Intervenants : Bauduin Baudru, Chef de la Représentation en France, Sylvie Guillaume députée au Parlement européen, Jean Quatremer, correspondant européen pour Libération et Henri Oberdorff professeur émérite de l’Université de Grenoble.
Henri Oberdorff entame la table ronde en posant cette première question : au fond, si l’on se place sur un temps long, on a l’impression que l’Union européenne a connu régulièrement des crises qu’elle a souvent réussi à surmonter. Or, depuis 2008, les crises se sont multipliées, avec la crise économique et financière, la crise migratoire (qui a connu un pic en 2015), le dossier du Brexit, le défi du changement climatique, les tentations d’illibéralisme dans certains états membres et, enfin, la pandémie de la Covid 19, depuis l’année dernière. L’Union européenne s’est efforcée à chaque fois de faire face à ces crises avec une certaine réussite, mais, pour relever tous ces défis extrêmement différents les uns des autres, notamment le dernier, la crise sanitaire qui dure toujours, est-elle suffisamment armée ?
Sylvie Guillaume : pour elle, cette entrée en matière est à la fois un constat de ce que l’Union rencontre et globalement, ce qu’elle parvient d’une certaine manière aussi à surmonter, ce qui trace quelques perspectives. Sur les crises mentionnées précédemment, même si on peut dire qu’à la base, l’Union se construit aussi à la faveur des crises, Sylvie Guillaume trouve qu’elle a plutôt surmonté non pas avec succès mais plutôt correctement les crises passées. À chaque fois, on peut trouver un certain nombre de bénéfices dans ces crises.
Si on prend l’une des questions les plus récentes, le Brexit, ce dernier part d’un échec, d’un écartement entre les valeurs préconisées par les uns et les autres, mais on constate également que les 27 restants ont réussi, avec Michel Barnier à être quand même dans un état d’esprit commun. Quand on parle de régulation à venir (dans le commerce, vis-à-vis des géants d’Internet par exemple …) on apprend à chaque fois des crises qui sont les nôtres. Quand on parle en matière environnementale, là aussi, le plan de relance et le travail qui a été effectué pour mettre au point cette relance commune montre aussi que cette question de l’avancée sur la dimension environnementale n’a pas été abandonnée au profit de cette relance économique. Donc, d’une certaine manière Sylvie Guillaume est tentée de dire que oui, on continue à apprendre de ses échecs même s’il existe encore de très fortes tensions.
Mais la crise qui l’inquiète le plus parce qu’elle sédimente des difficultés, est celle qui est liée à la Covid 19, car une nouvelle fois à la première occasion, du côté des états membres on a saisi la possibilité de s’abstraire de la dimension communautaire pour agir dans son coin. À tous les moments de cette crise, quand il s’est agi de commencer à commander par exemple les vaccins, les masques, les respirateurs… quand il s’est agi de refermer les frontières, et d’arrêter la vaccination avec Astra Zeneca, par effet domino les gouvernements des états membres prennent des décisions individuelles. Finalement ce qui l’inquiète le plus dans cette dimension qui nous rassemble actuellement, est cette capacité à saboter de l’intérieur depuis les états membres et leur gouvernement, cette perception que l’on pourrait avoir de se tenir et de surmonter les crises comme auparavant.
