Introduction par Gilles HEURÉ, journaliste et grand reporter à Télérama.
Le dernier livre de Michelle Perrot, Le chemin des femmes, est publié en octobre 2019. Michelle PERROT est professeure émérite d’histoire contemporaine, spécialiste de l’histoire ouvrière. Elle a fait sa thèse sur les ouvriers en grève. Michelle PERROT travaille sur l’histoire des femmes et sur le système pénitencier. Son Histoire des chambres a reçu le prix Fémina en 2009. Un numéro de la revue Critique en août-septembre 2017 lui est consacré.
Gilles HEURÉ : « l’air du temps » : ce sont des textes d’égo-histoire. Michelle PERROT est un peu rebelle à la psychanalyse, elle a fait choix de l’histoire pour ne pas parler d’elle.
Michelle PERROT : ce texte de « l’air du temps » lui a été demandé par Pierre Nora, qui avait lancé les égo-histoire. Elle est contente qu’on le lui ait demandé, mais c’était contre sa pratique habituelle. L’histoire pour elle, c’était justement ne pas parler de soi et ne pas y penser. Le monde est suffisamment vaste pour que notre égo disparaisse.
Pierre Nora avait des idées précises là-dessus : la question pour Pierre Nora était de savoir pourquoi elle avait fait le choix de faire de l’histoire, et pourquoi elle avait choisi ces sujets. C’est donc plutôt une égo-histoire intellectuelle. Il est difficile de séparer les choix intellectuels et existentiels. C’est un récit d’apprentissage : « comment j’ai frayé mon chemin ». Le père de Michelle Perrot, après le passage du bac, lui a demandé « que veux-tu faire? » Michelle lui a répondu : «Je veux faire de l’histoire». Pourquoi ? L’air du temps est là pour répondre à cette question. En écrivant cet article, elle s‘est rendu compte qu’elle est le produit de son temps. Elle est sensible à son temps. Écrire son histoire est aussi écrire l’histoire d’une petite fille, d’une jeune fille.
Gilles HEURÉ : il y a dans votre parcours des scènes inaugurales, comme les grèves de 1936. Aussi, Michelle Perrot était au cours Bossuet, avec une prison pour femmes en face.
Michelle PERROT : oui, ce sont des scènes qui l’ont marquée. Ce sont devenus des souvenirs-écrans, des souvenirs fixés. Son père était négociant en cuir, il travaillait rue Sait Denis, dans le quartier des halles : c’était un quartier populaire, vivant, drôle. C’est un souvenir merveilleux. Il y avait encore dans ce quartier des ateliers de confection où travaillaient des jeunes filles. Au moment du front populaire, elles occupaient leurs ateliers. Elles mettaient de grandes banderoles sur leurs fenêtres, elles riaient et chantaient. La petite Michelle Perrot ne comprenait pas pourquoi dans son milieu on était inquiet. C’est son premier souvenir fixé, elle entend presque encore les rires.
En ce qui concerne la prison Saint Lazare, Michelle Perrot était élève dans un établissement privé, dirigé par des religieuses de l’ordre de la retraite. Il y avait un grand jardin qui donnait sur la prison Saint Lazare : c’était une prison-hôpital des prostituées (la syphilis était considérée comme un fléau). Au cours Bossuet, en jouant à cache-cache dans le jardin, Michelle Perrot a vu ces femmes qui tournaient autour d’une religieuses, en blouses grises.
Gilles HEURÉ : la Thèse de Michelle Perrot a été faite sous la direction de Labrousse, dans une ivresse sérielle vis-à-vis des grèves. Dans le sommaire de la thèse, rééditée en 2001, on trouve les chiffres, couleurs, bruits, gestes … Michelle Perrot a déjà intégré la psychologie sociale, l’histoire des mentalités.
