Intervenants :
- Marie Dumoulin : Dirige le programme « Europe élargie » du Conseil européen ECFR (European Council on Foreign Relations). Diplomate de carrière, elle est spécialiste des pays de l’espace post-soviétique et des conflits prolongés dans cette région.
- Gurvan Le Bras : Directeur adjoint de la division de la planification politique et de la prévision stratégique au Service européen d’action extérieure (SEAE). Diplomate français, spécialiste du monde arabe, il a notamment été conseiller diplomatique à l’ambassade de France au Caire. Il a aussi été directeur adjoint du CAPS.
- Clothilde Warin: Chargée de mission Affaires européennes au Centre d’Analyse de Prévision et de Stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères.
Il est important de noter qu’au vu des intervenants, qui ont tous travaillé dans la diplomatie française et/ou européenne, les questions étaient souvent orientées sur le métier de diplomate. Ainsi la conférence a porté en grande partie sur la méthodologie plus que sur la gestion des différents conflits sur la scène internationale.
Présenté par : Eli Commins
Des bouleversements politiques qui remettent en question l’ordre établi ?
Les bouleversements géopolitiques, l’émergence de nouveaux acteurs et les différentes crises (sociales, économiques, sanitaires, climatiques et autres) viennent remettre en question l’ordre établi et obligent les différents acteurs à réadapter leurs politiques étrangères. Ainsi est posée la question durant cette conférence face à ce monde imprévisible : comment la diplomatie envisage-t-elle l’avenir ?
Il existe en Europe 7 bureaux de l’ECFR (European Council on Foreign Relations), dont le but est de susciter un débat européen sur les politiques étrangères. L’objectif est de prévenir les différents risques, anticiper de potentiels conflits pour permettre aux pays de l’Union européenne d’envisager et d’adopter les mesures nécessaires.
Cependant, Marie Dumoulin estime qu’il y a de nombreux facteurs à prendre en compte qui évoluent sans cesse, avec en plus des acteurs parfois imprévisibles, ce qui vient perturber les analyses. Par exemple, l’ECFR avait plutôt bien analysé le rapport russo-ukrainien, selon elle ; en revanche, ils ne sont pas allés jusqu’au bout de leur conclusion. Ils n’ont pas pu anticiper l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Mais leurs analyses ont tout de même permis une réaction très rapide des pays européens qui ont mis en place les premières sanctions en moins de 24 heures.
L’objectif est donc de concevoir des mesures et des politiques adaptées aux différents enjeux internationaux et dans le délai le plus court possible (et ce même lorsqu’il y a des erreurs d’anticipation).
Elle résume la diplomatie ainsi : le pessimisme du constat mais l’optimisme de l’action.
Quelle anticipation face à des acteurs imprévisibles ?
Gurvan Le Bras répond dans un premier temps en distinguant la prévision (gestion de l’incertitude) de l’anticipation (gestion de l’incertitude débouchant sur une réponse possible). Aujourd’hui, le monde est plus imprévisible qu’hier. Cependant, cela dépend aussi de la grille par laquelle on analyse les évènements : il prend ici l’exemple de l’attaque du 7 octobre qui, certes, pour les pays européens et Israël était complétement inattendue. En revanche, pour les Palestiniens, c’est la continuité du conflit et c’était donc prévisible.
L’enjeu principal est donc de prévoir et d’anticiper afin de ne pas se laisser surprendre. Mais, parfois, si les prévisions et les analyses sont exactes, la mise en place de politiques adaptées n’est pas toujours évidente. Le plan Sahel en est le parfait exemple. En effet, les analyses étaient tout à fait justes et très précises mais derrière, les politiques n’ont pas mis en place ces plans d’action. Selon G. Le Bras, il est plus facile pour un président d’appuyer sur un bouton (sous-entendu faire la guerre) que d’essayer de l’anticiper et de « l’arbitrer ». Cela implique de nombreux moyens mis en place sur une durée indéterminée avec un fort degré d’incertitude sur l’avenir et l’évolution des relations avec les différents acteurs.
La fabrication des données et analyses dans les relations internationales ?
Clothilde Warin avance d’abord qu’il n’y a pas une méthode, mais des méthodes qui vont varier en fonction des acteurs et des situations. L’anticipation est une réflexion transversale qui se veut unanime, tout en restant modeste . L’idée n’est pas de « prédire l’avenir à la façon d’une boule de Cristal » , mais plutôt de prendre du recul, voir venir et adopter les bonnes réactions dans un monde conflictuel où les partenaires peuvent parfois être des adversaires. Cela sous-entend savoir faire abstraction en évitant de parler de sujets sensibles où les avis pourraient fortement diverger, et donc se concentrer sur l’analyse en elle-même. Pour C.Warrin, la diplomatie c’est avoir un regard écarquillé et non naïf.
Concernant les méthodes d’analyse, il y a le RETEX (soit le retour d’expérience) qui consiste, lorsqu’éclate un conflit, une crise ou autre choc, à écouter et analyser des spécialistes sur place afin de mieux cerner les enjeux sur le terrain et ainsi de mieux comprendre le contexte dans sa globalité. Elle prend aussi l’exemple des « War games » qui, eux, consistent à incarner des acteurs différents (dirigeant, chef militaire, civil, …) et de réfléchir à partir de ces acteurs là et cela permet donc d’apporter de nouveaux angles d’analyse. Cependant, il y’a des limites. M. Dumoulin souligne notamment que lorsqu’un diplomate français va jouer le rôle de l’armée russe, ce diplomate va appliquer une logique et une réflexion « française » qui sera donc propre à sa culture, ce qui peut donc parfois induire en erreur les analyses.
En conclusion: l’anticipation, c’est le décentrement, la réflexion hors du rectiligne et c’est observer dans un monde brutal afin de trouver ou de retrouver un positivisme dans l’action.
Dans ce monde qui, en effet, devient de plus en plus imprévisible et où le recours à la violence devient de plus en plus envisagé par certains leaders, il peut être très complexe de prévoir et d’anticiper. La difficulté est aussi, parfois, de distinguer ce qui est rationnel de ce qui ne l’est pas. La diplomatie est donc en perpétuelle évolution, avec de nouveaux enjeux et de nouveaux acteurs, ce qui force à envisager de nouvelles méthodes d’analyse.
Mathieu Proisy et Morgan Le Loupp
Lien vers la conférence entière :
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