« En 2017, dans un livre important, le sociologue Bruno Latour posait une simple question : face au réchauffement climatique et aux crises écologiques, où atterrir ? Autrement dit, comment (re)trouver un rapport à nos terres et à nos territoires, compatible avec la préservation des conditions de la vie sur Terre ? Deux ans après sa disparition, des proches et des lecteurs de Latour lui rendent hommage et montrent que la question reste cruciale. »

Table ronde avec Jérôme GAILLARDET, professeur des universités, La terre habitable (La Découverte), Michel LUSSAULT, géographe, Cohabitons ! pour une urbanité planétaire (Editions du Seuil),Frédérique AIT-TOUATI, historienne des sciences et metteuse en scène de théâtre, animée par Nicolas CELNIK, journaliste

Nicolas Celnik présente Bruno Latour, sa volonté de coupler les sciences dures et humaines et son livre de 2017, intitulé où atterrir ?  Le thème du festival résonne ici : comment être « terrestre » ?

Car avec Michel Lussault, l’habitat de référence commun c’est l’Anthropocène. Comment en prendre soin ?

Pour Frédérique Ait-Touati, c’est avec l’histoire des sciences qu’elle rencontre il y a 20 ans Bruno Latour et qu’ils décident ensemble de montrer des spectacles de théâtre.

Quant au concept de « zone critique » forgé en France par Jérôme Gaillardet, il est repris par Bruno Latour. 

En quoi la pensée de Bruno Latour vous importe aujourd’hui ?

Jérôme Gaillardet (JG) : c’est une rencontre qui a changé ma trajectoire de géophysicien ! Intéressé par mon concept de « zone critique », Bruno Latour m’a montré son intérêt premier pour la fabrique des sciences en visitant mon laboratoire.  Ensuite, les zones critiques sont des labos sur le terrain. Ce n’est pas une démarche pastorienne, le contraire même : sortir du labo pour appréhender l’environnement compliqué qui nous attend. 

Frédérique Ait-Touati (FAT) : ce sont 20 ans de collaboration presque quotidienne. Nous nous étions rencontrés dans un musée d’anthropologie à Oxford, par tout à fait un hasard puisque nous étions tous deux historiens des sciences ! Puis l’envie commune de spectacles sur « Gaia », « Où atterrir ? » et « Où suis-je ? ». Ce qui ne s’invente pas, c’est que j’ai créé une compagnie s’appelant « zone critique »…

Michel Lussault (ML) : Bruno Latour avait publié il y a trente ans  Nous n’avons jamais modernes. J’y ai trouvé une puissante analyse des fausses dualités qui structurent la pensée scientifique :  nature / culture ; esprit / corps, dont il faut se défaire pour observer correctement le réel, reconnaitre l’intrication des sciences. Je suis invité ensuite à son séminaire en 2000 comme géographe et mon intérêt pour le rapport entre l’humain et l’habitat (de la terre). D’où la question du « hors-sol » dans lequel nous sommes. 

Pouvez-vous définir ce que vous entendez par « la zone critique » ?

JG : le terme vient d’un groupe de scientifiques étatsuniens habilités à donner les directions de la recherche dans leur pays. L’adjectif « critique » a tout de suite intéressé Bruno Latour, car son emploi était rare dans les sciences dures. La zone c’est le système dont on dépend et où l’on habite : pas la planète bleue mais celle d’une mince pellicule où l’on cultive, utilise l’eau. La Terre est la seule planète à l’avoir fabriqué pendant des millénaires. Sa surface est comparable à notre peau.

Or les objets étudiés de cette zone le sont par des gens qui ne se parlent pas et publient dans des journaux très spécialisés. Si vous êtes hydrologue (la pluie, c’est l’entrée) vous n’êtes pas hydrogéologue (la source) alors que vous parlez globalement du même sujet. 

Dans les espaces urbains, à quoi sommes nous attachés ? 

