Intervenants :
Yves Schemeil, Professeur émérite des universités – Sciences Po Grenoble. Titulaire de la Chaire politique globale à l’institut universitaire de France.
Justin VaÏsse, Fondateur et Directeur général du Forum de Paris sur la Paix. Historien des relations internationales de formation.
Modérateur Thierry Garcin, Chercheur associé – Université de Paris.
Introduction de Thierry Garcin :
Le multilatéralisme dans les relations internationales est à minima le respect du droit international, l’acceptation de normes communes, le fait de privilégier la coopération internationale. On l’oppose souvent à l’unilatéralisme et à l’isolationnisme. Ces trois pratiques sont au cœur historiquement de la politique étrangère des États-Unis et de bien d’autres pays. La période actuelle est très intéressante et très riche en la matière.
Questions de Thierry Garcin à Yves Schemeil : est-il possible de rappeler les grands fondamentaux de la notion du multilatéralisme ?
Yves Schemeil : Le multilatéralisme, c’est la plupart des pays, représentés par des chefs d’État et de gouvernement, par des représentants diplomatiques, qui négocient : c’est un format de négociation internationale. On montre une bonne volonté pour arriver à un accord qui satisfasse tout le monde. C’est un idéal. Cela n’a jamais existé tel quel. L’ordre établi depuis 1945 l’a été par les puissances victorieuses de la Deuxième Guerre mondiale.
Idem pour le GATT, qui a réuni 44 pays, qui étaient les pays qui comptaient dans le commerce international et auxquels les autres qui s’y sont rajoutés ont eu un peu de mal à se glisser dedans.
Voir illustration ci-dessous pour distinguer ce qu’est le multilatéralisme : beaucoup prennent part à la décision, en principe sur un pied d’égalité. La COP en est un bon exemple.
Le multilatéralisme se dégrade, c’est un format instable :
- Le Plurilatéralisme.
- Le « Multistakeholderisme ».
En réalité, dans la pratique il y a beaucoup d’autres choses dans le multilatéralisme : du bilatéralisme par exemple.
Question de Thierry Garcin à Justin Vaïsse : quel était le principe initial du Forum de Paris sur la paix, ouvert en 2018 ? Quels sont les moyens et les méthodes ?
Justin Vaïsse : Le Forum est créé en 2018 pour répondre à cette détérioration du multilatéralisme. Il y a un paradoxe : on a de plus en plus de problèmes globaux, communs, et de moins en moins de capacité à les résoudre, à apporter des réponses coordonnées. Le forum veut contrer cette dégradation et y répondre en y ajoutant d’autres acteurs : dans certains domaines, les États sont tout-puissants (exemple : prolifération nucléaire). Mais dans d’autres domaines, tels la santé (Covid 19), le cyber, le climat … les seuls États ne peuvent pas suffire à répondre à ces questions. Il faut donc y associer d’autres acteurs : c’est le « polylatéralisme » ou le multilatéralisme vertical. Chaque année, le Forum rassemble tous ces acteurs (chefs d’État, organisations internationales, grandes fondations, entreprises, …). Environ 6000 à 7000 personnes sont réunies autour de projets d’initiative structurante multi-acteurs.
Question de Thierry Garcin : êtes-vous d’accord pour dire que depuis plusieurs décennies, il y a deux fortes tendances dans les relations entre les États et les organisations internationales :
- l’apparition de nouveaux acteurs parfois autoproclamés comme les lobbys mais aussi la société civile.
- la rapidité des progrès techniques (Internet).
Yves Schemeil : par exemple dans le cadre de négociations à l’OMC, dans un premier temps on accrédite des organisations non-gouvernementales pour participer à la préparation de la décision, puis on fait des séminaires dans les pays concernés pour familiariser la société civile. Même si l’État reste gardien de la décision. Un grand nombre d’acteurs participe, ce qui a pour conséquence que ce qui était l’affaire de diplomates, à huis clos, devient une affaire qui concerne tout le monde.
Par exemple, l’OMC reçoit des pétitions adressées par des membres de la société civile.
Cela se développe avec une menace pour la diplomatie, qui consiste aussi à gagner du temps : avec un système multi-acteurs, instantané, c’est beaucoup plus difficile : il n’y a plus rien de secret.
Question de Thierry Garcin : la diplomatie et les relations internationales de secret pour protéger l’intérêt commun : la transparence est-elle un mythe ?
