Marie-Antoinette, Reine de coeur des mangas, le retour ! Pour cette seconde partie consacrée à la présence et à la représentation de Marie-Antoinette dans la bande dessinée japonaise, je vous propose  un petit tour d’horizon des principales et différentes versions proposées par les mangakas. Je ne vous cache pas que rédiger une synthèse sur la question ne fut pas l’exercice le plus facile. En effet, on aurait pu croire que les auteurs l’auraient cantonné au seul rang de reine au destin à la fois romantique et tragique, au-delà de la facilité à la réduire au rang d’héroïne unique du genre shōjo. À la différence de Jeanne d’Arc, ce ne sont pas les inconnues de son histoire qui sont la source du récit, mais bien en premier lieu les faits connus et documentés (son mariage avec Louis-Auguste, l’affaire du collier, sa mort …) et, seulement dans un second temps, certains angles morts qui entretiennent l’imaginaire des auteurs, la nature de sa relation avec Fersen en tête.

En effet, Marie-Antoinette a su inspirer bon nombre d’auteurs qui ont vu en elle le moyen d’incarner et de diffuser directement ou indirectement une idée, un message et des valeurs politiques et sociales. Il ne faut pas perdre de vue que Marie-Antoinette s’inscrit dans un contexte historique dont on peut difficilement la dissocier, la Révolution Française, qui demeure politique par essence et qui, à ce titre, fascine et révulse en même temps le Japon. Or, un autre mangaka de renommée mondiale, Katsuhiro Otomo, auteur du mythique Akira, affirmait justement en 2015 : « Le manga ne doit pas être du côté du système, ne doit pas être du côté de la politique. Il faut parler au nom du citoyen »[1]. En ce sens, certains auteurs l’ont émancipé du genre shōjo, pour l’inscrire davantage de plus en plus dans le genre seinen grâce au contexte historique naturel dans lequel elle évolue. Mais faut-il s’attendre à une parole fracassante et des revendications ouvertes à travers les divers titres la mettant en scène ? Non, mais …

La Rose de Versailles[2], la référence des mangakas

Comme nous l’avons vu dans la première partie, l’œuvre de Ryoko Ideka Berusaiyu no bara demeure la référence absolue, marquée elle-même par l’influence de la biographie de Stefan Zweig publiée en 1932.

Les yeux dans les yeux

Illustration de Yumeji Takehisa

Avant d’aborder la manière dont personnalité de la reine a été développée, il nous faut revenir sur ses caractéristiques graphiques, propres aux héroïnes de shōjo qui sont en général blondes aux cheveux longs et dotées de grands yeux écartés remplis d’étoiles. Ces derniers sont souvent interprétés à tort comme la vision japonaise déformée des occidentaux qui, par extension aurait abouti à une occidentalisation des personnages japonais. Artistiquement, les grands yeux font leur apparition dans les années 20 sous le crayon de plusieurs illustrateurs. Plusieurs influences dont certaines occidentales peuvent être invoquées (les arts déco, l’art lyrique et Kandinsky, Disney, Betty Boop …) mais le résultat final n’a pas pour but d’occidentaliser les japonaises mais d’exprimer un certain idéal féminin japonais sous un angle résolument moderne et novateur, en rupture avec les représentations classiques proposées par les estampes. Les yeux, considérés comme le miroir de l’âme, sont chargés de la capacité à exprimer l’âme du personnage et ses émotions, en plus de traduire un idéal féminin. Parmi les illustrateurs qui se distinguent, on peut citer le cas de Yumeji Takehisa [1884-1934], peintre lyrique qui représente à l’époque des jeunes femmes mélancoliques et passives, dotées de aux grands yeux noirs, écartés, suggérant ainsi leur fragilité et leur nature délicate.

Après la Seconde Guerre mondiale, Ozamu Tezuka, influencé lui-même par Katsuji Matsumoto et Kôji Fukiya, reprend ce code graphique à son compte. Mais ce fut surtout et avant tout Macoto Takahashi qui installe et oriente durablement cet aspect graphique. Né en 1934, il découvre au lycée le style jojōga, (la peinture lyrique) alors à la mode au Japon. Lorsqu’il débute sa carrière d’illustrateur en 1953, il décide de s’inscrire dans ce style. Sous l’influence du maquillage employé dans le théâtre kabuki, il l’approfondit et rajoute des éléments inédits qui finissent par former les codes de représentation des personnages enfantins ou féminins et ce, dans le but de transmettre aux lecteurs leur caractère émotionnel. C’est ainsi que Macoto Takahashi intègre dans ces fameux grands yeux noirs des étoiles et entoure ses personnages de multiples artifices ornementaux (fleurs en cascades, perles, pétales à profusion …).

La princesse idéale … dates non indiquées pour se poser la question : qui a influencé qui ?