Baudouin Baudru : dans un premier temps Baudouin Baudru souhaite revenir sur ce que l’on entend actuellement par Union européenne et l’Europe en général parce qu’il a constaté souvent que l’on accuse l’Europe de certaines choses, de faiblesse par exemple ce qui n’est pas tout à fait inexact selon lui, mais les personnes qui font ce procès en général donne l’impression d’être en dehors de cette Union européenne, alors qu’ils en font eux-même intégralement partie et qu’ils ont un rôle à jouer dans sa gouvernance. Donc pour lui, il est clair qu’il faut rappeler que l’Europe c’est avant tout des états membres et, Sylvie Guillaume l’a rappelé de son côté clairement, ce sont les institutions bien sûr mais ce sont aussi les acteurs sur le terrain, la société civile, les partenaires sociaux, et des électeurs. Cet ensemble constitue donc l’Union européenne et en fait, nous partageons tous à la fois son histoire, ses succès mais aussi les échecs de cet ensemble, complexe peut-être, mais qui a démontré sa valeur ajoutée depuis plus de 70 ans. Quand on regarde les autres régions du monde, on peut voir de suite quelles sont les différences, et en général elles sont positives en ce qui concerne l’Europe. Pour autant, cette dernière est parfaite loin de là. D’ailleurs, les crises mentionnées sont aussi des crises internationales dans la mesure où elles trouvent souvent leurs racines en dehors de l’Union européenne sauf celles concernant la question des populismes et de l’illibéralisme qui croît dans un certain nombre d’états membres. Mais même dans ce cas, on peut signaler que ce phénomène a été dopé par la présidence de Donald Trump.
L’Union européenne est-elle suffisamment armée ? Pour lui, la réponse est, à la fois, oui et non. Oui car dans le cadre d’une situation de crise comme celle que nous traversons actuellement, l’Europe parvient malgré tout à exploiter et à activer l’ensemble des leviers possibles dont nous disposons. Heureusement que l’Europe a cette capacité d’aller au-delà du strict cadre législatif ou juridique de l’Union européenne. Ainsi par exemple l’article 168 sur son fonctionnement consacre en fait la politique de santé commune. En effet, ce petit article dit qu’un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union. Là pour le coup, on peut dire que l’on a utilisé toutes les actions et toutes ses politiques pour apporter des réponses concrètes, rapides, aux défis que nous pose encore cette pandémie.
La mutualisation de la dette et le fait que l’on a eu un accord avec notamment les Allemands (qui s’étaient toujours opposés pourtant à ce principe de mutualisation de la dette européenne), reste tout de même la démonstration que nous arrivons à dépasser des limites et des obstacles que l’on considérait jusque-là franchissables politiquement au niveau européen. Enfin, on s’est accordé sur un budget de 1,8 trillions d’euros en quelques mois. Or il ne faut pas oublier que tous les pays de l’Union européenne traversent une crise qui a un impact considérable sur leurs budget et trésorerie et, malgré tout, on accepte ensemble de faire cet effort financier parce qu’on estime que c’est dans l’intérêt collectif de s’accorder sur un tel projet.
Mais elle n’est par ailleurs pas suffisamment armée quand on voit quels sont les délégations et les mandats que les états membres confient à l’Union européenne pour agir dans un certain nombre de domaines. Les discussions ne sont malheureusement pas toujours les plus positives ni les plus enthousiasmantes. On constate par exemple que la commission européenne en mai 2020 a proposé un budget pour le programme santé de 9,4 milliards d’euros. Les chefs d’État et de gouvernement l’an dernier ont réduit ce budget à 1,67 milliards alors que l’on était déjà en pleine crise sanitaire. Finalement le Parlement a réussi à rétablir (en partie) cette ambition budgétaire à hauteur de 5,1 milliards d’euros. Cela démontre que la capacité d’agir est proportionnelle à ce que les états membres acceptent de mettre en commun, que ce soit en termes de compétences ou de moyens, et il y a encore du travail à faire. C’est aussi le cas pour la fiscalité et le social.