Yves Schemeil : on ne vit pas dans la transparence, mais dans la légitimité de la transparence. À l’OMC, les États les plus riches sont ceux qui refusent systématiquement d’accéder aux demandes des organisations non-gouvernementales, car ils savent que les choses importantes se négocient dans le secret. La norme est que l’on doit être le plus transparent possible, rendre le plus de comptes au plus de gens possible, mais dans la pratique, l’efficacité c’est de travailler dans des mécanismes intergouvernementaux qui restent largement clandestins.
Justin Vaïsse : la société civile joue un rôle croissant. Par exemple concernant le Covid, la santé, d’un côté, l’OMS a été largement handicapée car c’est une créature des États : or, les États n’ont pas souhaité partager leurs données. En 2014, le problème avait été le même avec Ebola. D’autre part, elle est limitée par les moyens : les États ne la finance pas suffisamment ou font du « pick and choose », de la sélection pour orienter ce que font les organisations multilatérales.
De l’autre côté, il y a des acteurs très agiles et bien financés, comme la fondation Gates, qui peuvent réagir beaucoup plus rapidement. Le problème c’est qu’elles n’ont pas de légitimité. Elles tirent leur légitimité de leur efficacité.
Le Forum essaye de faire travailler ensemble les organisations multilatérales légitimes et les grandes fondations qui apportent l’efficacité et la méthode.
Remarque de Thierry Garcin : avec de la porosité : la fondation Gates participe au financement d’institutions de l’ONU. Elle agit comme un banquier privé de la communauté internationale
Justin Vaïsse : elle agit davantage comme un donateur privé de la communauté internationale.
Concernant la question de la technologie : les grandes innovations du XXe siècle (exemple : énergie nucléaire) étaient très largement l’affaire des États. Donc quand il s’est agi de trouver un cadre de gouvernance mondiale pour le nucléaire pour le réguler, on restait dans le domaine westphalien, celui des États. La multiplication des défis technologiques fait qu’il faut intégrer la société civile. Le domaine numérique par exemple est d’abord aux mains de la société civile et du privé. Il y a de nombreuses technologies qui vont poser des problèmes de gouvernance mondiale et pour lesquels les États seuls ne vont pas parvenir à réguler : la technologie pose de nouveaux défis qui vont imposer de nouvelles formes de gouvernance mondiale.
Question de Thierry Garcin : par rapport à l’OMC, le cycle de Doha a achoppé à cause d’un État, l’Inde, qui s’opposait aux négociations pour des raisons agricoles.
Yves Schemeil : l’OMC, créée à partir des 44 membres du GATT, avait un programme de départ qui était que si on n’était pas d’accord, il n’y avait pas d’accord. Un acte unique sur lequel tous devaient être unanimes. Ce n’est plus praticable, d’autant plus qu’il y a de plus en plus de pays et qu’il y a de plus en plus de domaines de négociation.
On a eu l’impression que l’OMC ne joue plus son rôle, mais les États se sont décidés à renforcer leur propre coopération dans de nombreux secteurs. Y compris dans le domaine de l’Appel, de façon consensuelle.
On arrive à avancer de façon consensuelle. L’exemple sur l’Inde est intéressant : en 2013, il y a eu un sommet où les Indiens ont montré qu’ils n’étaient pas d’accord avec une décision prise par un ancien gouvernement indien. Ils ont rompu avec l’adage classique en droit « pacta sunt servanda », on doit respecter les accords passés, même ceux pris par l’opposition. Cela a été débloqué par une réunion entre les États-Unis et l’Inde. Le bilatéralisme est venu aider à maintenir une forme de multilatéralisme.
Justin Vaïsse : il y a deux axes :
- la question de la répartition de la puissance : est-ce qu’on est dans un système international où toute la puissance est concentrée aux mains d’un seul État : l’uni polarité ? Ou alors à deux : bipolarité (comme lors de la guerre froide, maintenant ce serait entre la Chine et les États-Unis) ? Ou alors une multi polarité : plusieurs états ?
- la question de la gouvernance : comment est-ce que l’on décide ? Aujourd’hui on parle de multilatéralisme : il s’agit de négocier avec plusieurs États (voire tous les États dans une forme pure). Ou alors le minilatéralisme, seulement avec quelques États. Ou l’unilatéralisme, on ne négocie pas du tout.
La question actuelle est de savoir si l’on peut continuer à avoir du multilatéralisme dans une situation de multi polarité, ou alors le multilatéralisme n’a-t-il pas été lié à la situation d’unipolarité voire de bipolarité de l’histoire ?
Les États vont-ils avoir plus de mal, à cause de la compétition entre-eux, à faire des concessions ?
