Mondialisation et mobilité pour quelles transitions ? Thématique centrale de la mondialisation, la mobilité contribue aujourd’hui à reconfigurer des espaces données en profondeur. Thermomètre des adaptations du monde présent et à venir, il convient donc de s’interroger sur les origines, les raisons, ainsi que sur les impacts engendrés, à moyen-long terme, de ces mobilités
Mourad CHABBI, Enseignant-Chercheur à Grenoble Ecole de Management présente les intervenants :
Catherine Wihtol de Wenden est directrice de recherche émérite au CNRS. Politologue. Spécialiste des migrations internationales. Elle a conduit de nombreuses recherches de terrain sur différents thèmes relatifs aux migrations et a aussi procédé à plusieurs recherches comparatives sur l’Europe. Elle s’est enfin consacrée aux approches globales et à la gouvernance mondiale des migrations internationales. Ses derniers ouvrages parus sont : Atlas des migrations (Autrement), 2018 et prochaine édition en 2021; L’immigration : chance ou menace? paris Ed. First, 2020.
Bibliographie :
La question migratoire au XXIe siècle. paris, presses de Sciences Po, 2017 / Atlas des migrations, Autrement, 2018 / Géopolitique des migrations. Paris Eyrolles, 2019 / Un monde en migrations. CNRS Editions 2019 / L’immigration, chance ou menace ? Edi 8 First 2020, Un monde de migrants, La Documentation photographique n°8129, 2019
Bruno Tertrais est Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) depuis 2017. Ses domaines de compétence sont la géopolitique et les relations internationales, la défense et les affaires militaires, les questions nucléaires, la politique américaine et les relations transatlantiques, la sécurité au Moyen-Orient et en Asie. Il est également Senior Fellow à l’Institut Montaigne et conseiller scientifique auprès du Haut-Commissaire au Plan.
Bibliographie :
Le Président et la Bombe (Odile Jacob, 2016) / La Revanche de l’histoire (Odile Jacob, 2019) / Atlas militaire et stratégique, Autrement, 2019 / Le Choc démographique (Odile Jacob, 2020) / L’Atlas des frontières (Les Arènes, 2016 – 2021 – nouvelle édition)
Hervé Le Bras est directeur d’études à l’EHESS, directeur de recherches émérite à l’INED, chaire « territoires et populations » du Collège d’études mondiales de la FMSH, fellow de Churchill College (Cambridge). Polytechnicien de formation, il est devenu historien et démographe. Il a été professeur de la géométrie à l’École des beaux-arts (architecture), d’histoire économique économique à l’université de Genève et d’histoire dans plusieurs universités américaines. Il a présidé le conseil scientifique de la DATAR.
Bibliographie :
Il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages. -« Serons-nous submergés ? Épidémie, migrations, remplacement », éd. de l’Aube, Paris, 2020, 198 p. -« Se sentir mal dans une France qui va bien », éd. de l’Aube, Paris, 2019, (prix spécial du livre d’économie 2019) -« Archéologie des migrations« , (éd. avec Dominique Garcia – Conférence RVH Blois 2016), La découverte, Paris, 2017. / -« Le puzzle français : le nouveau partage électoral », Fondation Jean Jaurès, Paris, 2017, (avec Jérôme Fourquet). -« L’âge des migrations », Autrement, Paris, 2017. Atlas des inégalités, les Français face à la crise, Autrement, 2014.
FIG 2020 : Climats et migrations
Questions à Catherine Wihtol de Wenden
Pouvez-vous nous brosser une tendance mondiale des flux migratoires ?
Je souhaiterais insister sur la nature profondément structurelle des migrations que nos politiques ne pourrons pas arrêter. Les causes sont multiples :
- Les conflits : nous avons aujourd’hui 81 millions de réfugiés (26 millions sous le régime de la convention de Genève) soit 3,7 % de la population mondiale
- Les inégalités du développement humain.
- La formation : le Sud, de plus en plus urbain et scolarisé, est au courant de sa pauvreté et de l’évolution du monde et cherche à améliorer sa situation.Ce ne sont jamais les plus pauvres qui partent
- Les offres des passeurs augmentent. Les passeurs pour ceux qui n’ont pas de visa. C’est une inégalité du droit de migrer
- Les Diaspora activent les réseaux de migration par exemple dans le Golfe
Nous devons aussi insister sur la régionalisation des flux. Ils sont de moins en moins du Sud vers le Nord, mais de plus en plus du Sud vers le Sud. Ne pas oublier les migrations Nord vers le Sud : seniors au soleil, experts/« expats » et Nord vers le Nord : 30 % des Européens travaillent dans un autre pays européen Les grandes métropoles attirent, et l’urbanisation galopante favorise la régionalisation des flux migratoires, d’autant que des libertés de mouvement dans certains espaces, pour des raisons de travail, facilitent cela. N’oublions pas d’ailleurs que les populations les plus mobiles sont les européens, avec une très forte proportion de la population de chaque pays travaillant à l’étranger. Cette évolution, que l’on peut qualifier de mondialisation des migrations, est liée surtout à l’obtention de la liberté de mouvement dans de nombreux pays (tournant des années 1990, ouverture de la Russie), ce qui fut interprété comme un droit au départ mais les droits d’entrée sont contrôlés.
Question : Quelles sont les mobiles à ces migrations ?
Rappelons que ce ne sont jamais les plus pauvres qui migrent. La plupart partent avec un projet, fuyant le désespoir et l’absence d’avenir. Ce sont des populations cherchant une progression sociale, quitte à en mourir.
