Cette table ronde s’intéresse à l’histoire des naufrages à différentes époques, ainsi qu’aux dispositifs institutionnels et logistiques mis en place pour secourir les personnes en mer. Parce qu’ils mettent en lumière la fragilité de la condition humaine, les naufrages posent la question des droits et des devoirs de l’humanité.
Intervenants :
- Alain Cabantous, professeur émérite en histoire moderne, à l’Université Paris 1 Sorbonne.
- Gaëlle Rio , directrice du Musée de la Vie Romantique à Paris, docteure en histoire de l’art.
- François Thomas, capitaine de la Marine Marchande et président depuis 2019 de l’association humanitaire SOS Méditerranée.
La table ronde est modérée par Guillaume Calafat, maître de conférences à l’Université Paris 1.
Guillaume Calafat rappelle en préambule que les naufrages font partie intégrante de l’Histoire de la Mer et que le sort réservé aux naufragés est en rapport direct avec la questions des droits humains. On comprend dès lors pourquoi le président de SOS Méditérrranée, François Thomas, est l’un des intervenants de cette Table ronde consacrée aux naufrages et sauvetages, qui au delà de son intérêt historique, est aussi d’une brûlante actualité.
Faire naufrage
Alain Cabantous rappelle que dans l’imaginaire, le naufrage est souvent associé à la tempête. Pourtant, environ 80% des naufrages, à l’époque moderne, sont dus à une erreur de navigation, causée par la déficience des instruments de navigation. Le célèbre naufrage de la Méduse immortalisée par Géricault fut causé par une erreur de navigation.
On peut repérer des structures du naufrage. Structure temporelle d’abord , les naufrages ayant lieu surtout en hiver dans le mer du Nord et plutôt entre août et octobre dans les Antilles ; et plutôt de nuit que de jour. Structure spatiale : la majorité des naufrages a lieu à proximité des côtes et pour des bateaux de commerce en surpoids, l’approche du littoral se révèle souvent périlleuse. Ainsi, les mers à proximité des côtes sont-elles remplies d’ancres abandonnées.
Spécialiste de l’histoire de l’Art, Gaëlle Rio rappelle que la tempête est une source d’inspiration importante, tant dans la littérature que dans la peinture, en particulier au 19ème siècle quand s’épanouit le romantisme. Elle emploie l’expression « désir de tempête » pour un phénomène qui a une dimension esthétique, qui fascine et terrifie à la fois. La catastrophe dans laquelle s’inscrit la tempête met l’Homme, infiniment petit et vulnérable, devant la Nature terrifiante. Chez les romantiques, tel Chateaubriand, la mer est intimement associée à la tempête qui devient le miroir du tourment intérieur, une sorte de « moi » météorologique.
Le capitaine de vaisseau François Thomas se souvient avoir assisté à un cyclone, quand il était encore étudiant et il en garde le souvenir d’une expérience fascinante. Devenu capitaine, la crainte porte sur la qualité du navire, la peur de l’avarie qui entraînerait le naufrage. Lui même n’a pas fait l’expérience directe du naufrage mais il affirme qu’être témoin indirect d’un naufrage est toujours un moment humainement très difficile.
Assistance et secours aux naufragés
François Thomas rappelle que le secours aux naufragés est d’abord un devoir moral profondément ancré chez les gens de mer. Depuis le naufrage du Titanic, plusieurs conventions et règlements internationaux ont été signés. Elle concerne les capitaine de navire qui ont l’obligation de porter secours à toute embarcation en détresse ; elle concerne aussi les États qui ont des responsabilités sur leurs espaces côtiers. F. Thomas considère que le système fonctionne bien en France et dans beaucoup de pays. Il rappelle surtout que la clé de l’efficacité des sauvetages repose sur la bonne coordination des Etats riverains et des navires. Ce qui n’est pas le cas au large de la Libye où intervient SOS Méditerranée et où se produisent de fréquents naufrages de pneumatiques surchargés de clandestins. Il estime que depuis 2014, plus de 25.000 victimes auraient péri en Méditerranée, dont 80% en Méditerranée centrale.
Gaëlle Rio rappelle qu’au 19e siècle, le naufrage est la quintessence de la catastrophe, plus encore que le tremblement de Terre. Les romantiques aiment le drame et le naufrage, suivi ou nom de sauvetage, est un thème d’inspiration important, comme on peut l’admirer dans ce tableau de Louis-Philipppe Crespin de 1822.
Épaves et naufragés
« Le radeau de la Méduse » de Géricault est évidemment le tableau le plus célèbre sur ce sujet. Peint en 1818-1819, cette oeuvre picturale de 5 mètres sur 7 s’inspire d’un fait réel mais c’est aussi une allégorie du destin de l’Humanité et de son espoir de sauvetage. D’autres tableaux ont pour thème les naufragés; comme celui d’Ambroise-Louis Garneray, exposé au Musée des Beaux-arts de Brest.
Mais, au delà de cette vision romantique, le naufrage est aussi une bonne affaire pour des populations côtières démunies. Le bateau, avec son bois, ses voiles, ses cordages, sa cargaison de marchandises diverses et variées, « tout est bon à prendre! », selon Alain Cabantous, qui a consacré au sujet tout un ouvrage, les côtes barbares.
Aubaine pour les populations locales, c’est aussi une forme d’activité économique et commerciale qui implique parfois des marchands venus de la ville. Et malheur au naufragé qui s’opposerait au pillage s’ il veut avoir la vie sauve… En revanche, Alain Cabantous, répondant à une question qui lui a été posée, affirme que l’existence de naufrageurs, provoquant des naufrages à l’aide de feux sur les côtes pour tromper les navires, est un mythe et qu’il n’en a jamais trouvé trace dans les archives.
La parole est laissée à François Thomas, pour conclure sur une note d’humanité… Il évoque l’expérience vécue par les humanitaires de SOS Méditerranée. Les rescapés qui ont survécu à « l’enfer libyen » ( tortures, viols..) et au naufrage retrouvent, une fois à bord, un espace d’humanité, avec aussi des médecins et des infirmières. Les conventions internationales prévoient que les rescapés doivent être débarqués dans un lieu sûr. L’actualité récente vient de nous rappeler que l’attente peut durer une, voire deux ou trois semaines. Ce moment est très difficile à gérer : surpopulation, incertitude, cauchemars…
SOS Méditerranée, de février 2016 au mois d’octobre 2022, a sauvé 36.706 personnes. Ne serait-ce que pour cela, nous sommes très heureux d’avoir assisté à cette table ronde.