Grand débat «Nature des frontières ? Sont-elles refuge, ouvertes ou fermées ?» avec Michel Foucher, Emmanuel Ruben et Olivier Weber, animé par Eric Fottorino, écrivain et directeur du journal Le Un et de la revue Zadig
Qu’est-ce qu’une frontière, Il y a en réalité plusieurs définitions et plusieurs usages des frontières aujourd’hui. C’est un sujet inépuisable tant il est difficile d’en donner une seule définition. Sujet délicat quand il s’agit des migrants, source d’inspiration pour les écrivains, la frontière sépare mais aussi joint deux territoires.
Les intervenants sont tous, à la fois, géographes, diplomates, auteurs avant d’aborder cette table ronde on peut les présenter rapidement.
Michel Foucher, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme ; en 1986, il a soutenu sa thèse de géographie sur « Les frontières des États du tiers-monde » – et diplomate. Auteur de référence sur les frontières il a publié de nombreux ouvrages dont, L’Invention des frontières en 1986, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique en 1988, L’Obsession des frontières en 2007, L’Europe et l’avenir du monde en 2009, La Bataille des cartes en 2010, Le retour des frontières en 2016. Il a fondé l’Observatoire européen de géopolitique de Lyon. Il fut aussi ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006).
Emmanuel Ruben1, connu comme écrivain et dessinateur, il est agrégé de géographie, il passe plusieurs années à l’étranger, en tant que lecteur de français, professeur d’histoire-géographie ou volontaire international, notamment en Lettonie sous l’autorité de Michel Foucher. Son roman, La Ligne des glaces, a été sélectionné en 2014 pour le prix Goncourt. En 2017 il publie Terminus Schengen, et en 2019 Sur la route du Danube, fruit de deux périples à vélo le long du Danube, fleuve et frontières.
Olivier Weber2 est écrivain, grand reporter et correspondant de guerre en Afrique et au Moyen-Orient, maître de conférence à l’IEP de Paris il fut aussi diplomate comme ambassadeur de France itinérant de 2008 à 2013, chargé de la lutte contre la criminalité organisée. Il est l’auteur d’un Dictionnaire amoureux de Joseph Kessel (Plon, 2019) et de Frontières ( éditions Paulsen, 2016). Il participe régulièrement sur France Inter à l’émission Affaires sensibles.
Qu’évoque la notion de frontière ?
Pour Olivier Weber c’est d’abord une expérience comme grand reporter, un homme qui passe des frontières. Plus récemment il s’intéresse aux peuples des frontières : migrants, trafiquants, contrebandiers, douaniers qu’il décrit dans son ouvrages Frontières de l’Irak à Menton. La frontière est en quelque sorte un troisième pays distinct les deux pays frontaliers. Il n’y a pas de frontières naturelles, elles résultent toujours d’un rapport de force, d’une négociation.
Pour Emmanuel Ruben, les frontières en Europe sont un élément essentiel e ses romans, notamment le dernier Sur la route du Danube ou pour les Pays baltes La Ligne des glaces. Le Danube est depuis très longtemps un espace frontière, le limes romain aujourd’hui des frontières infra-communautaire (Bulgarie/Roumanie) et extra-communautaires (Roumanie/Ukraine infranchissable, Roumanie/Serbie, Croatie/Serbie où la guerre est encore prégnante).
Michel Foucher évoque des souvenirs personnels, la frontière c’est d’abord son père prisonnier en Stalag qui s’évade puis franchit la ligne de démarcation et la frontière devient un refuge, une protection. Puis comme géographe il a travaillé sur les fronts pionniers agricoles. La frontière est une fiction historique et politique qui a des effets réels.
Pourquoi cette ligne produite par l’histoire est là, qui a décidé ? Michel Foucher cite plusieurs frontières qui portent le nom de leur « inventeur », comme les lignes Goldsmid (1871), qui marque la frontière entre l’actuel Pakistan et l’Iran et Durand entre Afghanistan et Pakistan (1893)3. Comment on s’en accommode ? Comment elle évolue en prenant l’exemple de la frontière franco-allemande entre Strasbourg et Kiel. C’est un champ de recherche illimité. Aujourd’hui y a-t-il réaffirmation des frontières ?
Pour Michel Foucher le thème des migrations est beaucoup trop présent dans les débats français.
La frontière est une des limites or nous sommes confrontés à un ébranlement de ces limites d’où l’expression d’un besoin de protection qui s’exprime par un besoin de frontières. Que préfère t-on des lois et des règles ou des murs ? La frontière est une métaphore.
Est-ce que la mondialisation s’exprime comme un effacement des frontières ?
Olivier Weber montre qu’en fait les frontières sont poreuses. Il évoque des souvenirs personnels : il a été bloqué à la frontière Turquie/Iran tenue par les Mollahs malgré un passeport diplomatique onusien alors même que beaucoup de trafics se déroulaient à quelques centaines de mètres du poste frontière (tabac, drogue, migrants), il y avait une frontière politico-religieuse fermée mais ouverte aux trafics. Il développe un autre exemple entre en Himalaya entre Népal et Chine, le Népal étant coincé entre ses deux grands voisins Inde et Chine. Sur cette frontière c’est le même peuple de part et d’autre de la frontière sur la Ligne Durand entre Afghanistan et Pakistan, ou encore la limite Mustang/Tibet. Malgré une frontière (Népal/Chine) ultra-surveillée même à plus de 4500m d’altitude (caméras) subsiste un important trafic de chèvres contre motos. Le Népal craint l’ouverture de la frontière sur une des nouvelles routes de la soie, il craint d’être absorbé par la Chine.