Cette illustration paraît dès 1957 avec son premier manga Arashi o koete  (« Après la tempête »). Le succès est tel que par la suite, à partir des années 70, les auteurs dont Riyoko Ideka, s’emparent de ce code graphique, exclusivement féminin jusqu’aux années 80, et y impriment chacun leur style[3]. C’est à ce tire qu’Ideka impose le sien comme une référence à travers Oscar et Marie-Antoinette, en y associant à côté des codes graphiques romantiques, des éléments de représentations dramatiques traduisant les diverses émotions par lesquelles ses personnages passent. En outre, le titre lui-même, Berusaiyu no bara, littéralement « la Rose de Versailles » en français, finit par se confondre avec ces fameux codes graphiques, et rejoint le fameux portrait de Marie-Antoinette tenant une rose, peint par Elisabeth Vigée le Brun en 1783 et actuellement conservé au château de Versailles.

Élisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette à la rose, huile sur toile, 1783, 113 × 87 cm, Versailles, Petit Trianon

Une reine symbole d’un monde qui s’écroule

mais nous restons amies !

Alors qu’Oscar mène une vie d’homme qui semble l’emprisonner, Riyoko Ideka donne tous les rôles féminins traditionnels à Marie-Antoinette : enfant, reine, fêtarde, mère, épouse, amante, accusée, victime … Elle campe en premier lieu une jeune dauphine pétillante de vie, peu intéressée par les études (au désespoir de sa mère), insouciante, parfois capricieuse, à qui on pardonne tout du fait de sa jeunesse et de sa beauté. Son caractère s’affirme au fil du temps (elle tient tête à Madame du Barry, elle remet en question l’étiquette), tandis que ses dépenses somptuaires s’accumulent, sont commentées mais excusées. Mais, face à la montée des tensions qui s’accumulent, Marie-Antoinette ne veut rien comprendre aux troubles qu’elle sème malgré les mises en garde de ses proches (dont Oscar), ni aux événements qui la dépassent. Son honnêteté la pousse d’ailleurs à avouer à Louis XVI qu’elle aime Fersen tout en lui assurant que ses enfants sont bien de lui. En effet, Ideka choisit, pour la tension dramatique et en cohérence avec le genre, de leur faire franchir le cap de la relation physique tardivement, alors que la Révolution a éclaté. Pendant qu’Oscar acquiert une conscience de classe, adhère aux idées des Lumières et prend parti pour les révolutionnaires, Marie-Antoinette reste arcboutée sur les privilèges de la noblesse en général et ceux que lui octroie  son rang de Reine en particulier, les deux ne pouvant être remis en question, ce qui reste d’ailleurs conforme à son éducation. Ainsi, il n’est pas question pour elle que les nobles paient des impôts tandis qu’elle juge par un certain mépris les députés du Tiers État. La mort du dauphin Louis-Joseph le 4 juin 1789 provoque chez elle un déclic sur ses erreurs passées qui, pour autant, ne se transforme pas en prise de conscience sociale.

Fin de mois difficile à Versailles en 1789

Pour autant Marie-Antoinette et Oscar, bien qu’opposées désormais sur le plan politique, ne rentrent pas en conflit. Oscar reste loyal envers la Reine qui, de son côté, entretient son souvenir jusqu’au bout. Elle finit par assumer son destin malgré la proposition de François de Jarjayes, le père d’Oscar, de la faire s’évader de la Conciergerie car elle ne peut se résoudre à abandonner ses enfants.

Mais malgré son destin tragique et l’empathie que le lecteur peut éprouver à l’égard de la Reine, Riyoko Ideka est fidèle à la vision développée par Zweig et ne donne pas un rang de sainte ou de tortionnaire à Marie-Antoinette. Bien qu’elle soit le symbole d’un monde qui s’effondre tandis qu’Oscar incarne celui qui est en train de naître et de lutter pour ses droits, elle commet des erreurs dans un contexte qu’elle ne maîtrise et ne comprend pas. Dans le même temps, la Révolution Française est présentée sous un jour positif (Ideka est communiste à l’époque, rappelons-le) mais ses excès ne sont pas occultés comme en témoigne le procès de Marie-Antoinette et les accusations d’inceste auxquelles elle doit faire face. Ainsi, la « Rose de Versailles » s’éteint tandis que dans l’ombre, Bonaparte attend son heure[4].