Jean Quatremer rejoint ses prédécesseurs car, dans l’absolu, il partage totalement le constat selon lequel par exemple, il n’y avait pas d’Europe de la dette mais que l’on a été capable de créer des instruments tout à fait novateurs en l’espace d’un an. Mais il croit que l’élément fondamental de la période que nous venons de vivre est la démonstration que le fait national demeure central dans l’Union européenne. Les rêves fédéralistes que l’on a pu entretenir durant les 50 dernières années s’évanouissent. Cela peut faire penser à la guerre du Vietnam car on a l’impression que l’objectif est tout proche et qu’en mettant davantage de forces militaires sur le terrain on va atteindre le but fixé car dans le même temps, on ne peut pas changer de stratégie. Mais au final l’objectif s’éloigne. C’est ceci qui terrifie en ce moment Jean Quatremer dans ce que l’on est en train de vivre. Certes, l’élément positif est le suivant : il n’y avait pas de pierre angulaire de la santé mais aujourd’hui on peut dire que l’on en a construit une de toutes pièces qui avance cahin-caha et l’affaire des vaccins montre malgré tout que ce n’est pas toujours très brillant même si, au final selon lui, comme le disait Jacques Chirac, reprenant un dicton rural : « c’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses »[1] donc c’est à la fin de la crise sanitaire que nous verrons bien qui s’en sort le mieux, qui a été le plus solidaire, avec l’ensemble des pays européens et du reste du monde. On jugera le résultat dans quelques mois. D’ici là, ne tirons pas sur le pianiste. Quant à la mutualisation des dettes c’est la même chose.
Mais si on regarde un peu plus près les faits, nous constatons que la mutualisation des dettes était un événement fantastique en soi mais … elle n’est toujours pas en vigueur. Les États n’ont toujours pas ratifié ce qui va permettre de lancer ce programme, on attend encore les 750 milliards. Quand on les adoptait et c’était au moment du premier confinement. Or on n’en est au deuxième ou quatrième confinement (selon les pays) les 750 milliards mis sur la table correspondent finalement en comparant à ce que les Américains ont mis. En réalité, à force de prendre du retard, on accumule ce retard. En attendant, les États, agissent et c’est ce qui est terrible car nous n’avons toujours pas commencé à mutualiser la dette dans les faits, alors que les états en sont eux-mêmes à leur troisième ou quatrième plan de relance nationale, car nous n’arrivons pas à agir 27. Sous le contrôle de la pandémie c’est la même chose : à chaque fois la réaction est nationale. Aujourd’hui par exemple pour entrer en Belgique il suffit à Jean Quatremer de présenter simplement sa carte de presse mais, lorsqu’il rentre en France, il doit montrer un test PCR de moins de 72 heures. Entre la France et la Belgique il n’a pas été possible de s’entendre.
Dans tous les domaines on peut faire le même constat : le retour du national. Si l’on regarde par exemple le couple franco-allemand, l’Allemagne a certes accepté la mutualisation de la dette, mais dans le même temps que fait-elle ? Elle est en train de tuer la coopération militaire européenne et de fuir l’Europe de la défense non pas par idéologie mais simplement parce que leurs industriels de la Défense n’y trouvent pas leur compte. Par conséquent, à la fin de cette histoire cela va se terminer par le fait que les Allemands vont moins investir dans l’Europe de la Défense, ils vont aller acheter sur étagère le matériel américain tandis que les Français vont agir et investir dans leur coin. En effet il faut bien voir une nouvelle fois qu’en Allemagne on est soulagé que Joe Biden ait été élu et on se dit que Trump a juste été un mauvais moment, une parenthèse, et que l’on va enfin pouvoir retrouver le parapluie américain et continuer à être une merveilleuse grande Suisse pour les années qui viennent. Par conséquent, Jean Quatremer avoue qu’il aurait été plus positif il y a quelques mois qu’actuellement. Pourquoi ? Personne au fond ne veut réformer l’institution. Jean Quatremer est présent à Bruxelles depuis plusieurs années et ne supporte plus ce discours qui consiste à dire que les institutions sont des moyens au service d’une ambition. Il croit de plus en plus ce que c’est l’inverse et estime que sans institutions fédérales fortes, on ne pourra jamais avoir d’Europe forte, ni des États forts qui fonctionnent. Il suffit de voir comment cela se passe en Italie, qui dispose d’institutions et d’une politique faibles. En France il a fallu attendre la Vème République pour avoir des institutions fortes qui fonctionnent. Par conséquent un moment ou un autre il va bien falloir se dire que l’Europe que nous avons construite, l’Europe avec ses institutions actuelles produit de la faiblesse, une incapacité à agir dans un monde qui nécessite d’être de plus en plus rapide. Donc il est nécessaire selon lui de poser sur la table la question de confiance.
