Durant les deux décennies qui suivirent la Libération, le rôle historique de Jean Moulin fut très largement ignoré (la première biographie le concernant ne parut qu’en 1971) et sa mémoire fut l’objet d’un relatif oubli. Puis la politique étatique de la mémoire le promut héros emblématique de la Résistance française. La date charnière étant celle du 19 décembre 1964 et de sa panthéonisation. Moulin incarna dès lors la Résistance et la mémoire collective s’empara de lui.
Mais parallèlement au fait qu’il incarnait désormais la Résistance, et sans doute à cause de cela, car attaquer sa mémoire c’était attaquer la Résistance entière, sa personnalité et son action furent l’objet de profondes remises en cause : il fut qualifié d’homme du PC, de « crypto communiste », puis d’agent du KGB, voir d’espion américain !
Paradoxalement, les historiens universitaires, ceux qui citent leurs sources et ne confondent pas les faits et les hypothèses durent se mettre au travail. Colloques et études se multiplièrent dans les années 1990, participant ainsi à un profond renouvellement historiographique. Ainsi mémoire et historiographie de Jean Moulin sont donc étroitement mêlées.
I, Vingt ans de relatif oubli
1) Les recherches d’Antoinette Sachs
A. Antoinette Sachs, compagne et collaboratrice de Jean Moulin
Après son arrestation, Jean Moulin fut mis dans l’ombre et très vite remplacé. A la sortie de la guerre beaucoup ne savaient pas sa réelle identité (cas de Daniel Cordier d’ailleurs). C’est Antoinette Sachs qui retrouva sa trace et ne cessa de militer pour défendre sa mémoire.
Femme du monde à la fortune conséquente, élégante et fréquentant les grands couturiers, artiste renommée et appréciée du monde des arts et des lettres, sportive accomplie, passionnée de liberté et de modernité, Antoinette Sachs a connu Jean Moulin en 1936 lors d’un diner. Ce fut le début de leur liaison amoureuse et de leur collaboration.
Ayant quitté le pays à l’été 1940 sur le Massilia et arrêtée à son arrivée à Alger, elle usera de ses relations pour être libérée et rentrée en France pour retrouver Jean Moulin. Elle l’aidera alors durant toute la période clandestine, détruisant des documents du Front Populaire et décryptant les documents reçus de Londres. Juive et disposant d’une fausse identité, Antoinette fut obligée de se réfugier en Suisse. Elle vit pour la dernière fois Jean Moulin en avril 1943.
B. Une longue enquête
A la Libération, Antoinette chercha à retrouver la trace de Jean Moulin. A l’aide des indices épars Antoinette reconstitua son parcours, aidée de Laure Moulin. Convaincues de la culpabilité d’Hardy dans son arrestation et déçues de ses acquittements en 1947 et 1950, Laure et Antoinette feront le lien entre Rex et Jean Moulin, cherchant à commémorer son action.
2) Les premières cérémonies à la mémoire de Jean Moulin
A. De Béziers à Chartres
La première cérémonie nationale en hommage à Moulin se déroula le 6 octobre 1946 à Béziers, en présence de Georges Bidault, son successeur à la présidence du CNR et chef du GPRF depuis la démission de De Gaulle, Vincent Auriol, Pierre Meunier, Laure et Antoinette. Dans son discours Bidault fait de Jean Moulin le symbole de l’union des Français et le réintroducteur des syndicats et partis politiques dans la société française (période électorale à l’époque). Bidault ne prononce pas une fois le nom de De Gaulle. Pierre Cot et Pierre Meunier font de Moulin un homme de gauche, quasiment d’extrême-gauche. La même année une stèle est inaugurée au Ministère de l’Air par Auriol.
En 1948 est inauguré un monument à Chartres.
En juillet 1958 est fondé le club Jean Moulin, sorte de think thank, présidé par Daniel Cordier, et travaillant au retour de Mendès France au pouvoir. Antoinette Sachs et Laure Moulin n’apprécient pas du tout cette récupération.