 

Marie-Antoinette, reine tragique de la Révolution 

Nombreux sont les mangas qui, sans reprendre totalement la trame de « la Rose de Versailles » ont repris le schéma royal tracé par Zweig et Ideka. Les grandes lignes de l’histoire sont respectées : sa jeunesse insouciante en Autriche, son mariage décidée par sa mère l’Impératrice Marie-Thérèse pour des raisons politiques, son arrivée en France, son adaptation difficile à la Cour… Les divers scandales qui émaillent son parcours jusqu’à la guillotine ne sont pas oubliés (l’affaire du collier, les pamphlets la calomniant…). Marie-Antoinette est une jeune fille légère et frivole, victime des manigances des uns et des autres, malheureuse en mariage et qui trouve un réconfort jugé légitime auprès de Fersen. Mais, à l’inverse d’Ideka, qui en plus le dessine et le présente concrètement aux lecteurs, peu de mangakas osent finalement lui faire franchir complètement le pas de l’adultère. Sainte Ségolène soit louée… Les convenances sont sauvées !

Ce schéma très conventionnel se retrouve dans les productions pédagogiques, donc destinées à un jeune public qui s’initie à l’histoire de France. Nous pouvons prendre par exemple les versions de Natsuko Wada et Mamoru Kurihara traduite en français chez nobi ! nobi ! et le manga pédagogique de Yû Sawabe et de Sonoko Higashi, supervisé par Jirô Kondô professeur à la faculté de lettres de l’université de Waseda traduit et publié chez Bayard en 2019. Notons au passage que l’édition japonaise a fait le choix de porter Marie-Antoinette sur la couverture du tome, tandis que Bayard a, de son côté, préféré Napoléon [5]. Nous passerons sur le dossier pédagogique de la version publiée chez nobi ! nobi ! qui propose à la page 130 par facilité pour les jeunes lecteurs une carte de l’Europe actuelle pour expliquer la situation géopolitique de la fin du XVIIIème siècle…

Marie-Antoinette apparaît dans les deux cas comme une victime de son temps : mariée au futur Louis XVI pour des raisons politiques, délaissée par un mari qu’elle ne comprend pas, sa frivolité et ses dépenses s’expliquent par sa volonté de tuer le temps et tromper l’ennui de sa situation. Sa rencontre avec Fersen lors du bal de l’Opéra de Paris du 30 janvier 1774, est bien entendu évoquée mais présentée comme relevant d’une amitié réciproque. Or, depuis 2020, l’analyse de certaines lettres de Fersen a bel et bien démontré depuis que les liens entre eux étaient autrement plus prononcés. Enfin, dans le manga pédagogique proposé par Bayard, Marie-Antoinette fait plutôt office de nouvelle Jeanne d’Arc, celle qui au moment d’avoir la tête tranchée estime intérieurement devoir « mourir pour le bien de ce pays » [6].

Le tragique, élément central, anime également la trame d’un autre manga particulier traduit et paru chez Kuro Savoir en France : l’adaptation du texte de Gustave Le Bon La psychologie des foules, qui n’a à priori rien à voir avec Marie-Antoinette. Ce grand classique de psychologie sociale paru en 1895, est à l’origine divisé en trois livres, chacun étant subdivisé en plusieurs chapitres. Notre épisode consacré à Hitler m’avait amené à évoquer l’adaptation de textes en mangas suivant un schéma variable. Ici, dans le cas de Le Bon, l’auteur Gunshû Shinri a choisi de transposer les grandes lignes de l‘ouvrage de Le Bon aux événements révolutionnaires en général et à la période de la Terreur en particulier. Son histoire, réductrice en elle-même pourrait même presque se résumer à ce seul passage :

« Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il s’en rapproche encore par sa facilité à se laisser impressionner par des mots, des images, et conduire à des actes lésant ses intérêts les plus évidents »[7].

Le manga débute en 1889 ; un diplomate japonais admirant la Tour Eiffel est harponné par un français, agressif, qui lui reproche de ne pas connaître les faits révolutionnaires. Le récit débute. Si Robespierre est le véritable protagoniste de ce manga, Marie-Antoinette est largement présente en tant que victime expiatoire de son époque : les abus de la noblesse, et les excès de la Révolution, tandis que les inégalités économiques et sociales sont rapidement expédiées. Elle apparaît donc dans ce one-shot sans ambiguïté comme la victime quasi solitaire de la foule révolutionnaire. Sont rappelés l’existence des pamphlets dénonçant sa décadence, son initiative dans la fuite de Varennes, et surtout son procès où elle doit faire face aux accusations de pédophilie. Enfin, l’auteur s’attarde lourdement sur le sort du dauphin martyrisé à l’outrance jusqu’à ce que mort s’en suive à la prison du Temple en 1795. Il adopte en cela la vision traditionnaliste et subjective des Royalistes qui ont développé l’idée selon laquelle son geôlier, Antoine Simon, décrit comme alcoolique et brutal, l’aurait violenté tout au long de sa détention[8].

