Les massacres de civils à Boutcha, perpétrés par l’armée russe en 2022, tout comme les déportations d’enfants ont brutalement ramené sur le devant de la scène des crimes que l’on croyait proscrits en Europe depuis les conflits en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Plus de 30 000 signalements de crimes de guerre ont été enregistrés par la justice ukrainienne et la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine. On a vu ressurgir, avec la guerre en Ukraine, les discours déshumanisants qui chosifient l’ennemi et incitent les combattants à transgresser le jus in bello.
Parmi les crimes contre l’humanité, le génocide est l’un des plus spécifiques et sa caractérisation a marqué la justice internationale au XXe siècle. L’ONU en reconnaît officiellement trois, celui des Juifs, celui des Tutsis et celui des Arméniens. Concernant ce dernier génocide, de récents travaux démontrent qu’il s’est prolongé, bien au-delà de la Première guerre mondiale, sous le gouvernement d’Atatürk.
En dépit des progrès de la justice internationale, ces crimes n’appartiennent pas au passé : bien d’autres peuples sont victimes aujourd’hui de persécutions systématiques et organisées, en raison de leur identité comme les Ouïghours ou les Kazakhs en Chine, sans qu’il y ait pour autant massacres de masse.
Quelle typologie des crimes de guerre peut-on établir ? Comment les prévenir ? Que peut la justice pénale internationale ? Qu’est-ce qui fait la particularité du génocide et comment survivre après ?
Intervenant et intervenantes de la table ronde :
- Cloé Drieu, historienne, chercheuse au CNRS, spécialiste des violences de masse en Asie centrale.
- Raymond Kévorkian, historien, spécialiste du génocide des Arméniens.
- Sabine Jansen, historienne, rédactrice en chef de Questions Internationales.
Introduction
Pour introduire le sujet, Sabine Jansen exprime l’opinion selon laquelle on assiste depuis plusieurs années à une remise en cause du droit international humanitaire, avec de graves atteintes aux droits humains en Chine avec les Ouïghours, ou encore en Syrie, aux Philippines… Depuis deux ans, on voit également en Ukraine de très graves violations du droit humanitaire, avec des bombardements d’hôpitaux et d’écoles. Pour compléter ce sombre tableau, les discours déshumanisants, qui dans l’histoire ont souvent précédé le passage à l’acte, sont de retour.
Mais elle met aussi en garde contre l’inflation de l’usage du mot de « génocide », notion juridique définie par Rafael Lemkin pendant la seconde guerre mondiale et fixée ensuite par la convention de l’ONU en 1948. En principe, il faudrait distinguer crime de guerre, crime contre l’Humanité et génocide, mais ces notions sont en soi complexes.
Pour Raymond Kévorkian, spécialiste du génocide des Arméniens, le texte de l’ONU de 1948 a vieilli et nécessiterait une révision, mais un consensus serait quasiment impossible à obtenir entre les Etats, dans le contexte géopolitique actuel.
Q : Quel est le sort réservé aux Arméniens après la guerre?
Cette question est au cœur du nouveau livre de Raymond Kévorkian « parachever un génocide », sorti en 2023 aux éditions Odile Jacob. L’auteur rappelle que la guerre est souvent la condition préalable de la mise en œuvre d’un génocide. Cela a été le cas pour les Arméniens pendant la première guerre mondiale et pour les Juifs pendant la deuxième guerre mondiale. Selon lui, à la fin de la première guerre mondiale, la société turque n’a pas de repentance et les criminels turcs n’ont, par conséquent, jamais été punis. Le parti « Union et Progrès » des « Jeunes Turcs » au pouvoir de 1908 à 1918 accueille, à la fin de la guerre, des responsables des massacres dans son comité central et ils se présentent comme des serviteurs de la Turquie. Mustafa Kemal, qui se positionne comme le chef de la résistance nationaliste turque, est sur la même ligne politique. Selon R. Kévorkian, la République de Turquie s’est donc construite sur un immense crime, celui des Arméniens.
Après la guerre, il n’y a pas de massacres de masse comme en 1915. La proportion de rescapés à l’est, dans le terroir historique des Arméniens, est très faible. La persécution prend d’autres formes. La plupart du temps, les rescapés sont dans la quasi-impossibilité de récupérer leurs biens immobiliers. Dans une situation où le racisme biologique n’existe pas, on assite aussi à des enlèvements de jeunes femmes arméniennes.