Question : Ces phénomènes sont-ils liés à l’instabilité ou au contraire à une plus grande stabilité de certaines régions ? Est-ce que la question climatique va faire évoluer la donne ?
Les migrations climatiques, que l’on estime à 50 millions d’individus, sans statuts internationaux, sont essentiellement des flux Sud-Sud (ce sont des millions de sans-papiers dans le monde), voire entre régions du même pays. Nous ne sommes pas « menacés » par ces flux, mais les pays voisins sont directement impactés par les changements à venir. L’Europe est plus éloignée des évolutions prochaines.
Question : Est-ce que le vieillissement de la population européenne va impacter les migrations vers le Nord ?
Oui bien sûr. Nous avons vu avec la crise de la COVID des besoins importants apparaître pour l’accompagnement des personnes âgées, y compris dans les pays les plus hostiles aux migrations (République tchèque ou Hongrie) ce qui a favorisé les régularisations dans les pays les « plus vieux ».
Questions à Bruno Tertrais
Pouvez-vous nous brosser un tableau des migrations en Europe ?
BT : L’Europe est en dépopulation mais pas en dépeuplement, en raison de la migration. Je note les disparités énormes entre l’Europe du Sud et l’Europe du Nord sur ces questions. Dans ce tableau rappelons que l’essentiel de la migration est une migration interne à l’Europe, selon une logique Est-Ouest. Nous ne devons pas non plus oublier les flux Sud-Nord. La migration compense à elle-seule, dans certains pays, la dépopulation (Allemagne, Biélorussie, Russie). D’autres pays subissent en revanche une triple peine démographique (plus forte mortalité, plus faible natalité, plus forte immigration).
La Russie est un carrefour migratoire.
Pendant la Covid on a constaté des « retours à la maison » qui peuvent devenir définitifs (Bulgarie).
En ce qui concerne les flux vers l’Europe : nous sommes dans une situation où nous devons éviter le catastrophisme et l’angélisme. Nous allons toujours vers ses extrêmes sur le plan médiatique malheureusement. Faisons attention aux métaphores physiques (l’Europe se vide par exemple) qui n’ont pas de prise sur la réalité.
Il y a bien eu une hausse des migrations dans les années 2000. La COVID 19 a eu un vrai impact sur la zone européenne : Frontex a enregistré une baisse des arrivées d’un tiers.
Quelque soit notre avis de citoyen nous devons en revanche bien noter un renforcement des populations étrangères dans la population européenne : nous sommes passés de 7 à 11 % en trente ans. Pour autant il faut s’opposer aux chiffres de Stephen Smith sur la « submersion africaine » qui n’ont aucun fondement, totalement décalés avec les chiffres de l’ONU, et farfelus. Ne pas comparer les migrations Afrique / Europe et les migrations Mexique / États-Unis. Le scénario avancé par l’Union Européenne de 600 000 à 1 million d’ici 2050 semble réaliste.
Questions à Hervé Le Bras
Question : Pouvez-vous nous dresser un tableau des migrations à l’échelle française
Concernant la France il faut aborder la balance migratoire selon les entrées et les sorties. Les données 2019 indiquent 45 000 habitants supplémentaires, avec 270 000 entrées et 220 000 sorties. Ainsi si les migrations s’arrêtaient notre pays connaîtrait un déclin démographique rapide, au-delà des difficultés liées à nos liens à l’international.
Je note également que nous avons une image des migrations datée des années 30 ou 40, c’est-à-dire des migrations de travail devenues migrations de peuplement dans les années 70 avec le regroupement familial. De plus nous connaissons aujourd’hui une migration venue des milieux urbains, éduquée (75 % ont un niveau bac minimum, contre 25 % dans la génération précédente), avec une natalité bien plus faible (2,1 en Tunisie, 2,3 au Maroc et en Algérie). Le regroupement familial est donc essentiellement le fait de couples mixtes qui veulent vivre ensemble.
Ne pas oublier les plus de 200 000 Français qui partent chaque année.
Si on cherche à mesurer l’immigration : 95 000 sont issus d’Europe, 55 000 du Maghreb, 50 000 d’Afrique noire.
La vraie question qui se pose est celle de la perception de la migration. Les discours actuels sont très similaires à ceux des années 30 ou 40. On retrouve dans les textes la même crainte l’incapacité à s’intégrer à cause de la religion pour les Musulmans aujourd’hui que pour les Polonais dans les années 1930, catholiques intégristes.
Questions du public :
Pourquoi ne parvient-on pas à mettre en place de migration choisie comme au Canada ?
HLB : Les migrations au Canada sont bien différentes, en raison de la distance maritime. De plus le pays a une politique migratoire de peuplement.
Quel impact du Brexit sur les migrations ? Quelle fiabilité des données ?
BT : Nous ne pouvons pas évacuer l’accueil massif de travailleurs européens en GB en 2004 dans les dynamiques qui ont mené au Brexit. Les données françaises sont faites sur plusieurs bases que l’on croise. Cela nous donne des chiffres fiables, même pour les sans papiers. Enfin, pour compléter le discours d’Hervé Le Bras, des évolutions de moyen-terme en France sont là. Nous allons le passer le seuil symbolique des 10 % d’étrangers en France, selon notre définition. Ce n’est qu’un symbole mais cela témoigne d’un changement indéniable, ce qui nourrit des discours politiques.
HLB : Il y a une différence entre les statuts d’étrangers et d’immigrés.
Étranger est une notion politique, immigré est une notion sociale. S’ils sont nombreux à être devenus Français (40 %) ils restent des immigrés.