À l’opposé, dans le tome 3 des aventures de Devilman, Gō Nagai résout la dualité de la Reine par l’action d’un démon la possédant, ce dernier le poussant aux fêtes et aux dépenses somptuaires. Pour autant, son destin ne change pas : elle finit guillotinée. Nagai ne fait pas de sentiment envers Marie-Antoinette dans cette courte histoire, car elle reste le symbole d’un monde de privilèges abusifs qui ne peut être sauvé.

Femme forte ou femme soumise ?

Les mangas pourraient et parfois semblent répétitifs d’un titre à l’autre, mais certains parviennent à sortir du lot et à se détacher de l’influence Zweig-Ideka.

Dans un genre parallèle, celui des réincarnations, Akuyaku Reijou ni Tensei Shita hazu ga Marie Antoinette Deshita de Koide Yoshito [9] peut sembler, au premier abord, totalement inintéressant. L’histoire débute à Tokyo. Une jeune pâtissière de 30 ans au prénom et au visage anonymes, rentre chez elle. Furieuse après le coup de téléphone de sa mère qui, le jour de son anniversaire lui reproche de ne pas être mariée, elle se tue en se plantant par accident sa tour Eiffel dans le dos (!). Elle se réveille dans la peau et le lit d’une enfant prénommé Antonia, le jour de l’anniversaire de cette dernière (elle a 11 ans). Mais, dans le même temps, elle conserve la conscience d’une adulte de 30 ans du XXIème siècle. La vie à la Cour s’écoule malgré tout tranquillement jusqu’à ce que l’impératrice lui annonce son mariage avec le dauphin Louis-Auguste. À ce moment, Antonia comprend qu’elle ne s’est pas réincarnée dans une dimension parallèle mais dans le passé. La mort dans l’âme et la guillotine dans la tête, elle se résout au mariage et arrive à la cour de France où elle découvre une nouvelle vie. Si la trame paraît fade, le contenu des premiers chapitres disponibles reste subtil pour peu qu’on y prête attention. Entre l’hommage à la Rose de Versailles, lorsqu’Antonia espère que son Oscar viendra la sauver et les critiques en sous-texte contre le mariage arrangé, le harcèlement et des relations sexuelles imposées, Antonia découvre, avec que mentalement elle est adulte, que le prince charmant n’est pas celui vanté par les contes de fée, manière subtile d’expliquer aux lectrices qu’il n’existe pas. La réalité reprend le dessus …

Le seinen de Shin’ichi Sakamoto Innocent (publiée de 2013 à 2015) et sa suite Innocent rouge (publié de 2015 à 2020), méritent d’être abordé à part. Librement inspiré d’un roman de Masakazu Adachi publié en 2003 qui raconte la vie du bourreau Charles-Henri Sanson et dont il en a tiré le titre : « Cela se rapporte tout simplement à la phrase « Je suis innocent » réellement prononcée par Charles-Henri Sanson, selon l’étude de M. Adachi. Je trouvais cette phrase aussi simple que forte »[10]. Une nouvelle fois, c’est aussi la période révolutionnaire, politique, qui intéresse l’auteur : « A l’instar de la Révolution Française, j’aime ces périodes qui ont emmené un changement radical dans la vie d’un pays et de ses habitants. »[11]

Si les points communs avec « la Rose de Versailles » sont nombreux, ces deux séries complémentaires dressent le tableau d’un univers sombre, violent voire horrifique et tragique jusqu’à se détacher du modèle d’origine, l’auteur étant lui-même influencé par le travail de Tetsuo Hara (Ken le Survivant). Innocent aborde la vie romancée du bourreau Charles-Henri Sanson et de sa famille. Sa sœur cadette Marie-Josèphe, fictive, est quant à elle au centre d’Innocent Rouge. Le manga se démarque par l’extrême richesse du dessin et le souci des détails apportés aux personnages, aux costumes et aux diverses représentations de Paris, mais aussi de la mort. À la fois brutal, baroque et punk, Innocent Rouge pourrait se définir comme l’anti-« Rose de Versailles ».

Bonjour, je suis Marie-Josèphe Sanson, punk et bourreau … et vous ?

