Comment réenchanter le rapport des Français aux technologies ?
Les évolutions technologiques de ces 30 dernières années ont profondément changé nos vies : plus vite, plus loin, plus facilement, plus d’informations…. Mais nos sociétés restent très inégalitaires face à ces changements et une part significative de nos concitoyens tentent d’organiser « la résistance ». In fine, avons-nous un autre choix que celui de nous adapter à un monde technologique sur lequel nous avons finalement peu d’influence ?
Table ronde :
Intervenants : Pierre PAPON, Professeur Honoraire à l’ESPCI (Paris-PSL) Philippe AZAÏS, Responsable de Programme au CEA Eddy FOUGIER, Expert-consultant indépendant
Modérateur : Laurent GRIOT, Enseignant – chercheur à Grenoble Ecole de Management
Introduction de Laurent Griot : la réticence actuelle de citoyens français face aux vaccins contre la covid-19 est un nouvel exemple de la méfiance que les personnes peuvent avoir face aux mutations technologiques. Elles ne sont pas nouvelles : compteur linky, 5G, les OGM…
Objectif de la table ronde : prendre la mesure du phénomène et voir s’il y a un moyen de réenchanter le rapport des Français face aux technologies.
Eddy Fougier : expert consultant, spécialiste dans les courants protestataires et les attentes sociétales. Chargé d’enseignement à Sciences-Po Aix et Audencia Business School Nantes. Membre du comité de rédaction du club DEMETER.
Philippe Azaïs : docteur en sciences et technologies industrielles, chef adjoint du programme solution et flexibilité au commissariat à l’énergie atomique et aux énergies. Spécialiste des batteries.
Pierre Papon : ingénier et docteur es sciences, spécialiste de la physique des états de la matière. Professeur honoraire à l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielle, ancien pdg de l’IFREMER, conseiller scientifique de Futuribles. Dernier ouvrage consacré au rôle de l’expertise scientifique dans la décision politique.
Prendre la mesure du problème
L.Griot : la première étape est de prendre la mesure du problème. Est-ce que les résistances sont un mouvement de fond ou le fait d’une minorité très visible ? Cf. l’éitorial du Point du 24 mars qui évoque justement un problème français sur ces questions.
E.Fougier : en effet lorsque l’on fait la liste des différentes applications technologiques (OGM, ondes électromagnétiques, l’impact climatique du numérique…) cela fait beaucoup côté contestation (que le scientifique préfère à l’idée de résistance, trop connotée selon lui) :
Quelles contestations ?
Il y aurait selon le chercheur quatre catégories de contestation :
- Les critiques de la technoscience et de certaines applications technologiques. La technoscience serait une alliance pernicieuse de la science, des entreprises, du marché. Des critiques se posent ici sur notamment l’instrumentalisation de la science par l’industrie, ou sur l’optimisme technologique, ils réfutent l’idée que les technologies pourraient nous sauver par rapport aux réchauffements climatiques.
- La critique de la technique, vision radicale, activiste. Le monde est totalitaire car dominée par les technologies. Parfois en lien avec les mouvements de décroissance. Ils se font connaitre par les activistes, du style des faucheurs d’OGM. Il y a aussi les personnes qui sabotent les antennes relais.
- Critique de nature individualiste. Deux approches : libertaire et consumériste, comme les adeptes de la liberté vaccinale / et tous les riverains qui refusent la construction d’éoliennes, antennes relais, elle est classique et de type Nimby.
- La critique angoissée, frange de la société angoissée par rapport à l’évolution du monde. Parmi eux, les victimes, comme les électrosensibles, les femmes seraient plus sensibles et donc plus présentes dans cette catégorie. Enfin, les populations défavorisées, qui sont plus vulnérables par rapport aux risques, et plus défiantes vis-à-vis des autorités publiques et sanitaires.
Conséquence : la parole officielle n’inspire plus confiance
Tout ceci fait que la parole officielle n’inspire plus la confiance. Ces personnes estiment que les élites n’agissent plus pour leur bien.