B. Annexé par la Gauche, Jean Moulin n’est pas oublié par De Gaulle
Pour autant le général De Gaulle conserva des sentiments profonds pour Jean Moulin, et en témoigna plusieurs fois. Ainsi en 1947 De Gaulle signe la préface de Premier Combat, récit écrit par Moulin au printemps 1941 de sa vie à Chartres en juin 1940 et publié par sa soeur.
De même en 1954, à l’occasion des cérémonies du 10e anniversaire de la libération de Chartres, De Gaulle assiste aux cérémonies devant le monument évoquant Jean Moulin. De passage à Béziers en 1960, De Gaulle s’est recueilli devant le monument en hommage à Jean Moulin, au parc du Plateau des poètes.
3) Les mémoires concurrentes
A. Les héros de la Résistance
La mémoire de Jean Moulin n’a alors pas encore d’audience nationale et se voit opposer des mémoires concurrentes : Fred Scamaroni, Honoré d’Estienne d’Orves, Gabriel Péri, Danielle Casanova. Tous peuvent prétendre incarner la Résistance et ont leurs défenseurs. La mémoire savante va dans le même sens : la première étude scientifique de la Résistance publiée dans un numéro des Notes et études documentaires du 31 janvier 1946, par la Documentation française n’accorde à Moulin qu’une très modeste place et en fait l’adjoint de Brossolette !
B. L’ombre de Pierre Brossolette
La grande figure de la Résistance est alors Pierre Brossolette. Sa mémoire est défendue par sa femme Gilberte qui avait partagé ses combats et qui, jusqu’en 1958 disposait d’une forte influence dans la mesure où elle était vice-présidente du Conseil de la République et où elle bénéficiait des réseaux de la SFIO et de la franc-maçonnerie ainsi que du soutien des anciens de la France Libre.
La publication des Mémoires de Passy, chef du BCRA, en 1951, ont joué un grand rôle pour affirmer encore la prééminence de Brossolette. Puis Gilberte Brossolette perd ses appuis en condamnant les conditions du retour au pouvoir de De Gaulle et en adhérant au PSU après avoir critiqué la SFIO de Guy Mollet. De son côté Antoinette Sachs active ses réseaux en faveur de la mémoire de Moulin.
II, Jean Moulin s’impose comme le héros emblématique de la Résistance
1) La panthéonisation (1964)
A. Les origines
La demande de panthéonisation de Jean Moulin vient de la SFIO, relayant une demande d’association d’anciens résistants et déportés de Béziers. Antoinette Sachs est proche de Louis Joxe qui est ministre d’Etat et de Malraux qui en parle à Pompidou. jean Moulin répond aux critères rationnels pour faire de lui un héros : résistant de la première heure, mort sous la torture sans avoir parlé, résistant de l’intérieur et de la France libre. Par décret De Gaulle valide la panthéonisation, pas mécontent de récupérer les voix de la SFIO pour l’élection présidentielle de 1965.
B. Les deux temps de la cérémonie
La cérémonie est impressionnante par son symbolisme et son faste (deux jours). Le 18 décembre est exhumée l’urne funéraire des cendres présumées de Jean Moulin. Elle est alors exposée au Père Lachaise où De Gaulle se recueille seul et en premier à 12h00. La caisse est recouverte d’un drapeau et mise dans un cercueil, avant d’être gardée par les compagnons de la Libération jusqu’à 21h00. Le cortège s’ébranle en direction du Panthéon au son des tambours et de la Garde Républicaine. Suivent Laure Moulin, des résistants et des élèves lauréats du CNRD. 500 porteurs de torches attendent Moulin à l’entrée du Panthéon qui est accueilli à la seule lueur des flambeaux. Cette première journée est consacrée à l’hommage que rend à Moulin la Résistance entière et le peuple de Paris, tous mouvements et partis confondus.
Au contraire le 19 décembre, c’est De Gaulle, le chef de l’Etat, qui préside la cérémonie. Toute entière centrée sur sa personnalité, la cérémonie est retransmise par la télévision.