Question de Thierry Garcin : est-ce que vous pensez d’une manière générale, avec l’accentuation depuis les années 1980 des crises économiques nationales, régionales, internationales, que la succession de ces crises, souvent graves (y compris Covid), altère ou freine l’exercice du multilatéralisme ?
Yves Schemeil : le multilatéralisme est un transformateur et un convertisseur : pendant la Guerre froide, c’était un transformateur de crises avec une haute intensité potentielle ou réelle en crises diplomatiques qui pouvaient se régler à l’OSCE (…) ; maintenant, c’est un transmetteur de crises entre le Nord et le Sud, entre l’Occident et les pays en voie d’enrichissement. On a besoin de multilatéralisme pour rendre possible des consensus, des compromis. Au moins pour légitimer des décisions qui sont prises.
Concernant le G7, les États-Unis ne sont plus tellement intéressés. Ils sont la clé de voûte, les garants du système international depuis 1945. Les Américains sont partagés, ils se disent qu’ils pourraient glisser du G7 vers le G20 et y conserver le même rôle. Là aussi ils auront besoin d’apartés, pour les chefs d’État et de gouvernement, avant un communiqué final. Puis ils vont vers une accréditation par l’ensemble de ces décisions prises en petit comité.
Question de Thierry Garcin : il y a évidemment la volonté des hommes (organisations internationales, États, individu, société civile) de s’entendre. Mais il y a aussi le malheur des hommes : par exemple les épidémies, les pandémies. En quoi est-ce que cela intéresse directement notre sujet ? Est-ce que cette gouvernance mondiale est très menacée par l’histoire pleine d’imprévus ?
Justin Vaïsse : au Forum, on s’occupe la fois des espaces communs, c’est-à-dire ceux qui n’appartiennent pas qu’à un seul État : le climat, les océans, les pôles, le cyber espace … et d’autres part des problèmes communs, qui sont posés par l’existence même des frontières : réfugiés, pandémies, trafics illicites … . Il faut à la fois avoir tous les pays en même temps mais aussi d’autres acteurs que le gouvernement.
Concernant le Covid, dans un monde idéal, c’est l’OMS qui aurait pleinement joué son rôle en donnant des indications à tous pour régler cette crise. Elle aurait eu un rôle de chef d’orchestre. Cela s’est passé différemment, d’abord en raison de la lenteur chinoise à livrer des informations en décembre et janvier 2019-2020 qui a beaucoup retardé la réaction. En plus, les États ont rapidement joué de façon nationaliste (exemple : ils ont stocké les masques). Les indications données par l’OMS n’ont pas été suivies car elle dépend des États qui la composent mais n’en est pas le patron : il n’y a pas de gouvernement mondial. C’est cela le problème du multilatéralisme. Le système multilatéral a été impuissant. Il n’y a pas eu par exemple de réunion du conseil de sécurité avant le mois d’avril, ni de réunion du G7 sous la présidence de Donald Trump … ce sont d’autres acteurs que les États qui ont réagi, y compris les collectivités locales, les grandes fondations…
Remarque de Thierry Garcin : il y a eu nécessité de protéger les populations nationales, et fermeture des frontières … dans l’urgence, cela explique le réflexe unilatéral.
Yves Schemeil : concernant la santé, il y a une note d’optimisme : il y a toujours un décalage, des obstacles à la transmission des informations. De plus, lorsque l’on regarde d’une crise à l’autre, depuis Ebola, à chaque fois l’OMS progresse. Elle obtient des soutiens, des délégations de compétence. De plus, elle traite de nombreux points techniques, de contrôle (validation des médicaments, vaccins…).
Le multilatéralisme, c’est aussi celui des agents. Ils appartiennent à différents pays et ont pris l’habitude de travailler ensemble. Ce qui domine dans leurs rapports, c’est leurs compétences et pas leur nationalité. Ils communiquent très bien entre eux, par-delà les frontières. Le multilatéralisme est aussi un lieu où l’on transforme ce qui était de l’ordre du rapport de pouvoir d’influence en quelque chose qui est techniquement bon pour tout le monde. Ça prend du temps, ce n’est pas très visible ni populaire. Mais cela fonctionne bien. Yves Schemeil pense que l’OMS sortira renforcée de cette crise du Covid dans quelques années.
Questions du public :
- N’est-il pas du multilatéralisme comme de l’universalisme ? Le souhaitons nous toujours, nous l’Occident, quand nous risquons de ne plus y être majoritaires ?