Henri Oberdorff : doit-on considérer justement que le plan de relance adoptée en 2020 est vraiment un moment hamiltonien[2] comme cela avait été évoqué justement par Jean Quatremer, ou simplement une décision de circonstance, sans lendemain ou du moins extrêmement complexe à mettre en œuvre ?
Sylvie Guillaume : elle estime que l’on n’est peut-être pas dans ce moment hamiltonien car pour parler du passé, avec ce plan de relance, nous ne sommes pas du tout dans une démarche d’intégration fédérale pour le moment (hélas). Selon elle en fait ce qui s’est passé à l’occasion de cette crise et de ce plan de relance, nous empêche de revenir à une certaine normalité antérieure et donc, il faut que ce plan soit utile pour l’Union européenne dans son ensemble. Or lorsqu’elle voit un certain nombre de tentations qui commencent à voir le jour maintenant, et c’est déjà le cas en France avec des réformes qui reviennent à l’ordre du jour très rapidement et qui sont explosives, lorsqu’elle voit d’autres tendances à remettre des réglementations et imposer par exemple des retours à la rigueur budgétaire au plus vite, elle se dit qu’on n’est pas totalement « sorti des ronces ». Elle croit au contraire qu’il faut que cela permette de franchir de nouvelles étapes et qu’on bouge les lignes vis-à-vis de ce qui s’est passé car, lorsqu’on parle du pacte de stabilité, il bien avoir en tête qu’il est toujours suspendu pour le moment, mais il recommence à être dans le cœur du viseur. Or, si on en revient aux règles antérieures, cette crise n’aura finalement servi à rien.
Il faut par conséquent réformer ce pacte de stabilité et que l’on travaille sur la capacité d’emprunt. On a pu faire ça à l’occasion de ce plan de relance. Il faut que l’on ait cette capacité budgétaire réelle. Tant qu’on aura un budget de cette faiblesse, Sylvie Guillaume ne voit pas comment l’Union européenne pourra aller bien. Il faut que l’on saisisse l’occasion présentée par la conférence sur l’avenir de l’Europe pour reparler de capacité budgétaire, que l’on parle de ressources propres, de fiscalité et la manière dont on pourrait harmoniser un certain nombre d’éléments au niveau fiscal. Il faut également évoquer les stabilisateurs économiques, par exemple. Comment fait-on pour aller vers des investissements de long terme par exemple. Comment la crise et le plan de relance peuvent nous servir en même temps ? Comment gère-t-on la dette, comment pérennise-t-on un certain nombre d’avancées ?
Baudouin Baudru partage l’avis de Jean Quatremer quand il dit que c’est un moment hamiltonien car nous avons franchi une ligne rouge qui était très épaisse et qui existait depuis quasiment depuis le début de l’union européenne. Donc, d’un point de vue politique en tout cas nous avons eu la faille dernière quelque chose de potentiellement important pour l’avenir de la solidarité européenne car, il faut le rappeler, le budget de l’Union européenne est l’instrument le plus concret de la solidarité européenne. On a des montants qui sont considérables. Il est également d’accord avec Sylvie Guillaume pour dire que, finalement l’efficacité et la valeur ajoutée européenne se mesure à la taille du budget dont elle dispose. On a évoqué le budget de l’Europe de la santé pour la période précédente qui s’est terminée en 2020. On avait alors un budget 450 millions d’euros pour sept ans. Cela représente l’équivalent de 0,12 € par habitant et par an avec cela, on ne peut pas faire grand-chose. Aujourd’hui nous avons un budget de 5,1 milliards, c’est déjà beaucoup mieux, évidemment mais ce n’est sans doute pas encore suffisant pour vraiment parler d’une union de la santé au sens propre du terme. Mais cependant on va pouvoir avancer. Maintenant, concernant les 550 milliards que la commission va emprunter sur les marchés une fois qu’effectivement, nous aurons eu la ratification des 27 États membres sur la fameuse décision qui permet de faire ce mouvement. Pour le moment, 13 États membres sur les 27 ont déjà