Cette conférence est organisée par la revue Inflexions qui a pour projet de nouer des dialogues entre les civils et les militaires, au nom de l’Armée de terre, et s’appuie sur son dernier numéro, le numéro 19 sur le thème « Partir ».
Cette « causerie » était menée par M. Jean-Luc Cotard, membre de la rédaction d’Inflexions depuis 2004. Elle réunissait le général Irastorza, chef d’Etat-major de l’Armée de terre jusqu’au 30 août 2011 et maintenant versé à la 2ème section. Chef de corps du 8ème RIMA, s’occupant de la formation des cadres, à la tête de l’opération Licorne, au Cambodge en 1993 ; M. Deroo, auteur-réalisateur, spécialiste de l’imaginaire et M. Lasconjarias, chercheur à l’Irsem, qui travaille sur les conflits présents et sur l’Afghanistan. La causerie porte sur une comparaison entre l’engagement au Cambodge en 1993 et l’engagement actuel en Afghanistan.
La conférence commence par les impressions du Cambodge du général Irastorza qui insiste tout de suite sur la différence que ressentaient les soldats entre une affectation en Afghanistan et l’affectation au Cambodge dans le cadre d’une intervention de l’ONU. L’Orient fait rêver, d’autant que les soldats, avant de partir, reçoivent des informations sur la culture, la population, la civilisation locales, ce qui entretient le mythe sur les temples, les paysages somptueux. De plus, le bataillon est divisé en deux, envoyé dans des endroits isolés du Nord-Est du pays, qui renvoie à l’image du jeune chef isolé avec une trentaine d’hommes. L’accueil de la population est très chaleureux à Sihanoukville : les enfants n’avaient jamais vus de Blancs, ne savaient pas ce qu’ils venaient faire là. En revanche, dans la zone Khmer le rejet de l’armée française est total. Le mythe s’effondre très vite car personne ne parle français, comme si la France n’avait jamais colonisé le pays. Les soldats distribuent des catalogues de vente par correspondance pour faire connaître la France à une population qui vit dans des conditions misérables. Les interprètes sont envoyés par le gouvernement local et ont peur des Khmers rouges. En fait, le français est enfoui, et les gens ont peur de le pratiquer, mais au fil du temps, la langue française réapparaît dans les discussions.
Le français enfoui et retrouvé
L’armée ouvre des écoles pour les adultes, des cours du soir organisés par des officiers ou sous-officiers, les Britanniques ont plus de succès, car « un franc c’est bien, un dollar c’est mieux ». La mission des Français est d’expliquer la présence des forces sous mandat de l’ONU, de rassurer les populations, de les dissuader de devenir Khmer rouge et de les désarmer, ce qui fut un échec. Les soldats sont envoyés pour une durée de trois ans. Ils soignent les populations car l’armée arrivent avec un service sanitaire pour les soldats, mais comme ils ne sont pas malades, ils soignent les populations contre l’avis de l’ONU qui estiment que les médecins militaires doivent soigner les militaires et contre l’avis des ONG qui estiment que les militaires ne soignent pas dans la durée, quand ils partent les soins disparaissent aussi. Que reste-t-il de cette mission pour les soldats ? le Cambodge fut LA mission exotique.
M. Deroo réagit sous l’angle du mythe : Angkhor est l’emblème de l’Indochine, d’une vieille civilisation effondrée, que la France allait réveiller avec par exemple, le travail de l’Ecole française à Angkhor. En fait les soldats ne sont pas intéressés par cela, trois hommes sur cinq sont des appelés.
M. Lasconjarias précise qu’en revanche, les cadres de l’armée ont un bagage commun, qui vient de loin. Ils ont tous lu les mêmes livres : Les Centurions, les livres sur la Légion de Bonnecarrère.