D’emblée, l’auteur place Marie-Josèphe Sanson comme l’antithèse de Marie-Antoinette. Les deux protagonistes naissent au même moment et l’auteur n’hésite pas à placer leur histoire en parallèle l’une de l’autre. La première, punk bisexuelle assumée, hait les robes, revendique une vie libre en dehors des codes et des conventions de l’époque, la seconde subit et s’accommode de sa situation de princesse qui ne peut choisir son destin. Marie-Josèphe choisit de son propre chef l’habit d’homme et devient, contre l’avis de sa famille, exécuteur de la Prévôté de l’Hôtel de Versailles et exécute à ce titre les condamnés avec une sauvagerie remarquée et une habilité reconnue. Marie-Antoinette quant à elle accueille la nouvelle de son futur mariage avec philosophie, y voyant davantage l’occasion d’être à Paris, capitale de la fête du luxe et du raffinement qu’elle recherche. Là où Riyoko Ideka n’accorde qu’une conscience politique limitée à sa Reine, Shin’ichi Sakamoto lui en accorde une en lui faisant prendre conscience, alors qu’elle sort de l’enfance, qu’elle n’est qu’une pièce interchangeable au service de la politique de sa mère. Ainsi, le portrait d’une reine plus complexe et au caractère plus affirmé qui entend très vite être au centre de l’attention dans une Cour qu’elle semble mépriser.  Bien entendue, les deux femmes sont amenées à se côtoyer selon le schéma déjà tracé par Riyoko Ideka. En effet, tout comme Oscar, Marie-Josèphe est choisie pour accueillir la future dauphine lors de son arrivée en France et devient à cette occasion sa confidente intime mais pour un temps seulement. En effet, là où Oscar se fait protectrice de la Reine, Marie-Josèphe, devient sa mauvaise conscience, qu’elle redoute et appréhende. Marie-Josèphe qui hait la noblesse et veut la destruction de ce monde, n’hésite pas à comploter contre la Reine, en participant par exemple à l’affaire du collier.

Cependant, loin d’être naïve, Marie-Antoinette prend en main, si l’on peut dire, sa vie et assume son destin à sa manière. Frustrée de ne pas avoir de relation avec Louis-Auguste lors de la nuit de noces, elle finit par prendre l’initiative et …  le viole. Elle choisit également de ne pas donner suite aux avances explicites de Fersen (du moins dans un premier temps). Enfin, elle assume le fait d’être au centre de l’attention en faisant de la mode un instrument de son rayonnement et de son pouvoir, quitte à écraser (in)consciemment Louis XVI. L’auteur abandonne provisoirement Marie-Antoinette au moment où celle-ci devient mère et s’assagit pour se concentrer sur le destin de Marie-Josèphe, sa découverte des inégalités de son temps et son éveil à la conscience de classe, ce qui achève de l’opposer à son frère qui reste fidèle à la Royauté et à Louis XVI. Nous la retrouvons dans les deux derniers tomes de la série qui referment les destins des deux Marie. Sont évoqués la fuite et l’arrestation à Varennes, sa relation avec Fersen et enfin, son exécution. La Reine déchue ne peut alors s’empêcher de jouer un dernier tour symbolique à Marie-Josèphe, son bourreau, destiné à lui rappeler sa supériorité alors qu’elle monte vers la guillotine et la mort le 16 octobre 1793.

On s’ennuie à la Cour ?

Marie-Antoinette au service du soft power de la République

Parmi tous les titres publiés prenant la reine de France pour héroïne, le seinen de Fuyumi Soryo tient une place à part. Première co-production franco-japonaise dans le genre, ce manga est en effet à l’origine, une commande du château de Versailles, coproduite avec les éditions Glénat et l’éditeur japonais Kodansha. En effet, à la suite des attentats de 2015, Versailles se demande comment faire revenir les visiteurs japonais en France en général et au château en particulier.  Le choix de Marie-Antoinette est un moyen incontournable comme l’explique à l’époque Satoko Inaba, directrice éditoriale manga aux éditions Glénat : « Les Japonais ont toujours été intéressés par la culture française et notamment le château de Versailles. Pour eux, Marie-Antoinette est la reine qui représente le mieux la France. C’est le personnage qui incarne la princesse rêvée occidentale »[12]. En prime, la publication de Marie-Antoinette, la jeunesse d’une reine » en septembre 2016 se double en parallèle d’une exposition à la Mori Arts Center Gallery de Tokyo intitulée « Marie-Antoinette, une reine à Versailles » du 25 octobre 2016 au 26 février 2017 (je vous en avais parlé dans la première partie… Attention je note ceux qui ne suivent pas !).

L’auteure n’est pas choisie au hasard : « nous cherchions un auteur possédant un trait assez réaliste et soigné pour intéresser un large public et pas seulement les lecteurs habituels de manga. Nous avions déjà édité ES – Eternal Sabbath – de Fuyumi Soryo et nous connaissions donc la qualité de son travail. D’autre part, il nous fallait une personne habituée aux sujets historiques européens et à leurs problématiques. Sur ce domaine, Fuyumi Soryo avait fait ses preuves sur Cesare[13] et nous semblait être la personne idéale pour réaliser cet ouvrage ».