Deux tribunes sont dressées devant le Panthéon. Débutent les recueillements, le discours de Malraux, le passage des troupes, avant la cérémonie privée. Jean Pierre Azéma est alors frappé par le mouvement convulsif de la main gauche du général De Gaulle. Les cérémonies sont précisément décrites et analysées dans les ouvrages d’Azéma et de Rousso, Le syndrome de Vichy.
C. L’édification de la mémoire gaulliste
Le discours de Malraux est magnifique, mais est une démonstration de l’édification de la mémoire gaulliste. Le texte de Malraux entend démonter et affirmer que De Gaulle, c’est la France ; que la Résistance c’est De Gaulle, et donc que la France, c’est la Résistance. Ainsi se fonde l’image et la représentation d’une France gaulliste et résistante, un mythe qualifié par les historiens de résistancialiste. Un mythe qui convient aussi à la mémoire communiste.
2) Une photo et un mémorial
A. La photo de Marcel Bernard
Jean moulin devient le héros de la Résistance, identifié par la célèbre photographie de Marcel Bernard, publiée en 1969 pour la première fois. Il faut attendre 1989 et le témoignage de M. Bernard pour apprendre qu’elle fut prise en 1939 dans les jardins du Peyrou à Montpellier. Moulin porte son chapeau enfoncé et une écharpe autour du cou. Elle donne une silhouette au héros qui va désormais y être totalement identifié.
B. Le mémorial de Salon de Provence
Un mémorial est érigé en 1969 à Salon de Provence en présence de Laure Moulin, représentant le saut en parachute de Moulin en France en 1942. Une flamme est partie de Marseille rejoignant le mémorial en étant portée par des résistants. En 1978 ce mémorial fut relié à la maison de Saint-Andiol par la « route Jean Moulin. Chemin de la Liberté », longue de 40 km et jalonnée de 3 bornes et de 16 panneaux.
3) Le « peuple de gauche » récupère le héros annexé par De Gaulle
A. La rose rouge de Mitterrand
Le peuple de gauche récupèrera la figure de Moulin dans les années 1980, notamment avec la montée au Panthéon de Mitterrand, le 21 mai 1981, une rose rouge à la main et déposée sur son cénotaphe. Mise en scène signée Jack Lang, cérémonie conçue sur le modèle inverse de celle de 1964, sans protocole, sans apparat militaire, dans une joyeuse cohue.
B. Les cérémonies des années 1980 et 1990
Les cérémonies se succèdent dans les années 1980 et 1990 en son honneur, notamment en 1983, à Paris comme en province (cérémonies à Béziers, Montpellier, Nice, Saint-Andiol, Chartres, Albertville, Thonon, Rodez, Lyon, Metz etc.). L’Etat mitterrandien a voulu que cet hommage soit unanime, en y invitant des représentants de tous les mouvements de résistants. La même année, en 1983, l’Institut de l’Histoire du Temps Présent organise un colloque sur Jean Moulin, en présence de Daniel Cordier qui présente pour la première fois les résultats de ses recherches (vifs échanges).
En 1994 est inauguré le Musée Jean Moulin, à Paris, sur la dalle qui domine la gare Montparnasse. Cette fondation bénéficie de l’aide d’Antoinette Sachs qui a légué toute sa fortune et ses archives à la condition que soit créé un musée.
Quand se termine le XXème siècle, seuls De Gaulle et Leclerc disputent la place de Moulin dans la mythologie et l’inconscient français.
III, Procès en mémoire et travail historique
1) Une mémoire attaquée
A. Henri Frenay, l’Enigme Jean Moulin (1977)
Héros de la Résistance, Moulin devient l’objet d’attaques, qui ne partirent pas de l’extrême droite. Le premier à attaquer sa mémoire est Henri Frenay, chef du mouvement Combat, ayant eu de très grandes frictions avec Moulin. Une attaque passe presque inaperçue en 1951 lors de la publication des Mémoires de Passy qui donne lieu à une lettre de Frenay, accusant Moulin d’être »l’homme du parti communiste ».