Se pose également le problème des orphelins dont les parents ont été assassinés ou ont été séparés de leurs parents. R. Kévorkian estime leur nombre à 166.000. Pour ceux-ci, des dizaines d’orphelinats sont créés, en Syrie ou ailleurs. 93.000 ont été récupérés avec l’aide des Français et des Britanniques. Les autres ont été « adoptés » par des familles turques.
À la fin de la première guerre mondiale est lancé le projet politique de la création d’une Arménie indépendante. Mais celui-ci échoue en 1920 face aux pressions conjointes de la Turquie kémaliste et de la Russie bolchevique, l’Arménie devenant finalement une république soviétique.
R. Kévorkian termine en rappelant qu’à l’automne 1918, 30.000 Arméniens sont massacrés à Bakou, en Azerbaïdjan. Après le génocide de 1915, les Arméniens n’en avaient donc pas fini avec les massacres et les drames…
Q : Quelle est la fonction du tribunal Ouïghour qui s’est tenu à Londres en 2021?
Cloé Drieu, historienne membre du CNRS et spécialiste des violences de masse dans l’Asie centrale, est chargée de répondre à cette question. Elle a assisté au tribunal ouïghour à Londres en 2021 et étudie en profondeur ce sujet.
Elle rappelle que 13 millions de Ouïghours vivent au Xinjang, province située au Nord-ouest de la Chine. Cet Etat est accusé de graves atteintes aux droits humains et même de génocide par certaines organisations humanitaires. C’est ce que le tribunal de Londres est chargé de déterminer.
Le tribunal ouïghour de Londres a été réuni car la Chine ne peut être traduite en justice. Ce tribunal est un « tribunal citoyen » créé sur le modèle du tribunal Russell, fondé en 1966 pour enquêter et dénoncer les crimes de guerre commis par les Etats-Unis pendant la guerre de Viêt Nam. Ce type de tribunal permet de mettre le doigt sur les défaillances et crimes éventuels des Etats, ce qui est le cas de la Chine avec les Ouïghours. Le tribunal de Londres était composé de juristes professionnels qui s’engageaient ici comme citoyens. Le président du tribunal de Londres est un ancien juge du tribunal contre Milosevic.
Les audiences ont permis aux 9 juges d’entendre 70 témoins, chacun disposant d’une heure pour s’exprimer. Parmi les témoins, une trentaine étaient des victimes ou des témoins directs des faits au Xinjang, une quarantaine des experts. Selon Cloé Drieu, les audiences orales ont permis aux témoins de mieux exprimer la violence dont ils ont été victimes. Cette prise de parole a aussi, pour les victimes, une dimension cathartique. Elles ont aussi permis de faire entendre des voix que la Chine, qui a considéré ce tribunal comme illégal et hostile, cherche à baîllonner.
Le tribunal de Londres a rendu son verdict le 9 décembre 2021 et a conclu que la Chine était coupable de génocide et de crimes contre l’humanité. Ce jugement n’ a pas été fondé sur des massacres de masse mais sur les entraves aux naissances des femmes ouïghoures, avec la pratique fréquente de la stérilisation. Cette politique f de restriction forcée des naissances a, selon C. Drieu, des résultats tangibles depuis une vingtaine d’années. La Chine a également transféré environ 800.000 enfants ouïghours dans des orphelinats où ils subissent une sinisation, ce qui est une autre forme de penser le génocide.
Cloé Drieu rappelle que la notion d’intentionnalité est fondamentale dans le concept de génocide mais qu’il est souvent difficile d’établir les faits, car les auteurs des faits veillent à dissimuler leurs actions pour éviter les accusations. Beaucoup de documents circulent mais il reste difficile de dater le processus pour les Ouïghours. Il semble qu’un processus de discrimination se soit amorcé dans les années 80 et se soit intensifié à partir de 2014.
Questions du public
Q : Quel est l’ancêtre du T.P.I?
Raymond Kévorkian répond qu’un tribunal avait déjà été pensé, sans voir le jour, à propos des Arméniens, après la première guerre mondiale. Dans ce cas, comme pour les Ouïghours, le tribunal permet de reconnaître un statut de victimes et de témoigner, élément clé de la transmission de la mémoire.
Q : témoigner est-elle une forme de réparation?
Non. Une vraie réparation supposerait une reconnaissance véritable du génocide par l’Etat génocidaire. On en est évidemment très loin pour la Turquie!