Michelle PERROT : oui, elle avait choisi d’étudier la grève car elle est mesurable. Tous les aspects de la grève se laissent mesurer. C’est formidable de faire un sujet d’histoire sociale sur les grèves en pouvant tout mesurer (sous le commandement de son maître, Labrousse). Elle l’a fait, mais la quantification l’ennuyait. En maniant les documents, elle voyait le regard du policier sur les grévistes, elle lisait des récits de cortèges… C’est ça les grèves, c’est un fait social très riche. L’historienne a progressivement donné de plus en plus d’importance à cela, dans les années 1970.
Pour elle, la grève est une fête. Les grévistes se sentent libérés car ils ont osé. Or, le jour de la soutenance de la thèse, son jury lui a rétorqué : «Madame, la grève n’est pas une fête». En effet, ce n’est pas que cela, mais il y a aussi cet aspect là dans les grèves.
Michelle PERROT était à l’aise dans son milieu bourgeois, mais adolescente, le problème de la distance sociale l’a de plus en plus frappé. Le cours Bossuet, avec son conservatisme, l’y rendait sensible, avec un sentiment de culpabilité. Surtout pendant la guerre : il fallait expier. L’injustice lui posait question.
Gilles HEURÉ cite la thèse en montrant que Michelle Perrot s’intéresse au mouvement ouvrier en s’affranchissant d’un regard politique.
Michelle PERROT : Ernest Labrousse à la Sorbonne faisait des cours sur l’histoire sociale et poussait à faire de l’histoire sociale. Il disait que la classe ouvrière a droit à son histoire, et à son histoire-bataille. Par contre, il rejetait le discours du Parti communiste.
Michelle PERROT avait écrit que les ouvriers buvaient pendant les grèves : on lui a dit qu’elle ne pouvait pas l’écrire… Pour écrire sur la classe ouvrière librement, il fallait s’affranchir du discours des amis et des porte-parole de la classe ouvrière.
Gilles HEURÉ : «la grève rompt le mutisme de la classe populaire». «La grève est un jaillissement de la parole». Le récit compte en histoire.
Michelle PERROT : l’écriture de l’histoire pose problème. L’historien n’est pas un romancier. D’ailleurs, Michelle Perrot regrette de ne pas être une romancière. Un historien fait des recherches, il a ses documents. Il doit traduire tout cela dans un langage le plus lisible possible, et en même temps en respectant les sources. C’est difficile mais intéressant.
Gilles HEURÉ : récemment, une pléiade de Georges Duby a été publiée : dans le premier temps, sur les cathédrales, il écrit une phrase, sans point, il semble laisser libre cours.
Michelle PERROT : Georges Duby est un grand homme, un grand historien. C’est un de ceux qui ont tenté de résoudre le problème de l’écriture historique avec succès. S’il est en pléiade, c’est le seul de cette génération. Duby est l’exemple magnifique de l’historien solide qui ne raconte pas n’importe quoi mais qui laisse libre court à son style. En plus, il a la chance d’être médiéviste : il a moins de sources à disposition, donc l’imagination peut avoir libre court. Il a été un pionnier de l’histoire des femmes : «les femmes, que sait-on d’elles? » ce sont «les ombres flottantes». Quand il écrit les dames du XIIIème siècle, il invente un peu. L’historien plus contemporain a plus de sources, ce n’est pas tout à fait la même démarche.
Gilles HEURÉ : Georges Duby, concernant la bataille de Bouvines, refuse au dernier moment d’adapter son œuvre en film, car il ne peut pas comprendre le geste d’une femme du Moyen Age (coiffure, …). Michelle Perrot par contre, qui a retrouvé le journal de l’ouvrière Lucie Baud, a permis son adaptation en film. «Pouvez-vous imaginer son comportement? »
Michelle PERROT : oui, on peut d’une certaine manière. Dans un congrès, grâce aux sources, on le peut. Le syndicalisme était très producteur d’écrit. Le contemporain est riche en sources, on peut essayer d’aller plus loin. Le problème est entre l’imaginaire, l’image et ce que l’on fait. Le cinéaste a tous les droits : il s’est inspiré du livre de Michelle Perrot, mais par exemple, il imagine une histoire d’amour qui est plausible, mais pas du tout sûre. Par contre, Michelle Perrot est ravie que ce film ait donné une autre vie à Lucie.