Justin Vaïsse : c’est une bonne question. L’Occident a exercé un monopole très large jusqu’aux années 1960. Avec la décolonisation, les États-Unis ont été de moins en moins majoritaires à l’ONU. Les États-Unis sont maintenant souvent en minorité, il leur faut construire des coalitions. Le problème du système multilatéral est de réussir à garder sa cohérence, d’être d’accord sur des règles pour les appliquer tout en diversifiant les points de vue. Le Sud global (G77, BRICS …) challenge cette politique. Par exemple sur le climat, la COP 2015 est « un petit miracle » lorsque Laurent Fabius a pu conclure la COP, moins à cause des désaccords Chine-Inde-États-Unis, mais en raison de l’accord Nord-Sud, avec les responsabilités communes différenciées…
Donc oui, le cadre multilatéral est en quelque sorte plus compliqué et moins désirable pour le Nord à partir du moment où le Sud s’y affirme davantage.
Yves Schemeil : par exemple, les normes de genre ont été diffusées par le Nord, l’Occident, et se sont diffusées partout (équilibre de genre de dans les ministères par exemple).
- Question sur le diaporama d’Yves Schemel ?
Exemple : Diapo sur le GATT ci-dessous : c’était très compliqué, cela demandait de plus en plus de temps pour avoir des accords. Aujourd’hui c’est un peu plus simple.
Exemple : Internet, « ICANN », toutes les parties peuvent s’exprimer à tous les niveaux, cela devient très compliqué. La complexité s’accroît car nous ne sommes plus dans un système légal, constitutionnel classique, intergouvernemental. Il n’y a plus d’institution centrale.
- Le multilatéralisme est-il efficace pour le maintien de la paix mondiale alors qu’il y a une multiplication des conflits internes ? La création de la cour pénale internationale a-t-elle eu un effet dissuasif ?
Justin Vaïsse : assez tôt, le système de sécurité des Nations unies a été confronté à la question des conflits internes, par exemple lors de la décolonisation de l’Inde. Ce n’est pas nouveau mais c’est problématique lorsqu’une grande puissance est intéressée au soutien à l’un des camps. Le multilatéralisme n’est donc pas plus ou moins efficace qu’avant.
En ce qui concerne la création de la cour pénale internationale, elle a eu un petit effet dissuasif : ceux qui ont commis des crimes de guerre savent qu’ils risquent d’être rattrapés, même s’ils sont dans un État de non-droit. Cela n’existait pas avant. Mais elle a beaucoup de problèmes à affermir sa crédibilité et sa légitimité.
Remarque de Thierry Garcin : Pendant la période Trump, il semble y avoir eu une inversion des pôles entre la Chine et les États-Unis. Les États-Unis ont quitté des traités (sur le climat, …) alors que la Chine a multiplié les accords de libre-échange, a créé un accord régional de partenariat… la Chine semble encore plus américaine que les Américains !
Justin Vaïsse : pendant les quatre années Trump, pour les États-Unis, il y a eu une prise de distance voir une sape du multilatéralisme ; pour la Russie, un blocage du multilatéralisme ; pour la Chine, un contournement et un entrisme.
Yves Schemeil : les Chinois, ce n’est pas comme les Américains : les Américains ont créé le système et ils ont régulièrement émis des vœux sur une évolution du système, voire le voeu de le quitter. Les Chinois quant à eux ont besoin d’être les « co-parrains » du multilatéralisme. Ils ont beaucoup investi dans ce système en faisant en sorte que des personnalités chinoises soient choisies dans les organisations. Ils sont très attentifs à leur représentation dans les instances existantes, plutôt que de vouloir les transformer. La Chine joue le jeu du multilatéralisme tout en créant à côté des compléments.
Mais Américains et Chinois sont, au fond, contraints de conserver ce système.
Conclusion de Thierry Garcin : le multilatéralisme n’est pas une fin en soi mais c’est un processus fort utile.
Yves Schemeil : le multilatéralisme est quelque chose d’inévitable, il n’est pas prêt de disparaître, mais c’est aussi la preuve que nous ne sommes pas capables d’avoir un gouvernement mondial. C’est un second choix par rapport à un système idéal plus égalitaire. Le mot compromis correspond tout à fait au mot multilatéralisme.
Justin Vaïsse : le multilatéralisme n’est pas un modèle idéal. Il est très dépendant de la répartition de la puissance. Si tout le monde est égal à l’organisation des Nations unies, « certains sont plus égaux que d’autres »… On ne peut pas résoudre les grands problèmes du monde par le système multilatéral sans au préalable une base d’accord minimal. La question est de savoir si le multilatéralisme peut survivre à la multipolarité. Aujourd’hui, la France est un bon élève du multilatéralisme.