Après avoir accepté cette commande, Fuyumi Soryo s’est rendue à Versailles et les archives du château lui ont été ouvertes par le conservateur Alexandre Maral qui s’est investi personnellement : « Alexandre Maral, conservateur en chef du Château de Versailles et référent historique de l’album, m’a précisé les lieux demeurés inchangés et expliqué comment d’autres ont été modifiés au cours des siècles. »[14]

Un important travail de recherches est mené comme l’explique Fuyumi Soryo : « J’ai commencé par étudier les différences entre l’architecture du XVIIIe siècle et celle d’aujourd’hui, évidemment à Versailles mais aussi dans d’autres lieux en France ou en Autriche. L’urbanisation n’était pas aussi importante que de nos jours et le château de Versailles était encore en pleins travaux quand Marie-Antoinette est arrivée en 1770. Les photos n’ont donc pas suffi, j’ai dû me fier à des peintures de l’époque pour reconstituer les lieux. »[15]. Pour les costumes, Fuyumi Soryo a bénéficié de l’aide du Kyoto Costume Institute qui conserve dans ses fonds des habits de courtisans français du XVIIIe siècle. Le résultat final montre un souci du réalisme qui en font un manga à part, loin des codes graphiques actuels en proposant un dessin et des personnages à la fois matures et réalistes. Par souci d’honnêteté, l’auteur indique d’ailleurs les rares libertés prises avec la réalité historique en fin de manga, tandis qu’une double bibliographie, l’une en français et l’autre en japonais indique les ouvrages consultés et consultables.

Plus intime que bon nombre d’histoires, l’ouvrage s’attarde sur la jeunesse de la reine et ses premières années en tant que dauphine. Une case et une question de la jeune dauphine résume la problématique de l’histoire tracée par Fuyumi Soryo : « en tant qu’épouse, comment saisir le cœur de son époux ? ». Ainsi, nous suivons Marie-Antoinette et Louis-Auguste, depuis son départ d’Autriche en 1770, jusqu’au moment où elle parvient enfin à « saisir le cœur » de Louis-Auguste, cet instant se prolongeant par l’évocation de leur vie de famille au Trianon à la veille de la Révolution. Sont abordés du point de vue de Marie-Antoinette leur première rencontre, leur mariage, et la vie à la Cour de Versailles, dont elle ne saisit pas toujours les codes ni l’utilité et contre lesquelles elle émet des critiques auprès de Louis-Auguste :

« Les coutumes par-ci, les usages de la cour par-là… Où que j’aille, quoi que je fasse, ce ne sont partout que des règles et encore des règles ! Ne sommes-nous donc que des marionnettes qui devons obéir à tout et faire uniquement ce que l’on nous dit de faire ? ».

 

La Révolution est absente, les intrigues réduites et les futurs conflits sous-entendus ou à peine amorcés, pour se concentrer sur l’apprentissage des codes de la Cour et le couple que finit par former Marie-Antoinette et Louis-Auguste. Le manga aborde donc, tout anachronisme gardé, certains thèmes sociaux contemporains : le mariage arrangé et la difficulté pour deux époux qui ne se connaissent pas de se trouver dans ces conditions, la pression exercée sur Marie-Antoinette, pourtant âgée de 14 ans pour qu’elle donne le plus vite possible un héritier, le poids de la tradition et des convenances. Dans cette optique, le manga s’adresse une nouvelle fois davantage au lectorat japonais que français où les mariages de convenance sont encore monnaie courante et la tradition encore forte.

Marie-Antoinette, Reine guerrière et zombie

Vous vous demandez à ce stade quelle pourrait être la version la plus exotique (WTF) que des auteurs japonais ont pu nous sortir ? Rassurez-vous il y en a quelquesunes, et elles sont l’expression d’une forme de désacralisation du personnage. En effet, les mangas plus récents semblent s’être affranchis de l’influence de la Rose de Versailles et de Stefan Zweig. On pourrait le regretter, mais d’une part il en faut pour tous les goûts et d’autre part, on raterait une bonne occasion de rire !

Bon appétit à tous ! – Couverture du tome 1 de Versailles of the dead, édition française

La première est la version proposée par Versailles of the dead signée par Kumiko Suekane, auteur d’Afterschool Charisma et habituée des histoires mettant en scène des personnages historiques[16]. La couverture du tome 1 donne le ton en nous montrant Marie-Antoinette assise, avec un crâne dans une main et une fourchette dans l’autre. On se dit qu’on tient comme elle, du lourd entre ses phalanges. Effectivement la lecture ne manque pas de sel pour l’historien, qui, s’il a le sens de l’humour ne peut que … se taper des barres de rire devant les amalgames mélanges improbables et autres aberrations en tout genre, et en ce moment nous en avons bien besoin. Résumé du synopsis … Nous sommes en 1770 : Marie-Antoinette passe la frontière et son cortège se fait attaquer par une horde de zombies. Seul rescapé dont Stéphane Bern ne nous a jamais entretenu : son frère … jumeau, Albert, qui, pour éviter le scandale, prend la place de sa sœur à la Cour de France et épouse le Dauphin tandis que le corps de Marie-Antoinette est enterré dans les bois[17]. Versailles of the dead s’inscrit dans la pleine mode du zombie en cours dans les divers modes d’expression de la culture pop (Walking dead, Infection …). Très vite, il s’avère qu’Albert, qui campe une Marie-Antoinette décadente, dépensière et fêtarde, est lui aussi un zombie dont le but est de s’emparer des pierres du fameux collier de la reine. Son objectif est de ressusciter Jeanne d’Arc dont le corps (pourtant censé avoir brûlé sur un bûcher mais passons …) repose dans un bassin situé dans une cave secrète située sous le parc du château de Versailles.