Gilles HEURÉ : dans les rapports, la composition de la salle est donnée. Cependant, les militaires et les femmes ne pas identifiés.
Michelle PERROT : souvent, le commissaire de police dit : «elles vocifèrent» en parlant des femmes; ce sont des stéréotypes qui sont rapportés.
Gilles HEURÉ : dans le tome 4 de l’histoire de la vie privée, Michelle Perrot a étudié les chambres. Elle étudie aussi les représentations du corps ouvrier, elle convoque aussi Zola, Balzac, avec de la psychologie sociale.
Michelle PERROT : dans la génération précédente, il y avait beaucoup de préjugés vis-à-vis de la littérature : c’était une source impure pour l’historien qui devait aller dans les sources. Ernest Labrousse disait que si l’on étudie la richesse, il faut aller chez le notaire et étudier les héritages (c’est vrai, c’est une source extraordinaire). Cependant, la littérature, c’est merveilleux. On ne peut pas s’en passer. A partir de 1970, les historiens ont redécouvert la littérature comme un continent perdu. Ce sont des documents d’histoire, produits par un temps. Ils parlent des images, des représentations. Nous sommes aussi des représentations.
Gilles HEURÉ : ce qui est intéressant pour un historien, c’est que tirer un fil d’un événement donne lieu à une autre étude; par exemple, les femmes étaient déjà là dans l’étude des grèves : elles représentaient 20% de la population active. Dans les usines du fil, elles travaillaient de 5h du matin à 19h, la grève en 1874 est menée pour obtenir une journée de travail de 6h à 18h.
Les femmes sont suspectées de faire baisser les salaires et d’être trop sous l’emprise du clergé. Une opacité politique pèse sur elles.
Michelle PERROT : il y avait une domination masculine générale, redécouverte depuis 50 ans. Elle existe dans toutes les classes. La classe ouvrière ne traite pas mieux les femmes. Il n’y a pas d’identité féminine ouvrière au XIXème siècle. La grève est un acte viril, ce n’est pas la place des femmes. Surtout si elles sont jeunes, les parents attendent leur salaire.
Gilles HEURÉ : la plupart des armes utilisées par les grévistes étaient des outils de travail. Ce n’était pas violent. Mais en 1891, des femmes courent après un homme pour le châtrer.
Michelle PERROT : elles ne le font pas. Dans le film de Gérard Mordilla, elles le font, mais cela n’a pas existé. Sauf chez Zola, en littérature.
Gilles HEURÉ : «vous racontez que quand vous étiez enseignante à Caen, vous vous êtes fait réprimander parce que vous courriez dans la rue? »
Michelle PERROT : oui, elle est arrivée en courant car elle était en retard : le censeur, une brave femme, la voit courir, et lui dit « mademoiselle, vous ne devez pas courir dans la rue, parce qu’on nous regarde! ». Michelle Perrot était enseignante dans un lycée de jeunes filles bourgeoises à Caen, il fallait donc donner l’exemple. Par exemple, un professeur femme en pantalon était interdit, tout comme pour les élèves. Le pantalon est seulement autorisé dans les années 1970.
Gilles HEURÉ : le mois prochain, pas mal de parutions sont prévues concernant la chute du mur : est-ce un moment historique dont vous gardez le souvenir?
Michelle PERROT : c’était hier pour elle. Elle l’a vécu comme une extraordinaire libération. Cette Europe qui va se créer, c’est magnifique. Les gens qui peuvent aller où ils veulent, c’est formidable
Gilles HEURÉ : au sujet du mouvement «Me too», des femmes qui se libèrent par rapport au harcèlement sexuel, au féminicide : est-ce une époque charnière?