procédé à cette ratification, et on espère que les 14 autres vont le faire très vite. Il estime que ce système, présenté comme étant temporaire va durer quelques années et va laisser des traces dans l’histoire européenne. Il est certain que cette possibilité réelle de recourir davantage à l’avenir dans des situations un peu compliquées à ce type d’instruments puisque l’on aurait pu le tester actuellement à grande échelle. Mais la condition bien sûre est que cela fonctionne, c’est-à-dire que ces fameux plans de relance nationaux permettent également de mettre en route des réformes, et d’investir dans des secteurs essentiels pour la sortie de cette crise unique générée par la pandémie et en sortir de manière beaucoup plus verte, il s’agit ici du fameux pacte vert qui détermine notre avenir collectif, y compris industriels et numériques, sans oublier effectivement la dimension inclusive c’est-à-dire l’équité sociale de toutes ces réformes. Par conséquent, la pérennité de ce système de mutualisation de la dette va dépendre du succès de l’exercice que nous entamons maintenant et du sérieux avec lequel les états membres qui vont en bénéficier vont mettre en œuvre ces réformes et ces investissements.
Jean Quatremer estime qu’il s’est passé quelque chose d’extrêmement important en juillet dernier mais il rappelle qu’en politique il y a des moments. Ce que l’on voit depuis le mois de juillet 2020 est plutôt inquiétant selon lui. Il y a trois mois il n’aurait peut-être pas tenu le même discours, mais depuis trois mois il estime que l’ensemble des signaux, qui s’accumulent, est au rouge. Le fait qu’il n’y ait que 13 États qui aient ratifié ce plan de relance pour lui il y a de quoi hurler à la mort car, selon ses mots : « tout le monde a besoin de ce fric ». Or, on est en train de tuer et d’étouffer les économies nationales. Il y a actuellement 14 pays qui n’ont toujours pas ratifié pour des tas de raisons bonnes ou mauvaises mais qui n’ont toujours pas trouvé le temps de le faire. Or, plus tard aura lieu sa mise en œuvre moins il aura d’effets et moins il aura démontré six la nécessité de mettre en œuvre une mutualisation des dettes. Il estime que le retard que nous accumulons ne pourra pas être rattrapé. Nous faisons face à une pandémie. Il faut imaginer l’Europe en train de faire la guerre (et pour lui c’est ce que nous faisons actuellement) et on prend nos décisions à un an. Donc on apprend qu’il y a une offensive aux frontières de l’Est de l’Union européenne, on réunit cinq conseils européens, 10 fois le Parlement européen… avant de se décider sur une stratégie gagnante. Pour lui c’est ça l’Union européenne d’aujourd’hui. Il prend le cas de la conférence sur l’avenir de l’Europe. Pour Jean Quatremer, selon ses termes : « Ils ont réussi à la tuer, ces crétins » « on a affaire à des crétins ». Il rappelle que le président du Parlement européen aurait dû être Guy Verhofstadt[3], candidat du Parlement européen et de la France, mais il a été jugé trop fédéraliste. Or, au final, qu’est-ce qui a été fait ? On a en réalité recréé le Présidium de l’Union soviétique. Par conséquent cette conférence est déjà morte. Donc certes nous avons d’un côté un moment hamiltonien, mais après ce moment, il faut que ça enclenche hélas ce qui s’est passé, c’est exactement l’inverse : rien n’a été enclenché. L’élément qui aurait pu être le facteur accélérateur aurait pu être la conférence sur l’avenir de l’Europe et les états membres dans leur grande majorité, dont l’Allemagne, ont décidé de tuer la conférence sur l’avenir de l’Europe. Le Parlement européen s’est couché devant les exigences allemandes et a accepté que Verhofsadt ne devienne pas Président. Or, il y avait une occasion extraordinaire de créer ce moment hamiltonien avec les Allemands, car, dans cette affaire résister à l’Allemagne ne coûtait pas cher. Il ne s’agissait pas de rédiger une constitution européenne. Mais si on se couche devant les états nous n’aurons jamais de moment hamiltonien.