Si l’histoire demeure totalement fantaisiste, elle s’appuie et intègre quelques personnages et traits et faits majeurs de l’époque : la nuit de noces entre Louis et Marie-Antoinette qui, de fait, n’est pas consommée, la crise du Royaume de France ici expliquée par l’invasion des zombies… Nous relevons au passage la présence d’un jeune Napoléon B. déjà fort ambitieux et très à l’aise au milieu de son armée de zombies. Le tome 4 s’achève avec l’apparition de Saint Michel, source du pouvoir de Jeanne d’Arc, bloqué sur Terre.

 

Quand tu sens que l’histoire va encore mal finir pour elle … – Homura Kawamoto et Makoto Shiozuka, Majo taisen, extrait

La seconde est présente dans le genre où les personnages historiques servent de prétexte. Un manga récent, intitulé Majo Taisen, dont la prépublication a débuté en 2020 et signé par le duo Homura Kawamoto (dessin) et Makoto Shiozuka (scénariste)[18], met en scène une battle entre 32 figures historiques exclusivement féminines devenues des sorcières où l’on retrouve (comme par hasard !) Jeanne d’Arc et Marie-Antoinette (mais aussi Cléopâtre, la Comtesse Bathory, la Voisin, Agatha Christie…) Ce manga inédit débute avec … Jeanne d’Arc[19]. Elle est sauvée de la mort par deux démones déguisées en hôtesses, Lilim et Lilith qui la mènent auprès d’Agrat Bat Mahla la Reine des Démons. Enrôlée dans un tournoi à mort qui a pour but de déterminer quelle sera la sorcière la plus forte, elle ne tarde pas à faire la connaissance de Marie-Antoinette, seconde sorcière à se dévoiler au lecteur. Alors que Jeanne d’Arc, dans le doute, est incapable d’exprimer son désir le plus profond, l’ancienne reine de France, qui emprunte ici les traits d’une Lolita prépubère, montre un caractère arrogant, prétentieux et vindicatif, et exprime quant à elle sans détour le désir de contrôler le monde. Au revers de son manteau et pour invoquer sa guillotine Marie-Antoinette fait apparaître une rose dans sa main, ce qui sans doute, constitue un double hommage subtil, d’une part au tableau d’Élisabeth Vigée Lebrun et à son portrait de la reine peint en 1783, et d’autre part, à Riyoko Ideka et à la « Rose de Versailles » une nouvelle fois. Lors du tournoi elle sera amenée à affronter au premier tour Catherine la Grande.

 

Enfin le plus récent et certainement le plus WTF du moment : voici que, durant le confinement j’ai découvert Power Antoinette que l’on doit à Akinosuke Nishiyama. Sorti en octobre 2020, il campe une Marie-Antoinette « super-buff » qui, par la seule force de ses muscles (!) échappe à la Révolution et à la guillotine et entreprend de lutter contre les forces révolutionnaires, les illustrations disponibles étant explicites sur le changement radical proposé [20]

Donc il y avait une salle de muscu à Versailles … Akinosuke Nishiyama, Power Antoinette (couverture)

Au fil des différentes histoires, nous pouvons remarquer que de nombreux personnages secondaires gravitent naturellement autour de Marie-Antoinette : Louis XVI bien sûr, Fersen, Rose Bertin, Robespierre… C’est pourquoi une troisième partie s’attardera sur ces derniers et leurs relations avec la Reine afin de compléter ces deux premières parties …

 


Bibliographie indicative/mangas cités :
Mangas principalement consultés (édition française)

-Riyoko Ideka La rose de Versailles, Kana, 2002, 3 volumes. 1ère publication : Japon, 1973

-Fuyumi Soryo Marie-Antoinette, la jeunesse d’une reine, Glénat, 2016, 163 pages, traduction : Patrick Honnoré

-Kumiko Suekane Versailles of the dead, Kana, 2019, traduction : Aline Kukor (en cours de publication) – 1ère édition : Japon, Shogakukan 2017

