est indispensable car on a jamais autant été dans le brouillard ! Le monde occidental s’il veut se réinventer et continuer d’exister nécessite des écoutes fines, des connaissances spécialisées des régions et pays. Lévy Strauss a écrit « Tristes Tropiques » et cela n’a été possible que grâce à ses études et connaissances acquises au préalable. Il faut donc mixer les connaissances spécialisées de la recherche, et mettre en avant la nécessité de la synthèse.
LC : Conclusion : Prendre le temps de lire, pour cerner l’épaisseur des choses. Profiter de pouvoir lire les articles de spécialistes pour mieux comprendre le monde.
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