Henri Oberdorff : est-ce que le mode de gouvernance de l’Union européenne est adapté justement sur les questions de souveraineté, sur les questions de moment hamiltonien car Hamilton, faut-il le rappeler, était déjà dans une fédération. Peut-il y avoir des évolutions majeures dans le mode de gouvernance de l’union européenne ?
Sylvie Guillaume : pour faire polémique avec Jean Quatremer qui aime bien taper sur le Parlement européen alors qu’elle-même reconnait de son côté qu’elle frappe plutôt allègrement sur les états membres, si on revient sur la question concernant la conférence il y a sans doute une part de responsabilité du Parlement européen mais on ne peut pas dire que l’on a retrouvé dans chacun des exécutifs des 27 ou vu une énorme appétence à aller à la conférence sur le futur de l’Europe notamment quand il s’agit de parler des compétences et des nouveaux modes de gouvernance. Donc, il y a effectivement beaucoup de tort un peu partout mais aussi dans cette partie-là des institutions. Par rapport à la question concernant le mode de gouvernance, et sur la question de la souveraineté européenne il y a au moins un élément que l’on peut tirer comme enseignement, c’est que chacun sait qu’il faut sortir de la naïveté dans différents secteurs.
Cette idée selon laquelle il y a deux grands acteurs continentaux ailleurs et que, finalement on doit pouvoir faire confiance aux Chinois et aux Russes par exemple sociaux américains, tout ceci est largement partagé : l’Union européenne ne peut pas être dans cette naïveté. Donc se pose nécessairement la question de la souveraineté et Sylvie Guillaume se disait qu’elle avait une problématique avec ses termes, avec la manière dont ils sont évoqués, parce qu’elle aimerait y voir que des questions d’indépendance et éviter que l’on arrive systématiquement à parler finalement au nom des nationalismes car c’est cela que le terme évoque souvent. De la même manière, elle aimerait pouvoir trouver dans cette dimension-là aussi de la puissance de l’indépendance, de l’auto détermination mais qui n’est pas pour autant un repli sur le protectionnisme. Ces faveurs vont plutôt vers l’autonomie stratégique car Sylvie Guillaume estime qu’elle peut être mieux comprise. Pas mal d’études circulent sur le sujet en ce moment, mais surtout il faut que l’on puisse maintenant donner une illustration concrète à cela, car une fois que l’on aura fait ce travail sémantique, de savoir si cela convient ou pas, si c’est plutôt de gauche ou de droite, or ce n’est peut-être pas le problème. Il va falloir que l’on donne du concret et du contenu à tout cela.
Si on doit en revenir à la conférence sur le futur de l’Europe, concernant la question de l’autonomie de stratégie il y a ce qui relève de l’immédiat car nous avons pu constater ce qui nous manque actuellement puisque sur le secteur de la santé et tout ce qui va avec médicaments vaccins… il faut travailler extrêmement vite sur le sujet qui est d’actualité, mais elle estime que, au-delà, il y a pas mal d’éléments à voir ne serait-ce qu’en termes de valeurs à partager, de parler des infrastructures, de parler de la question du changement climatique et la manière dont on peut avancer sur ce type de sujet, comment on répond aux enjeux de sécurité. Elle estime que ce concept de la ne doit pas être tenu simplement par les aspects matériels ou d’investissement. Il faut aussi que l’on puisse avoir une démarche un peu plus large s’agissant de cette souveraineté, en tout cas de cette autonomie stratégique.