– Go Nagai Devilman, tome 3, Blackbox, 2015, 272 pages. 1ère publication : Japon – 1973, Kōdansha

-Natsuko Wada et Mamoru Kurihara Marie Antoinette (1755-1793), Pika, 2020 coll les grands noms de l’histoire en manga, traduction : Tomoko Seigneurgens – 1ère édition : Japon 2016, Shūeisha

– Yû Sawabe et Sonoko Higashi L’histoire en manga – Tome 7 : de la Reine Elizabeth 1ère à Napoléon 1er, Bayard Jeunesse, 2019 -1ère publication : Japon, 2016 par Gakken Plus Co LTD

– Gustave le Bon Psychologie des foules, Kurokawa, 2019, 189 pages – 1ère publication : Japon, 2018

– Shin’ichi Sakamoto Innocent, Delcourt/Tonkam, 2013, 9 tomes, traduction : Sylvain Chollet. 1ère publication : Japon,  Shūeisha, 2013

– Shin’ichi Sakamoto Innocent rouge, Delcourt/Tonkam, 2015, 12 tomes, traduction : Sylvain Chollet. 1ère publication : Japon, Shūeisha, 2015

 

Mangas consultés, non traduits en français (juin 2021)

 

– Koide Yoshito ni Tensei Shita hazu ga Marie Antoinette Deshita, prépublié dans le magazine Comic Flapper depuis septembre 2020

Nishiyama Akinosuke, Ito Misei Power Antoinette, 2020, SB Creative Corp.

-Homura Kawamoto, Makoto Shiozuka Majo Taisen, prépublié dans le magazine Comic Zenon depuis le 24 octobre 2020

 


Notes

[1] Propos tenus lors de la masterclass tenue le samedi 30 janvier 2016 à Angoulême, lors du festival international de la BD. Dans le cas de certains mangas, cette affirmation pourrait être largement questionnée et débattue …

[2] Dans cette seconde partie, j’utiliserai ici le titre français (la Rose de Versailles) et non japonais (Berusaiyu no bara) de l’œuvre principale de Riyoko Ideka afin de faciliter la compréhension de certaines démonstrations.

[3] Par la suite, les grands yeux noirs étoilés seront utilisés pour certains personnages masculins, pensons par exemple à Shun dans Saint Seiya. Le traitement romantique des personnages masculins romantique reste quant à lui marqué par une influence spécifiquement occidentale, l’acteur Björn Andrésen qui tourna dans Mort à Venise sous la direction de Visconti et qui connu un succès phénoménal au Japon.

[4] Riyoko Ideka Eikō no Napoleon – Eroica, 1986, Chuokoron Shinsha, 14 volumes.

[5] L’histoire en manga de la reine Élisabeth 1ère à Napoléon 1er

[6] p. 92

[7] Gustave le Bon, La psychologie des foules, 1895, chapitre I, extrait.

[8] Si le dauphin Louis-Charles de France a bien subit des mauvais traitements qui ont fini par causer sa mort en 1795, pour autant la brutalité et la responsabilité d’Antoine Simon, cordonnier frustre et totalement dévoué à la cause révolutionnaire n’ont pas été prouvées et a priori largement exagérées.

[9] Manga prépublié depuis août 2020, non traduit et non publié en français pour le moment.

[10] Interview de Shin’ichi Sakamoto, novembre 2015, sur le site Manganews

[11] Ibid.

[12] Aurélia Vertaldi « Un manga sur Marie-Antoinette tente de faire revenir les Japonais à Versailles« , le Figaro, 27 novembre 2016, consultable ICI

[13] Cesare est un manga consacré à la vie de Cesare Borgia de Fuyumi Soryo co-écrit avec Motoaki Hara. Cette série, toujours en cours, est prépubliée depuis 2005 dans le magazine Morning (Kōdansha). La version française est publiée par Ki-oon depuis 2013.

[14] Les carnets de Versailles, 21 septembre 2016, entretien avec Jacques Glénat, consultable ICI 

[15] Ibid.

[16] Ce manga est en cours de publication en France, pour l’instant cinq tomes sont parus.

[17] Va-t-elle revenir d’entre les morts ? Telle est la question à la veille de la parution du tome 6 !!!

[18] Manga prépublié dans le magazine Comic Zenon à partir d’octobre 2020, non traduit en français pour le moment.

[19] On devine assez facilement que Jeanne, décidément la chouchoute des mangakas, risque de finir en finale ! Notons au passage que les personnalités rattachées à l’histoire de France directement ou indirectement retenues par l’auteur dominent sur les 32. Bref …. Affaire à suivre …

[20] N’ayant pas encore eu l’occasion d’explorer en détails ce manga récent et intriguant, je ne manquerai pas d’actualiser ce passage une fois que je l’aurai acquis.