ML : par rapport à ce que dit Jérôme, pour nous géographes, il est utile de relire les travaux de la vieille géographie française.  Vidal de la Blache l’a posée comme espace de surface à considérer. On habite quand même la planète bleue comme Thomas Pasquet, tout en ayant des ancrages dans les zones critiques. Hanna Arendt a réécrit sa préface à la condition de l’homme moderne avec la conquête spatiale.

Le concept de « terrinformation » vient de la SF. Thierry Paquot écrit en 2006 Terre urbaine ! Les processus altérant les zones critiques viennent tous des marchés de consommation urbains, et dont nous sommes tous (urbains comme ruraux) comptables, puisque cela nous met en jeu en tant qu’espèce. 

JG : l’observatoire de Spring Mist installé dans les Vosges dans les années 90 avec le dépérissement des forets vosgiennes par l’acidité des pluies, constate que la valeur du PH de l’eau des rivières est descendu à 3, ce qui la rend non buvable et invivable pour la faune. (A remarquer que le Jura avait été moins touché, car calcaire…)

La bonne nouvelle c’est la baisse de l’acidité en 40 ans, mais depuis quelques années elle remonte, non à cause de l’industrie de la Ruhr mais à celle de la Chine…

L’hypothèse Gaia vous a fasciné, pourquoi ? 

FAT : on est partis de « Gaïagraphie » la racine de Gé depuis Michel Serres. Comment s’équiper conceptuellement pour parler de ce qui nous arrive. Gaia est un terme certes controversé mais que je reprends comme une vibration. Dans la pièce en 3 spectacles (« La Trilogie Terrestre ») la 1ère, Inside,  interroge ce que l’on comprend comme là où l’on habite. L’image de la  « bille bleue » produit une image d’unification qui est trompeuse (impériale, coloniale). Écartons-là et prenons à la place la zone critique de Jérôme.

La 2e pièce, Moving Earths, reprend « L’hypohèse Gaia »Théorie fondée en 1970 par le climatologue britannique James Lovelock selon laquelle la Terre serait « un système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis plus de trois milliards d’années en harmonie avec la vie. (Source : Wikipedia), soit l’idée que la Terre n’est pas un système donné aux humains. Une invention chimico-biologique si on prend en compte le temps long de sa fabrication.

La 3e, Viral, c’est qu’elle est unique et que l’on ne peut pas la quitter pour Mars. 

Or pour Saint Dié, les cartes ne permettent pas de raconter tout cela. Les humains « terri forment » aussi avec les termites… 

Une fois la démarche posée que fait on ? 

FAT : Théâtre du monde pose la question tout le temps de « cohabiter » dans un espace qui n’est pas que celle des humains. Il nous faut des cosmogrammes pour dessiner cette Terre. 

Comment redéfinir notre rapport à la Terre ?

ML : j’essaie de comprendre la façon dont nous cohabitons ente humains et non-humains. Saint-Dié nous dit Terres au pluriel. Dans notre façon d’habiter, nous sommes différents. Cette « bille bleue », il faut en changer la représentation de puissance, ces savoirs d’ingénierie, d’exploitation des ressources au service d’un écocide. L’enjeu c’est de ne plus séparer les savoirs. 

https://www.clionautes.org/blue-marble-obsession-cohabitons-pour-une-urbanite-planetaire.html

L’origine anthropique c’est que personne d’autre que nous ne menace nos habitudes d’habiter. Tentons de théoriser ce soin de la terre à l’instar de la philosophie du Care. Il s’agit de retourner les philosophies classiques soit le principe de vulnérabilité généralisée contre l’apologie de la croissance, de la compétition (cf. Cynthia Fleury). Sommes-nous capables de la réparer ?  

Que nous manque-t-il pour agir de façon techniquement respectueuse ?