Face à ces formes de contestation, les autorités vont devoir répondre, notamment par rapport aux sabotages. Mais il faut aussi penser à la co-construction, la démocratisation, mettre l’accent sur des explications. Il faut rassurer.
Les technologies de toute façon inspirent de la crainte, une étude de novembre 2020 pour l’académie des technologies, montre que selon elle 56% des Français sont inquiets sur ce sujet. Ce n’est pas qu’en France, c’est assez généralisé dans le monde, et le covid n’a rien arrangé.
Des spécificités françaises ?
L.Griot : y a t-il des spécificités françaises face aux critiques que l’on entend dans le monde ?
Un scepticisme français
E.Fougier : oui, il y a certains sujets sur lesquels nous sommes sensibles, comme les vaccins. A l’inverse ils le sont moins sur le nucléaire. Autre spécificité, la défiance par rapport aux autorités, on le voit avec la gestion covid. Il existe une forme de déconnexion entre les autorités publiques et le monde médical, et cela n’arrange rien.
L.Griot : question à P.Azaïs, sur la place de l’accessibilité sociale dans son travail de recherche sur les technologies.
P.Azaïs : aujourd’hui, les gens ont une perception postive des chercheurs. Une étude de l’Ipsos en 2019, montre que les Français ont une confiance dans les chercheurs mais que dans le même temps, il est compliqué pour eux d’accéder à une information fiable.
Cela pose le problème de la compréhension, de la vulgarisation, de l’accessibilité au grand public. Il faut savoir diffuser l’information.
Ne pas oublier que l’État, donc le contribuable, finance la recherche. Chaque citoyen doit pouvoir avoir accès à l’information. Il ne faut pas que la recherche soit trop abstraite car les gens ont toujours peur ce qu’ils ne comprennent pas. Il y a une volonté des centres de recherches publics comme le CNRS, l’INRAE, de se rapprocher du citoyen.
Le temps de l’accélération technologique
A l’échelle mondiale, il y a une concurrence sur la recherche technologique, et notamment pour visée commerciale. L’investissement est toujours croissant. Si les États investissent toujours autant, ce sont les entreprises aujourd’hui qui investissent massivement. C’est alors une situation complexe pour les chercheurs qui sont tiraillés entre les deux.
La nouveauté c’est aujourd’hui on demande toujours d’aller toujours plus vite entre la recherche et le produit.
Les avancées technologiques sont tout d’abord à destination du grand public, mais aussi aujourd’hui, incluses dans une relation systémique dès lors que celles-ci sont aussi destinées elles-mêmes vers la recherche.
La pression sur les publications
Un chiffre marquant : en 1996 dans l’UE, le rapport est de 2000 chercheurs par million d’habitants, aujourd’hui on est sur environ 4000. Mais dans le même temps, il y a une grosse pression sur les publications. Il existe donc une double pression, celle de la publication et celle de répondre au besoin d’aller vers le produit.
Le nombre de publication a été multiplié par 2,4 depuis 2000. C’est la même chose pour les brevets, il y en avait en 1995 1 million par an de publié dans le monde. En 2020, 3,3 millions.
Aujourd’hui, il est donc de plus en plus difficile de déposer un brevet, car il faut observer des quantités énormes de documents.
Une autre enquête dit que 1/3 des personnes estiment que la recherche n’apporte pas de solution aux problèmes que l’on se pose aujourd’hui. Donc, cela veut dire qu’1/3 des Français pensent qu’on paye des chercheurs pour pas grand-chose au final.
L’enjeu de l’énergie
Exemple de l’énergie : enjeu important à l’échelle de la planète car cela va toucher l’économie, le climat… Le problème c’est qu’aujourd’hui dans les médias, on n’accepte pas de poser les questions de fond et on veut toujours aller au résultat. Les médias aujourd’hui, cherchent le sensationnel mais ne prennent pas le temps de parler du fond.