La frontière bien qu’injuste construit des identités par exemple en Afrique, ce qui débouche sur le principe d’intangibilité des frontières issues de la décolonisation (Le Caire 1964)4 qui n’a été contesté dans deux cas : Sud Soudan et Érythrée.
Sur cette question Michel Foucher traite des frontières européennes ouvertes et/ou fermées de l’espace Schengen. Il cite quelques chiffres : 273 millions de résidents européens ont voyagé en Europe et d’autre part 118 millions de personnes franchissent une frontière pour affaire, étude. Schengen a une vocation de mobilité interne. En matière de relation de l’UE avec les pays tiers 15 millions de personnes ont obtenu en 2017 un visa Schengen dont 3,5 millions de Russes, plus de 1 million de Chinois, autant d’Indiens. C’est l’immigration légale.
Mais la politique frontalière s’est durcie d’autant qu’elle n’a pas été vraiment définie par le traité de Schengen. Cette préoccupation apparaît avec les vagues de Sénégalais arrivant aux Canaries à la fin des années 90. Le mouvement en provenance du Maghreb augmente après 1994 quand la loi Pasqua bloque le regroupement familial.
On ne sait pas, en Europe, gérer les mobilités.
Il donne ensuite quelques exemples de refus de visa pour les personnes qui n’avaient aucune raison de rester (une grand-mère kurde empêcher d’assister à la naissance d’une petite fille).
Depuis 2015 tout est plus compliqué dans le cadre de la crise syrienne et des positions ambiguës de la Grèce et de la Turquie. On parle ici de mondialisation par le bas.
En Afrique de l’Ouest c’est l’espoir d’une vie meilleure qui attire, la présence de la diaspora et des traditions de mobilités5. Michel Foucher rappelle l’histoire de ce jeune Malien sauveteur de l’enfant du balcon6 venu de Kayes, où existe une habitude de migration vers la France depuis plus de 100 ans (corps des Tirailleurs sénégalais par exemple).
Il y a une nécessité de modifier la politique de mobilité : l’assurance d’obtenir des visas permettrait des allers et retours et moins de tentatives désespérées à travers la Méditerranée.
La France n’est pas menacée d’un chaos migratoire, elle est en Europe au 17e rang pour les mouvements migratoires.
Une frontière moderne se doit d’être ouverte et contrôlée.
La question posée à Emmanuel Ruben est formulée ainsi : Ressentez-vous la frontière en Europe ?
Dans sa réponse il montre un « retour » du rideau de fer en mer Baltique autour de Kaliningrad, rappelle le cheminement de migrants notamment afghans jusque très au Nord pour traverser à vélo la frontière Russie/Norvège qui est ouverte aux cyclistes sans contrôle en 2015.
Lors de son périple il a pu constater l’attrait de l’UE pour les ressortissants des pays européens hors UE, il évoque brièvement le mur d’Orban fermé aux Afghans, Syriens … mais plus perméable aux Serbes, Albanais, Kosovars qui viennent travailler en Hongrie et repassent chaque week-end, véritable main-d’œuvre transfrontalière qui suit de vielles routes migratoires (voir le pont de Visegrad sur la Drina).
Olivier Weber traite des rapports de force économiques sur la frontière Mexique/USA, rapport PNB de 1 à 8, on constate la même chose à Tanger entre Maroc et Espagne. Il évoque les villages ghettos de la montagne où les candidats au passage attendent en regardant les lumières de l’autre côté de Gibraltar.
Si les motifs de migration peuvent être politique, économique ou climatique et s’il existe aussi un mouvement de « No-border » : individus investis dans les luttes pour la liberté de circulation et l’abolition des frontières, la plupart des migrants ne souhaitent pas l’abolition de frontières certes difficiles à franchir mais qui deviennent ensuite une protection, sans frontière ce serait la loi du plus fort.
Pour finir quelques considérations sur une « reconstitution » des empires russe, ottoman, persan qui se partagent le Moyen-Orient, redeviennent expansionnistes et entretiennent des « frontières molles » (Syrie) ; expansionnisme que l’on retrouve avec la Chine, nouvel empire du milieu et son « collier de perles » sur la nouvelle route de la soie, son influence grandissante en Asie du Sud-Est et en Afrique (base militaire de Djibouti).
Michel Foucher évoque les marchés conclus avec la Turquie, la Libye, le Maroc pour qu’ils retiennent les migrants.
Un débat très riche qui ouvre des pistes de réflexion à garder en mémoire pour la spécialité HGGSP de 1ère.
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1 Il participe en avril dernier à l’émission L’invité culture de Caroline Broué sur France culture pour le roman de son odyssée cycliste « Sur la route du Danube » (Rivages)
2 Sa biographie sur Babelio : https://www.babelio.com/auteur/Olivier-Weber/33656
3 Voir par exemple l’étude de « Frontière (s) artificielle (s) ? »: Le cas de la Ligne Durand (1893) et Goldsmid (1871), Pierre-Louis Têtu, https://cqegheiulaval.com/frontiere-s-artificielle-s-le-cas-de-la-ligne-durand-1893-et-goldsmid-1871/
4 Voir à ce sujet, Michel Foucher, Frontières d’Afrique – Pour en finir avec un mythe, in 2014, p 9 à 57
5 Sur ce sujet on pourra se reporter au CR du café-géo du samedi 5 octobre 2019 au FIG : «Les Africains migrent d’abord en Afrique !» avec Catherine Fournet-Guérin, géographe, Sorbonne université
6 Voir par exemple Neuf mois après son exploit : La nouvelle vie de Mamadou Gassama