Bauduin Baudru : ces dernières décennies, on a de plus en plus d’ambition pour l’union européenne, on a également de nouvelles priorités (climat, défense…), de nouveaux défis. La gouvernance par contre elle reste toujours immuable car il faut modifier les traités. On se souvient en France ce qui s’est passé en 2005, donc c’est un exercice périlleux et complexe mais ce n’est pas une raison pour l’envisager car si véritablement un nombre important de citoyens dit qu’il faut donner d’autres compétences à l’Union européenne, par exemple en matière de santé, c’est quelque chose qu’il faut entendre et il faut y donner une suite.
Ceci dit, il faut faire avec ce que l’on a aujourd’hui et il faut reconnaître que dans certains secteurs, certains domaines, la gouvernance actuelle fonctionne bien, à condition bien évidemment d’avoir des personnalités qui sont capables de les garder et Baudouin Baudru pense par exemple au Brexit et la manière dont Michel Barnier (et son équipe), mandaté par l’ensemble des chefs d’État de gouvernement a tenu cette promesse de parler d’une seule voix pendant plus de quatre ans avec des partenaires difficiles. Dans ce cas l’Europe a bien réussi à utiliser cette gouvernance pour avoir cette forme de parole cohérente, coordonnée et aussi cette position essentielle qui était de, pour le coup véritablement de défendre et de préserver la souveraineté du marché intérieur européen. Par contre dans d’autres secteurs, cela marche beaucoup moins bien comme les relations internationales. d’ailleurs Jean Quatremer a évoqué la visite du haut représentant à Moscou qui fut tout sauf succès. Là encore, il faut que les états membres se rendent compte que pour se développer voire même survivre dans le monde que l’on connaît aujourd’hui, il faudra un peu plus se coordonner et mettre ensemble nos forces en lien, et agir de manière coordonnée, donc d’une seule voix. Il estime que nous traversons actuellement un moment-clé avec cette crise sanitaire qui met en évidence les faiblesses d’une Union européenne insuffisamment intégrée. Par conséquent il faut absolument tirer des leçons de cette crise. Ce sera au moins un effet positif de cette dernière : si l’Union européenne et ses états membres en tirent des leçons et prennent des décisions.
Jean Quatremer : concernant la conférence sur l’avenir de l’Europe pour lui elle est morte dès lors, elle n’a aucun intérêt. Il faut un président qui impulse les travaux et Guy Verhofstadt aurait été selon lui génial car faire de lui un fédéraliste fou qui n’aurait écouté personne relevait du délire absolu. Qui ne voulait pas de Guy Verhofstadt ? L’Allemagne et à partir du moment où cette dernière ne veut pas, les institutions ne sont pas faites pour mouliner contre l’Allemagne. Les maîtres de l’Europe sont les états et tant que les États sont maîtres de l’Europe il ne se passera rien. Parfois pourtant, il se passe des choses car, nous avons des institutions qui comptent des personnalités qui n’hésitent pas à peser sur les débats. Aujourd’hui avons-nous des institutions fortes ? Non. Par exemple concernant le Parlement européen, selon lui si ce dernier s’est comporté ainsi c’est parce que le secrétaire général du Parlement est allemand, les groupes principaux sont dirigés par des Allemands, la commission européenne se comporte comme un sous-secrétariat du conseil européen. Tant que l’on n’aura pas des institutions qui sont capables de jouer leur rôle parce que l’on a des personnalités qui ne sont pas à la hauteur, rien ne sera enclenché. Or, des institutions qui déjà, joueraient leur rôle se serait selon lui, déjà extraordinaire.
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[1] Dicton rural repris souvent à l’occasion par les politiques.
[2] L’expression « moment hamiltonien » désigne un temps historique qui voit différentes entités mettre en commun leur dette publique. Elle a été forgée en référence à Alexander Hamilton, Secrétaire du Trésor des États-Unis dans les années 1790, chargé de résoudre la question de la dette des États américains à la suite de la guerre d’indépendance. L’expression est surtout utilisée par Jean Quatremer dans son analyse du Conseil Européen extraordinaire de juillet 2020.
[3] Né le 11 avril à Termonde, 1er Ministre belge de 1999 à 2008. En 2009 il devient député européen.