Cyberdéfense, numérique, sciences : les nouveaux fondements de la construction européenne ?
Les sujets présentés par les trois intervenants de cette table ronde, qui a été remarquablement conduite, cela est assez rare pour être souligné, par Nicolas SZENDE, étudiant en sciences sociales à l’ENS de Lyon, ne permettaient pas assurément de répondre à la question posée sur les nouveaux fondements de la construction européenne ? Tout simplement parce que sur ces sujets, forcé de constater, qu’en dehors d’une dimension normative concernant la réglementation générale sur la protection des données, l’union européenne agit globalement en ordre dispersé. La question est donc celle de la volonté politique, un sujet qui n’a pas été véritablement abordé lors de cette table ronde.
Pour autant, les interventions ont été particulièrement riches, avec une sorte d’état des lieux, qui, on le comprend facilement, n’est pas véritablement enthousiasmant.
L’amphithéâtre de l’IUT de Saint-Dié était densément rempli, par un public attentif. Le titre de cette table ronde avait tout pour séduire, tant les problématiques annoncées étaient en prise avec l’actualité immédiate. Marion Maisonobe, chercheur au CNRS en géographie a présenté un état des lieux des coopérations scientifiques de l’union européenne. On regrettera que la cartographie, pourtant pertinente, n’est pas été suffisamment adapté à la vidéo projection, un phénomène qui se produit souvent, lorsque les chercheurs ne sont pas familiers de la transmission en direction du public. Cela n’enlève rien à la pertinence de l’intervention qui montre que les différents lieux de publications scientifiques sur le territoire de l’union sont en relation avec des territoires extra européens.
On remerciera donc Marion Maisonobe qui nous a transmis le PDF de ses diapositives, particulièrements éclairantes sur les coopérations scientifiques de l’Union. On notera que malheureusement cela ne se traduit pas encore par la constitution de pôles d’excellence ayant des débouchés directs en matière de technologie. L’union européenne doit pouvoir s’appuyer également sur un tissu industriel conséquent pour que ses chercheurs puissent inventer des débouchés. Les technologies permettant d’assurer la décarbonation devraient sans doute constituer un axe privilégié de cette recherche et s’appuyer sur les liens existants avec d’autres pays, ce que les diapositives ci-dessous montrent à l’évidence.
Le rayonnement de l’union européenne est donc incontestable en matière de coopération européenne, au-dehors de ses frontières, mais se pose incontestablement la question de la maîtrise des bases de données de publications scientifiques. Celles-ci, sont très largement présentes outre-Atlantique comme Web of science, mais elles sont souvent colonisées en quelque sorte, par des publications chinoises, cherchant à créer un effet de masse. Ce phénomène qui était davantage quantitatif que qualitatif semble avoir été fortement infléchi depuis quelques années.
Kévin Limonier, géographe et chercheur à l’institut français de géopolitique, est en contact depuis plusieurs mois avec les Clionautes, à propos de ses études sur le monde slave, et sur la tendance de la Russie à constituer son propre espace numérique par un contrôle accru des opérateurs de l’Internet. Le phénomène est particulièrement important sur les marges orientales de l’Ukraine, on comprend aisément pourquoi, surtout depuis 2014, avec l’annexion de la Crimée.
La recherche dans le monde post soviétique connaît un fort développement à partir des purges staliniennes, dans les univers carcéraux. Les chercheurs étaient alors enfermés dans le premier cercle concentrationnaire, et leur survie dépendait largement des résultats de leurs travaux.
Tupolev a commencé en prison ses premiers croquis d’avionique, pour donner un des nombreux exemples qui a pu être cités.
À partir de 1956, Khrouchtchev a choisi le développement de villes scientifiques, qui existent encore aujourd’hui, entièrement dédiées à la recherche, et les travaux obéissaient à la logique du septième plan qui avait pour objectif de rattraper et de dépasser les États-Unis, on se souvient encore de cette formule du secrétaire général du parti communiste d’Union soviétique lors de son voyage aux États-Unis, et de sa rencontre avec le président Eisenhower.
Avec l’affirmation de l’autorité de Vladimir Poutine et de son entourage, la présence du complexe militaro-industriel hérité de l’Union soviétique reste dominante et des efforts considérables sont menés avec de nouveaux programmes d’armement en cours de développement.
Vladimir Poutine a récemment insisté sur la mise en œuvre de programmes d’armes de destruction massive permettant d’inscrire les forces armées russes dans une logique de dissuasion. Cela permet à l’armée de la fédération de Russie de mener, directement ou indirectement, une forme de guerre hybride sur laquelle les réponses aux questions permis d’apporter un éclairage particulier.
Amael Cattaruzza, géographe à Paris VIII rappelait que la production scientifique de l’Europe est en décalage avec celle des deux géants chinois et américains. L’Europe peut apparaître comme une colonie numérique, ce que l’on peut constater avec la géographie des câbles sous-marins qui sont pour l’essentiel encore les vecteurs des données numériques.
L’Europe apparaît comme un point de transit avec une domination écrasante des États-Unis, même si la Chine, des entreprises privées, commencent à développer leur propre dispositif de transfert de données numériques.