Les engagés sont des contractuels courts, qui veulent partir, aller loin, vivre une expérience humaine. Mais les choses ont changé depuis 1993 sur trois points : désormais les engagements sont courts, 6 mois, et c’est la protection de la force qui prime : les soldats sont dans un camp, ne vivent plus au milieu de la population qu’ils ne connaissent pas en six mois : ils ne vont pas au contact avec la population dans les conditions opérationnelles, ne parlent pas la langue et ne l’apprennent pas puisque dans six mois, ils seront partis. Enfin le dernier changement concernent les communications avec la famille. Dans les années 1990, une liaison téléphonique par mois, d’une durée de une minute, était permise : pas d’internet, pas de téléphone. Désormais, la liaison internet est constante avec la famille, avec webcam, si bien que les soldats sont chez eux mais totalement impuissant. En revanche, il n’y a plus de communication avec les autres soldats : les lieux de cohésion sont la popote, la cabine téléphonique, le poste internet . C’est une révolution considérable car dès qu’il y a polémique en France, les soldats sont au courant, ou bien si quelque chose se produit sur le terrain, les soldats s’aperçoivent que les Français ne s’y intéressent pas.
M. Deroo constate qu’il se passe la même chose dans les familles, il n’y a plus de cohésion car les enfants sont au téléphone ou sur internet : les soldats sont comme les autres Français, ils ne sont pas coupés de la société. La conséquence est que, désormais, les mythologies sont remplacées par des réactions, des états d’âme, des engouements quotidiens qui sont oubliés aussi rapidement qu’ils apparaissent. Le sentiment dominant est que l’on connaît mieux le monde, que l’on s’engage, mais on fabrique du faux.
M. Cotard se demande quelles sont les raisons de l’engagement ? sont-elles affectives ?
Le général Irastorza répond que la raison de l’engagement, c’est servir. La mission est confiée au nom du peuple français. C’est une mission sacrée car ordonnée par le président de la République, élu au suffrage universel. Il rappelle que les raisons de devenir soldat sont multiples mais qu’un soldat ne choisit pas ses missions. Si l’Etat est défaillant, c’est l’idée que l’on se fait de son pays qui prime pour l’engagement opérationnel. Quand ça disparaîtra, il n’y aura plus de soldats. Les défaites sont commémorées car c’est le sacrifice religieux des soldats qui est mis en valeur.
Questions du public :
– que penser de la judiciarisation des familles dont les enfants sont morts au combat ?
Le général Irastorza pense que les familles de militaires devraient saisir le sens de la mission des militaires. La douleur des familles, il faut l’admettre et l’accompagner. Mais la loi portant statut du soldat précise : « aller jusqu’au bout de la mission, jusqu’au sacrifice suprême ». Les soldats et leurs familles ne veulent pas de compassion, mais de la reconnaissance. Mais on ne peut rien faire contre la judiciarisation, qui permet de compenser l’émotion.
M. Lasconjarias pense que la judiciarisation provient peut-être du fait que la société accorde peu de reconnaissance au sacrifice des soldats. En réaction les cérémonies sont désormais nationales, aux Invalides, diffusées à la télévision. Elles saluent la mémoire.
Le général Irastorza précise que la reconnaissance a toujours eu lieu : le corps est d’abord accueilli sur le territoire national : c’est une cérémonie privée, sans les médias. Puis les cérémonies d’hommage de la garnison sont ouvertes à tous les Français.
– Comment les analyses des médias sont-elles perçues par les soldats ?
M. Lasconjarias précise que l’idée que les médias déforment est forte, que la vision de la mission est parcellaire. La grille d’analyse ne correspond pas à ce que le soldat sait et vit.
Le général Irastorza indique que, désormais, le soldat vit sa guerre en direct : il rentre de sa patrouille et se demande tout de suite comment on parle de sa mission. L’instantanéité, la crudité des images, ont tué le mythe. Désormais les informations sont peut-être plus conformes à la réalité, mais sont déconstruites. Il faut être clair sur deux questions : Pourquoi le soldat agit ? c’est une décision politique, c’est aux Politiques de répondre. Comment le soldat agit ? c’est une décision militaire.
– Les soldats ressentent-ils du soutien lorsqu’ils sont en opération extérieure ?
Le général Irastorza réponds que c’est l’actualité qui commande, et donc qu’on observe beaucoup d’indifférence de la part de la population. Ce qui gêne les soldats, c’est l’excès sur des choses anodines et l’indifférence dans l’épreuve. Mais cette indifférence est à nuancer, elle varie beaucoup d’une garnison à l’autre : certaines sections sont parrainées par des entreprises, des organismes locaux…