En revanche en 1973 sont publiées ses mémoires sous le titre La Nuit finira. L’attaque sur le cryptocommunisme de Moulin est reprise. Cette idée est développée dans L’énigme Jean Moulin en 1977. La polémique enfle et donne lieu à une émission des Dossiers de l’Ecran le 11 octobre 1977, en présence de Frenay, Cordier, Villon, Pinault, Passy, Aubrac et Lévy, extrêmement tendue.
Alors que l’histoire prouve avec clarté que Moulin s’est au contraire opposé à une trop forte influence du PCF, comment peut-on expliquer cette dérive diffamatoire de Frenay ? Son biographe, Robert Belot, évoque trois hypothèses : la violence des affrontements de 1943 qui le conduisent à régler des comptes ; l’échec des mouvements de résistance à rénover la vie politique française qui le conduit à cette théorie conspirative et à la recherche d’un bouc-émissaire ; son profond anticommunisme enfin.
B. Thierry Wolton, Le Grand recrutement (1993)
Thierry Wolton s’affranchit de toutes les règles de la méthode historique, se réclamant du journalisme d’investigation; adepte d’une théorie complotiste qui explique l’histoire par l’action des services secrets. Il privilégie l’interprétation sur l’analyse, l’hypothèse sur l’archive.
Il met en évidence l’existence d’un réseau soviétique en France dès 1925 fondée par Henri Robinson. Moulin aurait rencontré Robinson dès 1937. Wolton fait de Moulin un traitre à la solde des communistes et de l’URSS. Il multiplie l’exposé de faits avérés, en les décontextualisant.
Les relais médiatiques sont puissants. L’émission télévisée La marche du siècle, Le Figaro, Le Nouvel Observateur médiatisent la publication. Des historiens trouvent des points positifs dans l’ouvrage (François Furet), avant de se reprendre. Azéma parle d’une « entreprise extrême de dénigrement et de déstabilisation ».
C. Jacques Baynac, Les secrets de l’affaire Jean Moulin (1998)
Cet ouvrage fait de Moulin un homme qui allait abandonner De Gaulle pour les Américain, rapportant une présumée rencontre de « Max » avec l’OSS quelques jours avant son arrestation. Moulin se serait préparé à abandonner la France Combattante pour offrir ses services aux Américains. L’Américain aurait été suivi par la Gestapo. Ce qui innocente Combat et ses dirigeants de toute responsabilité dans l’affaire de Caluire ! Les historiens se lèvent en bloc contre cette théorie, démontrant aisément que la rencontre était matériellement impossible. Toutes ces attaques décident les historiens à entreprendre de solides et méthodiques recherches sur le rôle historique de Jean Moulin.
2) Le travail des historiens
A. Le renouvellement de l’historiographie sur la résistance
Quand la mémoire de Jean Moulin fut mise en péril, l’histoire de la Résistance était encore, à la fin des années 1970, une histoire écrite par les résistants et fondée sur les témoignages. Les travaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale avaient déjà produit des résultats scientifiques, mais ils étaient fort peu diffusés.
Les attaques contre Jean Moulin surviennent à un moment où s’opère un tournant historiographique auquel l’IHTP (Institut d’Histoire du Temps Présent) participe largement, visant à faire de la Résistance un objet d’étude historique auquel appliquer les méthodes de la science historique, (identification des sources, critique des témoignages et des documents écrits, croisement des sources orales et écrites, attention portée à la chronologie). Finie l’hagiographie et le culte des héros au profit de la déconstruction des mythes.
Voir en annexe une mise au point sur le tournant historiographique.
B. La « révolution Cordier » (expression de Bénédicte Vergez-Chaignon, colloque de 1999)
Choqué par les affirmations non prouvées de Frenay, Daniel Cordier décide de se faire historien. Il entreprend un immense travail dans les archives et produit de gros ouvrages dans lesquels il intègre des longues citations et des documents d’archives. Il accorde toujours la primauté aux documents d’archives sur les témoignages et adopte une méthode rigoureuse de critique des sources. Il provoque le scandale en démontrant par exemple que Frenay fut d’abord pétainiste.