Cela permet aux chercheurs d’aborder cette notion de Cyber power, présenté par Joseph Nye, qui rappelle que cela se situe avec trois couches qui sont bien évidemment complémentaires.
La couche matérielle représentée par les infrastructures, avec une existence physique. Les câbles sous-marins comme les satellites en font incontestablement partie.
La couche logique est celle des logiciels et les protocoles qui permettent la communication entre les différents acteurs du numérique. Dans ce domaine l’Europe est singulièrement absente, tandis que la Chine cherche à développer avec la muraille numérique un Internet sous étroit contrôle du parti communiste.
La couche informationnelle est constituée par les contenus disponibles, et c’est par ce biais que le cyber power s’exprime.
Les enjeux sont différents selon les différentes couches mais ils sont également stratégiques.
Cyberdéfense – et l’Europe ?
Pour ce qui concerne les couches logicielles et informationnelles, l’Europe est absente, en dehors de quelques petites réussites comme doctolib ou bla-bla car que l’on pourra difficilement comparer à Facebook et ses 2 milliards d’usagers. Si l’Europe a pu intervenir dans le domaine de la norme, avec la RGPD sur la protection des données, elle est aujourd’hui confrontée à l’affirmation de certains pays qui participent de ce que l’on a pu appeler la balkanisation de l’Internet.
C’est le cas de la Russie, qui cherche à développer ses propres plates-formes, rendant plus coûteuses par le contrôle des fournisseurs d’accès les connexions à l’Internet étranger. Le même phénomène, qui n’a pas été abordé par les intervenants, se retrouve en Iran actuellement.
La souveraineté sur l’Internet relève de régimes autoritaires qui tiennent à contrôler leur population. Le point de départ de cette démarche se retrouve à partir de 2011, lorsque les révolutions arabes, qui ont largement utilisé comme vecteur les réseaux sociaux, ont réveillé l’inquiétude des démocratures.
L’Europe réfléchit aujourd’hui assassinèrent défense avec le projet Gaïa X visant à constituer un data européen. Toute la question est de savoir si les acteurs des Gafam seront associés à ce processus.
Kévin Limonier a rappelé le fonctionnement de l’action de la Russie qui ne relève pas strictement d’un plan organisé par l’État. Des acteurs/entrepreneurs privés, mais particulièrement proches des cercles du pouvoir développent une action d’influence en direction de l’Europe ou des États-Unis, comme on a pu le constater en 2016 lors de l’élection de Donald Trump. Mais cela se situe également à d’autres niveaux, comme par la société militaire privée Wagner, dont l’action s’inscrit au niveau militaire, par le contrôle de ressources minières, mais également, par un jeu d’influence. Ce phénomène est particulièrement important en Afrique, en République Centrafricaine et tout récemment au Mali.
Cyberdéfense – Les questions
Mon intervention a porté sur la situation de guerre hybride, un concept que les deux chercheurs, Kevin Limonnier et Amaël Cattaruzza ont pu considérer comme dépassé, sans qu’un autre ne le remplace pour l’instant. La question de l’utilisation du mot guerre pose celle du seuil à partir duquel, dans le cadre européen, et particulièrement celui de l’OTAN, l’article cinq devrait être appliqué. Des actions de cyber guerre ont été menées contre l’Estonie en 2007, on aurait pu aborder également la Géorgie en 2008, mais la traçabilité de l’attaque peut être difficilement prouvée. Si les ordinateurs qui ont été à l’origine de l’attaque par déni de service sont situés en Russie, la responsabilité de l’État fédéral russe ne peut être aisément démontrée.
L’OTAN dans la cyberguerre : stratégie globale et capacités opérationnelles
On pourra se référer aisément au manuel de Tallinn, publié par l’OTAN en 2013. Il fixe le seuil à partir duquel une cyber attaque serait considéré comme un acte de guerre impliquant une action de défense. Toute la question sera de savoir si cette action sera cinétique, sur le terrain de l’affrontement conventionnel, ou sur le terrain numérique par la mise en œuvre d’une cyber dissuasion.
L’échange a été particulièrement riche et dense, et bien d’autres questions sur la souveraineté numérique européenne auraient pu être posées, comme celle de l’autonomie stratégique de l’union européenne dans le domaine de la production de semi-conducteurs, élément indispensable à tout dispositif de défense, comme il a pu se révéler, à la faveur de la pandémie indispensable à la fabrication des voitures civiles.
La Russie et le contrôle d’Internet
En tout état de cause, pour ce qui concerne les Clionautes, ce terrain de réflexion et de recherche sera très largement tenu, et on pourra en trouver des applications sur Clio prépas pour les concours de l’armée de terre mais également dans le second degré, pour la spécialité histoire, géographie, géopolitique et science politique.
C’est cette passerelle entre la recherche et la transmission pédagogique qui fait la spécificité des Clionautes, ce que les trois intervenants ont parfaitement intégré, par leurs réponses attentives et par l’intérêt qu’ils nous ont porté.