Une conférence de Jean Guilaine, archéologue, préhistorien, professeur honoraire au Collège de France.
Les spécialistes de la protohistoire, les historiens et les Narbonnais curieux de leur passé, connaissent bien l’existence de Montlaurès, cet oppidum situé à une dizaine de kilomètres de l’actuelle Narbonne, qui a été occupé sans discontinuité du VIe au Ier siècle, au-delà même de la fondation de Narbo Martius par les Romains en 118 av. J-C. « Capitale » régionale du peuple des Elisyques, la cité dominait la lagune et le delta de l’Aude du haut de ses 50 mètres et elle fut une place de commerce si active, liée par un jeu complexe de distribution aux marchands méditerranéens, grecs en particulier, que l’historien Polybe en faisait une des trois plus importantes villes marchandes de la Gaule au IIe av. J.-C. Tout le monde sait évidemment que c’est la fondation de Narbo Martius par les Romains, puis ensuite la réorganisation de la « provincia » par Auguste qui entraîna le déclin irrémédiable de la cité indigène et de la civilisation des oppida…
Or, et un public peu attentif à l’intitulé de l’exposé aurait pu en être surpris, c’est de la période antérieure, essentiellement centrée sur le VIIe siècle à la fin du premier âge du fer, que Jean Guilaine nous entretient à l’époque où justement le site n’était pas occupé. Autre élément d’étonnement, Jean Guilaine va axer son exposé sur un phénomène peu connu du grand public et assez technique, celui des « dépôts de bronze launaciens ».
L’énigme des dépôts launaciens : un processus de thésaurisation qui interroge.
Bien que se situant à la fin du premier âge du fer, les « dépôts launaciens » sont d’immenses dépôts d’objets en bronze enterrés pêle-mêle et que l’on retrouve en grand nombre dans tout le bas-Languedoc, de l’actuelle région de Montpellier jusqu’aux Corbières. Launaciens, du nom du site éponyme près du village de Fabrègues, découvert en arrachant des vignes à la fin du XIXe siècle. Le dépôt de Launac était constitué de plus de 600 objets en bronze, la plupart déposés dans de grands vases. Ont été ainsi identifiés des haches, des lingots de bronze, des pointes de flèches de la vaisselle, des bracelets, des faucilles. Un véritable « bric-à-brac » d’objets, usagés ou non, et qui ne peut qu’interroger.
Ces dépôts, rappelle Jean Guilaine ne sont pas à caractère funéraire puisqu’ils ne sont pas liés à des sépultures, ils ne sont pas non plus inscrits dans des zones d’habitat.
Alors dépôts votifs ou à caractère religieux ? Accumulation d’objets que l’on cherche à cacher pour les réutiliser ? Biens collectifs ? En l’absence de sources écrites, les hypothèses se bousculent.
Des dépôts à fonction économique, essentiellement commerciale ?
On a parfois pensé que ces dépôts pouvaient constituer des stocks de matière métallique destinés à être revendus ou refondus sur place. Mais l’analyse de Jean Guilaine est un peu différente. En étudiant longuement ces dépôts et en les comparant avec les objets trouvés dans les sépultures de la région à la même époque, Jean Guilaine observe que l’on ne retrouve pas exactement le même type d’objets dans les uns et les autres. Plus exactement il fait remarquer que l’on trouve dans ces dépôts des pièces locales coexistant avec des objets d’origine exogène venant du nord de la Gaule, ce qui n’est pas du tout le cas dans les sépultures entièrement composées d’objets indigènes.
A partir de ces observations le chercheur émet l’hypothèse que le Bas-Languedoc fonctionnerait comme « une pompe aspirante », canalisant dans la région tout ce matériel de bronze venu de toute la Gaule. Cette thésaurisation serait destinée à l’exportation vers les régions de Grèce ou de Grande Grèce, à partir des cours inférieurs de l’Aude et de l’Hérault et de leur débouché sur la mer. Se ferait ainsi jour un véritable processus commercial mettant en jeu de vastes réseaux de circulation entre la Gaule et la Méditerranée dès cette période.
La relative brièveté de l’exposé (et aucune question n’a été posée en ce sens) n’a pas permis à Jean Guilaine de nous expliquer quel pouvait être l’usage de ces bronzes exportés : monnaie d’échange, matière destinée à être fondue, valeur précieuse du bronze utilisé plus que le fer pour les objets religieux ?
Un « trafic », mais organisé par qui ? Narbonne avant Montlaurès ?
Et c’est à la fin de l’exposé que l’on comprend la malicieuse question-titre posée par jean Guilaine. Qui pouvait organiser ces activités commerciales ? S’organisaient-elles à partir de simples petits habitats ruraux dynamiques ? Ou existait-il déjà avant Montlaurès un territoire suffisamment peuplé et structuré pour encadrer ces trafics ? Cela supposerait l’existence sur le môle que constituait la future Narbonne, la présence d’un habitat indigène important. Narbonne avant Montlaurès ? Narbonne donc avant les Romains ? L’hypothèse est séduisante bien entendu, surtout pour l’imaginaire des Narbonnais.
Belle conférence, empreinte d’une grande rigueur scientifique, mais portée par la voix chaleureuse d’un homme issu de la terre d’Aude.
Richard Andrieux, Narbonne.