JG : dans le système-Terre (je n’aime pas le terme de nature) la vulnérabilité c’est quoi ? Le système-Terre s’est maintenu durant toute l’histoire de la Terre. Le bug humain, c’est la dé-synchronisation : il va trop vite pour permettre sa régénération. 

L’espérance c’est mieux habiter nos territoires en ce re-synchronisant. Et en évitant les fausses bonnes idées comme compenser les vols d’avion en plantant des arbres. 

Vous dites que la nature est un théâtre que l’on peut reproduire par la technique ?

FAT : je réagis à la façon dons les mots circulent entre-nous ! Nous voulons créer un institut du soin de la Terre. L’idée de l’inversion de nos orientations. Ce que nous demande notre société, c’est d’être du côté de la croissance. Pour ce faire il nous faut être du coté de la réunion de toutes les disciplines… 

On pose souvent les pôles urbains comme moteurs de l’Anthropocène ? 

ML : nous sommes dans des « embarras » : les humains sont acteurs et victimes et nous le savons. Comment sortir de ce dilemme ? Il y a plusieurs verrous, qui sont ceux que nous activons. Nous devons questionner notre disposition à agir. Que sommes nous disposés à faire ? À quoi sommes-nous attachés et à quoi devons-nous renoncer ? Questions absolument fondamentales.

Que sont disposés à faire les acteurs économiques et les politiques ? Devons nous les suivre ? Les soutenir ? Aucun politique n’était à la Journée Ecofiction et COP des lycéens du FIG à Saint-Dié, pourtant soutenue par les collectivités locales…

Parlons de votre théâtre des négociations

FAT : l’expérience d’il y a 10 ans c’était pour Bruno Latour d’appréhender un « parlement des choses » élargies à toute vie autre que les humains. Le passage à l’art est un lieu de laboratoire pour rendre les choses plus précises plus fortes. Si on fait une COP, élargissons à d’autres représentations les territoires en danger, avec aussi les entreprises ou les élus locaux. Mais ce théâtre des négociations n’a pas très bien marché, comme l’échec des COP. 

Vous évoquez le « langage » des fleuves, des matériaux… 

JG : comme le parlement des rivières ? Changer les entités c’est changer nos représentations du monde en général. L’arbre travaille à dépolluer vos rejets de CO2. Ne doivent-ils pas être rétribués ? Tout est à revoir, il faut s’équiper de nouvelle cartes. Je suis géologue de formation : on a par exemple besoin de cuivre comme jamais. Or le recyclage ne suffira pas. Essayons de changer les techniques pour s’équiper au mieux dans le respect. 

Questions du public : 

Q1 : Le parlement des choses ? Avez vous des procédures plus satisfaisantes ?

FAT : la procédure était équitable. Comment on s’assemble ? Qui représente-t-on ? Tout repenser, tous ensemble. Faire des tentatives pour s’assembler mieux. Comment donner la parole ? Dans quels lieux mieux adaptés ? Ces questions sont à poser et à débattre. Je n’ai pas de réponses toutes faites. 

ML : faire rentrer dans le parlement le bassin versant de la Loire (proposition de de Toledo) 

JG : changer les formations trop en silo. L’expert fait son job sans ressentir le besoin de discuter avec d’autres acteurs, tout en revendiquant de ne pas faire de politique. 

Q2 : pourquoi édulcorer la question des inégalités ? 

ML : attention ! Aucun d’entre-nous ne met sous le tapis le scandale des inégalités sociales comme ingrédient de base du système économico-politique. La première vertu c’est la considération. On est tous bourreaux et victimes mais pas avec la même intensité. Cela dit, chacun est en situation de prendre position, de retrouver sa capacité d’agir. Et c’est d’autant plus vrai pour les « dominés ». 

Q3 : comment les élus des collectivités locales peuvent s’en sortir ? 

FAT : le mot « les communs » était le point de départ du théâtre de négociations. Je propose une hypothèse : on a effacé avec des dispositifs institutionnels grossiers la parole et la finesse des intervenants. .