Convaincu par la rigueur de sa méthode, les historiens de l’IHTP l’admettent comme l’un des leurs. Son apport historique est énorme. Néanmoins force est de reconnaitre que son travail manque parfois d’objectivité, en particulier lorsqu’il parle de l’action de Pierre sur Brossolette, prenant parti pour Moulin.
Esquisser un bilan
Aux travaux de Cordier se sont ajouté ceux de nombreux historiens qui ont fait des thèses de doctorat sur des sujets proches et indispensables à une bonne connaissance des missions de Moulin. La biographie d’Azéma et les Actes du colloque de 1999 permettent de les connaitre, d’autant plus que les archives s’ouvraient de plus en plus largement.
Ce sont les travaux de Jean Sagnes sur le milieu familial de Moulin, ceux de Sabine Jansen sur Pierre Cot, de Guillaume Piketty sur Brossolette, de Belot sur Frenay, de Sébastien Albertelli sur le BCRA, de Dominique Veillon et Jean-Pierre Azéma sur Caluire, d’Alya Aglan sur Libération-Nord, de Baruch sur la haute fonction publique, d’Henri Rousso et Christine Lévisse-Touzé sur l’héroïsation et les lieux de commémoration etc.
Ainsi depuis trente ans nous connaissons mieux que jamais le rôle historique de Jean Moulin.
Annexe. Histoire de la Résistance. Le tournant historiographique du début des années 1980. Joël Drogland
- 1978 : Annonce de la disparition du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale (CH2GM)
- 1980 : Journées d’étude à Sèvres à l’occasion de la naissance de l’Institut du Temps Présent (IHTP)
- 1982 : Henri Rousso publie dans L’Histoire un article appelant à une histoire scientifique de la Résistance
- 1986 : François Bédarida publie un article fondateur dans la revue XXe Siècle
1) Des conditions nouvelles influent sur l’historiographie
A. Des résistants qui ne se reconnaissent pas dans l’histoire qui s’écrit
L’histoire de la Résistance a été écrite avec ou par les résistants jusqu’à la fin des années 1960 au moins. Cependant des résistants ne se reconnaissent pas vraiment dans ce qui s’écrit. En témoignent deux publications :
– L’Histoire de la Résistance en France de 1940 à 1945 Tome 1 en 1967, tome 2 en 1969, tome 3 en 1972, tome 4 en 1976, tome 5 en1981.. Les auteurs sont Henri Noguères, Marcel Degliame-Fouché et Jean-Louis Vigier. Le premier tome paraît en 1967 et l’entreprise dure 14 ans. C’est une chronique très détaillée qui suit un plan étroitement chronologique. Les trois auteurs entrent en désaccord politique et Vigier abandonne l’entreprise dès la parution du tome 2 après avoir publié dans le tome 1 une mise au point où il prend ses distances avec une vision jugée trop bienveillante pour les communistes. Dans le 5e et dernier volume c’est Marcel Degliame-Fouché qui fait paraître une mise au point réfutant la thèse du noyautage de la direction des mouvements de Résistance non communiste au printemps 1944, thèse développée par H. Noguères dans le volume précédent ; Noguères lui répond d’ailleurs dans le même 5e volume : « la preuve était ainsi apportée » écrit L. Douzou « que si les résistants ne se reconnaissent pas dans les ouvrages des historiens, il leur était difficile de se reconnaître dans les récits qu’ils firent, les uns et les autres, des événements qu’ils ont vécus » Laurent Douzou, La Résistance française…, op.cit.
– La chronique d’Alain Guérin Alain Guérin, La Résistance, chronique illustrée 1930-1950, Livre club Diderot, tome 1 en 1972, tome 2 et 3 en 1973, tome 4 en 1975, tome 5 en 1976 ; réédition sous le titre Chronique de la Résistance, Omnibus, 2000. qui est proche des thèses communistes et qui porte elle aussi trace des divisions internes du monde résistant. Cinq tomes préfacés par Louis Saillant, Jacques Debû-Bridel, Marie-Hélène Fourcade, Jacques Bounin, Henri Rol-Tanguy, ce qui semble montrer l’unité de la Résistance au-delà des appartenances politiques opposées ; mais la préface met en évidence de nettes divergences.