Michelle PERROT : toutes les époques sont charnières. «Me too» est un mouvement très important. C’est une forme de protestation des femmes, qui disent «c’est mon corps, je suis libre». La généralisation du mouvement est quelque chose de très nouveau, lié aux nouveaux moyens de communication. Les femmes ont su s’en emparer. «Me too» prolonge le mouvement des femmes des années 1970, pour le droit à l’avortement et l’accès à la contraception, elles disent «notre corps, nous même». C’est le même discours des femmes de « me too ». Oui, c’est important.
Le féminicide est une attaque, un meurtre sur les femmes : cela a toujours existé. Pourquoi semble-t-il qu’il y en ait plus? Michelle Perrot a 2 hypothèses : on en parle davantage, les femmes osent plus : c’est une hypothèse optimiste, celle de Michelle Perrot. Une hypothèse est plus inquiétante : les hommes se sentent atteints dans leur domination (ils ont perdu des choses dans leur pouvoir), il est alors possible qu’il y ait une réaction brutale contre cette émancipation des femmes. Par exemple, au Canada, il y a 10 ans, un homme a tué plusieurs femmes car il hait les féministes. Il est possible qu’il y ait une crispation des hommes qui se sentent dépossédés, qui ne savent plus où se placer.
Gilles HEURÉ : Georges Vigarello a écrit une Histoire du viol, dans laquelle on voit que la première victime d’un viol au XIXème est le père, le fiancé ou le mari! Dans le film l’amour volé, une jeune femme est violée, et son mari lui dit de ne pas le dire. Elle porte plainte cependant, et pendant la reconstitution, le mari réalise à quel point ça a été terrible pour sa femme.
Michelle PERROT : pendant très longtemps, le viol a été un déshonneur pour la femme violée et pour sa famille : soit on n’en parle pas, soit le mari ou le père se venge : c’est alors un crime d’honneur. Dans tous ces exemples, il y avait un silence des femmes. Aujourd’hui, les femmes osent dire. C’est très dur de dire. Si elles le peuvent, c’est que le regard de la société a changé, et il y a une plus grande solidarité de la part des femmes : elles sont moins seules qu’il y a 30 ans (grâce aux associations par exemple).
Gilles HEURÉ : Greta Thunberg aurait pu recevoir le Prix Nobel de la Paix, mais elle ne l’a pas eu. Des députés de droite et d’extrême droite se sont demandés qui est « cette gamine ». Cela fait penser à l’histoire de l’anti-féministe : parce qu’elle était femme-adolescente, elle n’avait pas à se mêler des affaires du monde (par exemple Gille Heuré cite le dernier ouvrage de Michelle Perrot p.799, où un texte de Jules Vallès indique que les femmes n’ont rien à faire à la bourse).
Michelle PERROT : Greta Thunberg est une magnifique lanceuse d’alerte. Michelle Perrot trouve que c’est une figure étonnante, qu’elle aime beaucoup. Il ne faut pas s’étonner de ces réactions. Ce qui est plus étonnant, ce sont les réactions négatives de progressistes. C’est dur d’être traitée comme elle l’est.
Gilles HEURÉ : À l’image de La fabrique de l’écrivain national par l’historienne Anne-Marie Thiesse, si on demandait à Michelle Perrot une femme militante, politique, qui pourrait être interprétée comme l’écrivaine nationale, qui serait-elle ?
Michelle PERROT : George Sand pour le XIXème siècle.
Gilles HEURÉ : il faut que cela fasse consensus …
Michelle PERROT : George Sand peut faire consensus : elle a été proposée pour le panthéon, il y a une dizaine d’années. Mais le problème est qu’on emmenait les cendres. Georges Sand est enterrée dans son jardin, les gens du village auraient été outrés qu’on l’enlève. Aujourd’hui, on peut mettre une plaque au Panthéon. En plus, Chirac ne voyait pas trop l’intérêt de Georges Sand …