Exemple fin janvier du RTE, réseau de transport d’électricité en France a publié avec l’AIE, agence internationale de l’énergie, huit scenarii, le but étant de voir les tendances pour le futur, les impacts de chaque proposition. C’est un très bon travail mais celui-ci n’est pas une réponse, c’est une piste de travail qui pose les questions énergétiques, sociales. Il faut penser ces études sur le temps long alors que nous voudrions la réponse tout de suite.
Ne pas oublier que le choix est politique. Mais les lois de la physique ne connaissent pas la politique. Le problème est qu’aujourd’hui on cherche toujours le sensationnel, mais on ne cherche pas à comprendre le fond.
C’est le cas du problème des batteries. Aujourd’hui dans la recherche, les États ou les entreprises demandent aux chercheurs de démontrer que ce qu’ils font est bénéfique pour le bien commun.
C’est un peu révolutionnaire pour un chercheur. Aujourd’hui une bonne idée doit l’être au niveau scientifique, économique et avoir un impact positif sur la société.
C’est compliqué pour un chercheur car il ne faut pas arriver à ce qu’une idée devienne ensuite inacceptable : travail des enfants, pollution minière…
Les chercheurs doivent publier aussi sur les impacts autour de leur thématique.
La dépendance énergétique est aujourd’hui au centre de la recherche. Les chercheurs aujourd’hui changent de thématique, ce qui est là aussi une nouveauté.
Pourquoi ? Justement parce que le chercheur doit suivre la technologie ce qui amener à ces changements pour répondre aux besoins.
Le lien problématique technologie / santé
Attention, ce n’est pas complètement nouveau. Dès le XIXe siècle, avec le développement du chemin de fer, il y avait du scepticisme notamment avec le développement des chemins de fer.
Ce qui change aujourd’hui c’est le lien notamment avec la technologie et la santé, on le voit avec les vaccins et l’informatique dans le décryptage du génome.
Les controverses sociotechniques prennent de l’ampleur. Depuis 15 ans, certains chercheurs appellent à une sorte de démocratie technique, c’est-à-dire la capacité de discuter entre experts et non-experts sur des sujets techniques et non techniques. C’est difficile à faire, comme par exemple on l’a vu avec la Conférence sur le climat. Nous sommes dans une société à démocratie représentative où ce sont les élus qui décident.
Quelles pistes ?
L.Griot : tout n’est pas vulgarisable facilement, ne pas oublier non plus que nos vies ne nous permettent pas aujourd’hui de s’arrêter pour comprendre ce genre de choses complexes. Alors comment faire ce lien ?
P.Papon : en effet il y a bien une interrogation des Français sur la recherche.
Il y aussi eu des enquêtes sur l’opinion des pays du monde à l’égard des technologies. Là aussi, la France sur certains sujets, notamment liés aux questions du numériques, des technologies est un pays dont la population est une des plus critiques.
Au niveau de l’entreprise
Que peut-on faire ? les entreprises pourraient discuter des impacts de mutations technologiques intégrées en leur sein avec les salariés et les dirigeants. Pourquoi ne pas le faire dans un conseil de surveillance qui pourrait étudier ces questions. C’est le cas en Allemagne par exemple.
Au niveau des citoyens
Il existe quand même en France, la Commission nationale du débat public, créé en application de la loi Barnier de 1995 relative à l’environnement organise régulièrement des conférences de citoyens, de débats publics. Celle-ci à moins au point une méthodologie pour ce type de débats. Exemple sur le stockage des déchets nucléaires.
Ces débats ont des résultats mitigés. Actuellement il y a un débat sur l’éolien sur l’île d’Oléron avec les différents acteurs concernés par le projet.
Au niveau des élus
Dernier point, du point de vue politique l’office parlementaire des choix scientifiques et technologiques associent Sénat et Assemblée nationale a à son actif des séries de travaux, de débats. Il a produit notamment un rapport sur les véhicules électriques, la 5G, le problème des modèles épidémiologiques. C’est donc une expérience entre parlementaires et scientifiques et cela est essentiel dans une démocratie.