En témoigne aussi la prise de position de Pascal Copeau lors d’un colloque sur la libération de la France organisé sous l’égide du CH2GM en 1974. Il dit ne pas se reconnaître dans la froideur des études historiques qui sont alors produites. Le paradoxe c’est que la critique vise des historiens qui ont été pour la plupart des résistants. Ce n’est donc pas le statut de celui qui écrit qui est en cause mais le type de travail qu’implique la logique historienne.
Enfin, des ouvrages paraissent alors qui répondent à un questionnement nouveau, qui ne sont plus narratifs mais en quête d’intelligibilités. Ce sont les ouvrages d’« Alban » Vistel Alban Vistel, La Nuit sans ombre. Histoire des mouvements unis de résistance, leur rôle dans la libération du Sud-Est, Fayard, 1970., La Nuit sans ombre, d’Henri Frenay, La Nuit finira, de Claude Bourdet, L’Aventure incertaine Claude Bourdet, L’Aventure incertaine, Stock 1975 ; réédité en 200 aux Editions du Fékin. et de Charles d’Aragon, la Résistance sans héroïsme Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, Le Seuil, 1977 ; réédité à Genève aux Editions du Tricorne en 2001..
B. Le syndrome de VichyHenri Rousso, Le Syndrome de Vichy, 1944-198…, Le Seuil, 1987 ; réédition, 1990, Le Syndrome de Vichy, 1944 à nos jours, Le Seuil, « Points Histoire ».
« Le Chagrin et la Pitié » annonce une nouvelle période, celle de redécouverte de Vichy Le Chagrin et la Pitié est un documentaire franco-suisse de Marcel Ophüls sorti au cinéma à l’automne 1969. D’une durée de près de 4 heures, le film est une chronique de la vie de Clermont-Ferrand entre 1940 et 1944. En mettant l’accent sur des comportements ambigus à l’égard de l’occupant, Ophüls brise le mythe résistancialiste. Le film a joué un rôle important dans l’inauguration d’une phase de la mémoire de l’occupation qu’Henry Rousso appelle « le miroir brisé », à partir des années 1970. Cette phase sera renforcée par le livre de Robert Paxton, La France de Vichy écrit en 1964 mais qui ne fut traduit en français et édité qu’en 1973.
qui met fin au mythe « résistancialiste » et qui produit comme un « effet de souffle ». Avec la « révolution paxtonienne », un nouveau paysage se dessine que nous ne développerons pas ici. Vichy envahit tout et l’intérêt devient quasi obsessionnel. Observons avec d’autres que des résistants parlent dans Le Chagrin et la Pitié mais ils sont éclipsés et oubliés.
Au « résistancialisme » créé par la mémoire gaulliste avec la complicité de la mémoire communiste succède une vision opposée des Français qui auraient quasiment tous été des collaborateurs.
C. La mort du CH2GM et la naissance de l’IHTP (1978-1980)
Le comité s’efface en 1980 devant un organisme qui, par ses statuts et sa mission, inaugure une nouvelle époque. Le cordon ombilical avec le pouvoir est coupé puisque l’IHTP sera un laboratoire propre du CNRS, officiellement créé à partir du 1er septembre 1978. Une nouvelle génération d’historiens est au travail (la première thèse faite par un historien de la génération d’après la Résistance est celle de Dominique Veillon en 1975 Dominique Veillon, Le Franc-Tireur, un journal clandestin, un mouvement de résistance, 1940-1944, Flammarion, 1977.). Cette génération n’a pas connu la Résistance, mais elle a travaillé au CH2GM au sein duquel beaucoup de ces historiens ont travaillé aux diverses enquêtes et à des études régionales. Il y a continuité bien plus que rupture à ce niveau. Mais les conditions changent incontestablement.
