2nde journée et 3e table ronde organisée par l’association des auditeurs Dauphiné-Savoie de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) : L’UE a-t-elle encore une place dans le monde ?
Nicolas Gros-Verheyde, journaliste spécialiste des questions de défense et de relations internationales, créateur et rédacteur du blog Bruxelles2, interroge sur cette question essentielle :
Delphine Deschaux-Dutard, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Grenoble, vice-doyenne aux relations internationales et membre du Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes (CESICE).
Le Général de corps d’armée Luc de Rancourt, directeur général adjoint des relations internationales et de la stratégie.
Delphine Deschaux-Dutard
Quelle relation de l’UE à la puissance ?
D’abord un projet de paix
Il existe une littérature très vaste (y compris américaine), qui contraste avec la vulgate admise.
L’acte fondateur, c’est la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Karl Deutsch, universitaire américain, forge parallèlement le concept de «Communauté de sécurité ».
il est conforté par la Déclaration sur l’identité européenne de Copenhague du 14 décembre 1973 dans laquelle les Neuf rappellent à la fois leur héritage commun et la place qu’ils pensent occuper dans les affaires mondiales.
Puis, 2 décennies plus tard, les Douze signent le traité de Maastricht, qui transforme officiellement la Communauté économique en une Union Européenne. Car celle-ci se dote d’une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et d’une coopération policière et judiciaire en matière pénale, domaines qui concernent au 1er chef les questions abordées dans ce colloque.
La place par la norme
François Duchêne évoque aux côtés de Jean Monnet une « Europe puissance civile », avec une capacité d’influence plutôt que de coercition. A l’image des « nouvelles puissances civiles » que seraient la RFA et le Japon.
Mais Raymond Aron rappelle que la politique étrangère de la CEE doit certes se différencier de celle des Etats-Unis, mais pas au point d’indisposer les pays-membres favorables à l’OTAN.
Plus près de nous, en 2002, Andrew Moravcsik qualifie dans Newsweek l’UE de « The Quiet Superpower ». On notera la malice toute britannique du double sens de « quiet » en anglais : une superpuissance tranquille ou silencieuse ?
On connait la célèbre phrase du néo-conservateur Robert Kagan : « les Américains font la cuisine et les Européens la vaisselle ». Ceci dit, la thèse de Kagan – qui a également conseillé Hillary Clinton au Département d’Etat sous la présidence d’Obama – ne se résume pas à l’opposition simpliste « fort/faibleRobert Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachette Littératures, 2006, 162 p. https://www.diploweb.com/R-Kagan-La-puissance-et-la.html#nh7 ». Pour Kagan, « si l’Amérique est le shérif, l’Europe est le patron du saloon, et on sait que les hors-la-loi tirent sur le shérif, pas sur le tenancier »
Comment se positionner vis à vis de la résurgence des conflits ?
Un nouveau discours stratégique depuis 2 décennies
Quelques repères :
- 2003 : Les Etats-membres sont en désaccord en pleine crise irakienne sur la participation ou non à l’intervention unilatérale des Etats-Unis. L’Etat-Major de l’Union Européenne (EMUE) ayant échoué à définir une politique commune, cette crise sera à l’origine du projet de Traité constitutionnel puis du Traité de Lisbonne.
- 2017 : le Conseil européen décide la création de la Capacité militaire de planification de conduite (MPCC)
- 2021 : La « Boussole stratégique », document qui doit définir les nouvelles grandes orientations de l’UE pour la décennie à venir, en matière de sécurité et de défense.
L’UE est-elle actrice ou spectatrice ?
Un géant économique
Les flux commerciaux de l’UE sont bien établis et son PIB (amputé de l’économie britannique) reste légèrement supérieur à celui des Etats-Unis.
Un soft power en difficulté
Le soft power européen lié à la capacité d’influencer les autres puissances par la norme a montré ses limites avec le retour de puissances régionales qui ne se reconnaissent pas dans les valeurs européennes ou pire s’y opposent frontalement.