Au niveau de l’Etat
Le rôle de l’État : Il a un rôle de pilote, de stratège en particulier pour la compétitivité scientifique et technique du pays. Or, on constate que les rapports récents montrent que depuis 15 ans, la compétitivité technique française est en érosion. Il y a donc un problème. Les critiques qui sont portées à la science, ce scepticisme fait de l’ombre à la compétitivité française et notamment pour les jeunes générations qui voudraient s’impliquer.
C’est important pour la souveraineté numérique surtout quand on pense à nos données qui peuvent être commercialisées par les GAFAM.
Au niveau universitaire et secondaire
Le rôle de l’enseignement supérieur a pour mission de produire de la connaissance et doit armer les étudiants à comprendre le rôle de la technologie au sein des États et dans les entreprises. On peut parler d’un dialogue entre experts, non-experts… Mais cela suppose un niveau de culture scientifique du pays qui soit supérieur à ce qu’il est actuellement, et c’est un vrai problème.
Il faut donc des actions dans l’enseignement secondaire, le soutien des chercheurs, de la presse scientifique de qualité et un regard critique sur ce qu’écrivent et diffusent les réseaux sociaux en matière des sciences et technologies.
Convaincre les populations reléguées
L.Griot : question concernant sur une partie des populations dont on parlait : électorat des parties extrêmes et aux couches défavorisées de la population souvent synonyme de niveau relativement faible. Alors comment arriver à ce que cette partie de la population trouve sa place dans ces débats ? Ne doit-on pas considérer que l’on peut naturellement accorder sa confiance dans la parole de l’expert ?
E.Fougier il est vrai que les débats, notamment sur l’enfouissement des déchets ont été stériles du fait d’organisation de ces débats après la prise de décision. C’est souvent le cas en France où on a l’impression que le dialogue c’est souvent expliquer une décision qui déjà été prise. Mais en même temps du côté des opposants le dialogue est difficilement possible car il y aurait l’impression d’une compromission avec les « méchants ».
Il faut entendre les inquiétudes des uns et des autres et les respecter.
D’autre part, il faut aussi améliorer la culture scientifique des élèves dans les établissements scolaires. Pourtant, il y a des chaines youtube de jeunes chercheurs qui marchent très bien.
P.Azaïs : d’accord avec cet état des lieux. Il faut développer l’esprit critique. Il faut être vigilant pour être capable d’expliquer les choses et que les gens soient aussi capables de se les approprier.
P.Papon : un choix politique est un arbitrage entre le possible, le souhaitable et l’acceptable. Le rôle de l’expert est de montrer ce qui est possible, avec les risques éventuels en indiquant bien s’il y a consensus ou pas. A priori l’opinion estime depuis vingt, trente ans que c’est la voix de l’expert qui fonde la décision politique.
Le rôle ambigu de l’opinion publique
L.Griot : est-ce que la population n’a pas contribué en France à la perte de compétitivité ? On pense notamment aux critiques et donc à l’arrêt des tests sur les OGM en France.
P.Papon : on ne sait pas vraiment. L’Allemagne et la Suisse n’autorisent pas non plus l’expérimentation OGM mais ont une compétitivité supérieure à la nôtre.
Bien davantage, l’incompréhension par les politiques depuis quinze, vingt ans a joué un rôle sur l’érosion. On le voit avec le vaccin que nous n’avons pas été capables de produire. Ce n’est pas que financier.
Quelle responsabilité des médias ?
Question d’un internaute sur le manque de culture scientifique aussi des medias.
E.Fougier. Oui effectivement, il y a quelques années, il y avait un enseignement scientifique dans les écoles de journalistes. Le problème n’est pas le manque de journalistes scientifiques mais leur place au sein des rédactions. Les sujets qu’ils traitent ne sont pas prioritaires au contraire des sujets politiques. C’est aussi en lien avec la vulnérabilité de la presse qui est tentée par le sensationnel pour vendre.
Vous pouvez également visionner la vidéo en replay sur la chaîne YouTube du festival :