La mission de l’IHTP serait de« couvrir un champ de la recherche historique insuffisamment exploré jusqu’ici par les historiens français : l’histoire récente de la France et des pays étrangers depuis 1945 ». Dans la mesure où il intègre le CH2GM, l’IHTP poursuivra l’étude de la période 1939-1945. Il s’agit d’un vrai bouleversement administratif, scientifique et humain. Comment interpréter cette mutation ?
Pour Alain Guérin il s’agit de « la réussite d’une OPA des « golden boys » de la nouvelle histoire (…) Une opération destinée à s’emparer d’un organisme original, dépositaire d’importantes archives et d’un vaste réseaux de correspondants, se l’approprier avec l’aide du CNRS », sans que le Premier ministre ne s’y oppose. « Une OPA réussie qui permet d’écarter quelques empêcheurs de démythifier en rond » Cité par Laurent Douzou, La Résistance française…, op. cit.. H. Michel se sentit dépossédé jusqu’à sa mort en 1986 affirme A. Guérin. Un historien proche des thèses communistes prend la défense d’un historien jugé trop gaulliste et donne une interprétation générationnelle de la mutation, les historiens de l’IHTP étant accusés de ne rien avoir compris à la Résistance et de renoncer à l’histoire de la Résistance telle que l’avait conçue les anciens résistants avec la génération précédente des historiens eux-mêmes. Guérin schématise à l’évidence car il ne fait aucune distinction entre des historiens très différents et souvent opposés par de profonds désaccords.
F. Bédarida et J.-P. Azéma écrivent plus modérément que « c’en est fini des précautions d’encadrement officiel des chercheurs et des travaux par l’Etat (depuis l’accès aux sources jusqu’à la production du savoir conceptuel), comme naguère entre 1950 et 1980, au temps du CH2GM, organisme rattaché aux services de Premier ministre, même si en fait il était géré et financé par le CNRS et s’il a effectué de l’excellente besogne –une œuvre indubitablement savante, mais dans la ligne de la mémoire glorieuse du monde résistant ».François Bédarida et Jean-Pierre Azéma, L’historisation de la Résistance, article cité.
L’IHTP conserve les correspondants départementaux du CH2GM ; ils sont réunis à Paris avec de nombreux universitaires pour deux journées d’étude les 28 et 29 novembre 1980 au Centre international d’études pédagogiques de Sèvres. Henri Michel y prend brièvement la parole et, se défendant de vouloir faire un bilan, s’efforce néanmoins de rappeler que l’IHTP reçoit un solide héritage matériel « Nous laissons une bibliothèque de 20 000 volumes, une photothèque de 25 000 épreuves, des milliers de témoignages, des tonnes d’archives, 800 000 pages de documents allemands concernant la France, microfilmés, plus une centaine de cartes, diffusées dans les départements. Sans compter la revue : 16 000 pages, 450 articles ; 243 exemplaires du bulletin intérieur ; et aussi 30 colloques internationaux auxquels nous avons participé ; nous en avons organisé une dizaine et généralement avec succès (…) » Et puis il ne faut pas oublier l’héritage des correspondants que l’IHTP conserve et qui vont constituer une de ses originalités : « Vous étiez partout : dans les colloques, dans les publications. Nous avons parrainé une bonne soixantaine de livres, 70 thèses ont pu être préparées, dont une bonne trentaine soutenues ».
S’adressant aux correspondants F. Bédarida qui prend la direction de l’IHTP précise : « Dans le cadre de l’IHTP, l’activité des correspondants départementaux pourra s’organiser autour de deux grands pôles. Le premier est celui de la Seconde guerre mondiale » Ces citations sont extraites de la publication que fit l’IHTP à l’issue de ces journées d’études : Histoire et temps présent , IHTP-CNRS, 1981. et il annonce la poursuite des enquêtes entreprises par le CH2GM non encore achevées et le lancement de nouvelles enquêtes ; l’autre pôle porte sur la période postérieure à 1945 : travail sur la méthodologie de l’histoire orale, sur le développement de la vie associative dans la France contemporaine, enquête d’histoire économique, recherches sur la décision économique, sur la reconstruction, la croissance urbaine et l’urbanisme. Il semblait quand même à beaucoup que les travaux sur la Seconde Guerre mondiale seraient désormais les parents pauvres et sur les 16 ateliers constitués et proposés aux participants, deux seulement portaient sur la Seconde Guerre mondiale.