Retrouver un rôle d’actrice
- Par une stratégie de sécurité consensuelle entre pays-membres (autonomie stratégique, terrorisme, cyberattaques). Mais le chemin sera long :
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- Avoir une autonomie stratégique, mais qui reste à être interprétée différemment d’un largage de l’OTAN et du protecteur américain, inadmissible pour la plupart des Etats-membres. « L’autonomie stratégique, l’objectif de notre génération » (Charles Michel). Mais passe d’armes verbale entre la ministre de la défense allemande et le président Macron sur le thème.
- Les capacités militaires : l’UE a déjà une bonne trentaine de missions – certes sans haute intensité – mais montrant ces capacités d’interventions. « Tabuka » est un exemple encourageant.
- Sur les cyberattaques capacités encourageantes mais fragmentées plusieurs agences. Juillet 21, les premières sanctions
- Par la clarification de ses relations avec les autres puissances :
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- Avec les EU : Biden candidat avait été très clair : les intérêts américains avant tout. Le partenariat avec les alliés est à la fois coopératif et compétitif. Le ton a changé mais pas la doctrine. L’affaire des sous-marins le prouve.
- Avec la Chine : un partenaire stratégique et non un ennemi, avec des sommets réguliers Chine-Europe.L’UE est 1er partenaire commercial de la Chine. Mais ne pas oublier qu’il y a embargo sur les armes chinoises depuis 1989 et des sanctions dans le contexte de l’oppression de la minorité ouïgour. En 2016, Le Drian avait proposé d’envoyer des navires français et européens pour assurer la liberté de navigation en mer de Chine. Or la plupart des pays-membres ont refusé.
- Avec la Russie : l’ambiguïté puis la rivalité prévalent, après l’annexion de la Crimée en 2014. L’UE oscille entre médiation (« groupe Normandie ») et sanctions. Quant au message de la Russie vis à vis de l’UE, il est très clair : Borrell n’a pas été reçu par Lavrov, qui annonçait parallèlement l’expulsion de diplomates européens…
Conclusion
Ce qui fait encore largement défaut, c’est une perception commune des questions de sécurité et de puissance des Etats-membres.
Luc de Rancourt
Quelle puissance l’UE souhaite-t-elle projeter dans un monde réel ?
NGV : l’arme de la sanction ne risque-t-elle pas de se retourner contre les Européens ? On le voit avec le Nicaragua, le Zimbabwe, aujourd’hui la Turquie…
Sortir d’une vision kantienne du monde
LdR : Clairement, l’UE peine à accepter un monde hobbsien alors qu’elle a toujours compté sur un monde kantien.
2021 est l’année de toutes les ruptures. Le président Macron pointait du doigt 3 ruptures stratégiques :
- L’émergence de puissances régionales avec l’extension des conflictualités.
- Le retrait des traités de non-prolifération, la contestation des règles de gouvernance internationale, la remise en cause de l’acte final d’Helsinki.
- La nature du lien USA / UE est posée. Les Etats-Unis s’affranchissent de toute coopération sérieuse. Le paramètre chinois étant devenu pour eux décisif. L’alliance n’est donc plus prévisible pour les alliés. La sécurité des Européens dépend d’eux-mêmes, or ils ne peuvent faire sans l’aide logistique et technologique (Sahel).
Des avancées prometteuses
- Si l’on se concentre sur le 3e point, cela valide la position française depuis 2017, celle de l’autonomie stratégique.
- Malgré l’unanimité des votes, la PESC permet déjà de faire des coopérations renforcées.
- De plus, l’Article 44 du Traité de Lisbonne, invoqué par la France, autorise quelques Etats se rassembler pour des actions en commun.
- La montée en puissance la MPCC permet la mise en ordre de la manière de travailler dans les différents corps d’armée.