2) Les axes de réflexion de la nouvelle historiographie
La transition permet une pause pour réfléchir aux pistes de recherche. Deux articles font le bilan des nouvelles problématiques, de l’évolution des pistes de recherches et proposent des directions nouvelles ou récemment amorcées.
A. L’article d’Henri Rousso (1982)
Henri Rousso a 28 ans et est attaché de recherche à l’IHTP quand il publie dans le n° de janvier 1982 d’une revue grand public, L’Histoire, un article d’une dizaine de pages, étayé d’une cinquantaine de notes Henri Rousso, La Résistance entre la légende et l’oubli, L’Histoire N° 41, janvier 1982.. Citant les travaux alors novateurs de Kedward, de Jacqueline Sainclivier, de Jean Girard, de Dominique Veillon, il expose les « préoccupations scientifiques » de la recherche historique : sociologie des résistants, étude de l’engagement résistant, importance d’une chronologie fine, et prend acte du fait que l’histoire de la Résistance demeure « un lieu d’affrontements idéologiques pugnaces ». L’article a pour objectif de prouver que l’histoire de la Résistance s’édifie « sur des bases scientifiques réelles » et que « le temps de l’hagiographie » est révolu. Le dernier paragraphe prend la forme d’un jugement sévère qui dénote avec le ton universitaire de l’ensemble pour se muer en véritable « coup de gueule » : « Il est anormal que l’histoire de la guerre ou de la Résistance soit monopolisée par quelques hagiographes démodés et témoins mille fois entendus (…) Nombreux sont les historiens qui tentent de redonner une dimension crédible à la Résistance. Quand les dernières polémiques d’anciens combattants se seront tues, c’est vers eux que l’on se tournera. Loin des simplifications abusives et commodes, ces historiens tout comme naguère les résistants, réintroduisent une « complexité » qu’un discours politique ou médiatique essaie souvent d’effacer ».
B. François Bédarida et les « chantiers de demain » (1986)
Directeur de recherches au CNRS et directeur de l’IHTP, F. Bédarida publie dans le numéro de juillet-septembre 1986 de la revue XXe Siècle. Revue d’Histoire un article intitulé L’Histoire de la Résistance. Lectures d’hier, chantiers de demain, qui reprend le rapport qu’il a présenté au congrès international des sciences historiques réuni à Stuttgart en août 1985. Constatant que l’historiographie de la Résistance est alors en plein renouvellement, il entend dresser un bilan des travaux menés depuis 40 ans, procéder à l’évaluation des acquis et tracer quelques pistes de recherche. Il en appelle à l’analyse critique, à l’esprit de rigueur et au respect de la vérité, s’inscrivant résolument « dans une perspective davantage problématique que commémorative ». Il présente les problématiques qui fondent les travaux en cours : définition du concept de Résistance (il propose sa propre définition), unité et diversité du phénomène, degré de participation de la population, corrélation entre la Résistance et le contexte spatio-temporel et stratégique, caractère inédit d’un phénomène qui s’inscrit néanmoins dans une tradition, appartenance sociologique et engagement politique des résistants, efficacité réelle du phénomène, typologie des actions (il propose de distinguer trois grands secteurs : Résistance civile, Résistance armée, Résistance humanitaire). Il prône une anthropologie de la Résistance, une « exploration de type ethnologique », des études sociologiques et des études de discours utilisant l’approche lexicologique et un vaste chantier qui concerne l’histoire de la mémoire de la Résistance, chantier déjà largement ouvert, que Robert Franck avait proposé aux correspondants de l’IHTP en 1980 et qui avait déjà donné lieu à une publication sur les commémorations.