- L’accroissement du budget de l’agence européenne de défense, même s’il a été revu par le Parlement et le Conseil à la baisse.
- La mise en place de la facilité européenne de paix, moyen de simplifier les budgets consacrés à l’action extérieure de l’UE.
Beaucoup de choses ont bougé depuis 2017 et le discours de la Sorbonne du président de la République. La présidence française sera-t-elle un nouveau temps qualitatif ?
Les espoirs de la présidence française du Conseil
Accroitre l’ambition opérationnelle de l’UE, notre action maritime dans l’indopacifique, développer le domaine spatial, être plus efficace face aux attaques cyber. L’UE dispose d’ailleurs d’outils que l’OTAN n’a pas. Une complémentarité des compétences redynamiserait la relation UE/OTAN.
Conclusion :
Beaucoup de difficultés, mais beaucoup de progrès. Un intense effort de pédagogie est à mener en direction de nos concitoyens. L’IHEDN a un rôle de formation primordial à jouer, aux côtés des actions en direction des jeunes et à l’école (« culture défense »).
NGV : il est essentiel que soit liées la volonté d’être présents dans le monde et la défense de nos intérêts. Un bon exemple : l’opération Atalante.
Questions du public
Q1 (IHEDN Lyon) Une défense autonome européenne, possible avec un budget propre ?
LdR : un objectif théorique plutôt qu’une réalité. Mieux vaut penser en termes de convergence stratégique. Les budgets consacrés à la défense (13 MM d’€) sont néanmoins significatifs.
Q2 (invité) Si l’argent est le nerf de la guerre, les pays qui sont en retrait en matière de volonté d’intervenir vont-ils payer pour ceux qui sont plus avancés ?
LdR : le secrétariat général de l’OTAN y pousse.
Q3 (auditeur IHEDN) L’anti-américanisme monte, lié à la déstabilisation du monde. Pour Aukus c’est le principe de réalité qui prévaut, au mépris des alliances. Pourquoi ne pas se rapprocher de la Russie ?
Q4 : (étudiant en droit IHEDN) Pourquoi ne pas se passer des Américains ?
DDD : difficile de comparer ce qui n’est pas comparable entre EU et UE. Les eurobaromètres nous disent que les citoyens européens sont très favorables à une politique de défense mais en veulent pas en payer l’impôt. Alors qu’aux EU il y a une culture partagée de la défense entre les gouvernants et les populations.
LdR : la Russie a remis en cause les accords nucléaires. Son retour sur la scène internationale s’est fait avec le sentiment national russe couplée à la mise en avant de l’orthodoxie. Ce qui explique son agressivité sur le plan culturel. Les discussions continuent néanmoins.
Prenons le cas des engagements russes en Afrique. On voit mal les Russes remplacer les Américains au Mali en matière de soutien logistique et renseignements.
NGV : Les Est-Européens ne peuvent envisager une amitié avec la Russie ! Certes, il y a une grande ambivalence chez les Allemands, sur la crainte de l’agressivité russe qu’il faut contrebalancer par des deals commerciaux (cf. Nordstream).
Q5 (DMG) L’Europe a-t-elle sa place dans l’espace ?
LdR : Le commissaire européen Thierry Breton veut prolonger Galileo par une « constellation de connectivité spatiale » pour l’ensemble du continent, indispensable pour la cybersécurité. C’est unjeu important de surveillance spatiale alors que nous sommes d’abord utilisateurs des systèmes US.
Q6 (auditeur IHEDN, expert aspects médicaux sur les attaques nucléaires) : ambiguïtés sur le poids technologique de l’Europe et les dissensions entre Etats-membres ?
DDD : convergence des vues oui. En travaillant avec les autres c’est possible. Le pb des ressources humaines doit se poser avec la formation initiale des futurs experts. Développer des doubles diplômes c’est le cas en germe avec l’Allemagne. Les nouvelles générations sont plus sensibles à ces questions.