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Cet éditorial s’inscrit dans la tradition des « débats et points de vue » que l’on trouve dans certains titres de la presse quotidienne nationale.
Au moment où nos disciplines connaissent, dans tous les ordres d’enseignement, des renouvellements et des remises en cause, il est bon qu’un espace de débat existe, et que ces échanges s’appuient sur un point de vue qui sert d’introduction.
La géographie est souvent considérée comme la science des localisations ; pour autant elle serait bien en peine actuellement de dire exactement où elle se situe.
S’il y avait obligation à donner une définition unique de la géographie, il serait probablement possible d’arriver à une forme de consensus parmi les géographes de métier. En tout cas, cela ne serait sans doute pas plus compliqué que dans une autre discipline. Par contre si l’on regarde où travaillent les géographes, leurs sujets d’études, leurs employeurs, et même un indicateur aussi pertinent qu’un autre, la place de leurs livres dans le classement d’une bibliothèque municipale, il devient sérieusement plus délicat de positionner la géographie.
Ma thèse est que pour ce qui est de la géographie, Rome n’est plus dans Rome et même n’y a jamais complètement été. L’école française de géographie s’est constituée autour de Vidal de la Blache dont le « Tableau de la géographie de la France » est le pilier central. Or en changeant géographiquement d’échelle, il apparaît déjà que cet ouvrage n’est que le premier volume, posant le cadre, de la considérable « Histoire de France » en 28 volumes de Lavisse. La géographie voulait croire qu’elle s’était constituée en État-nation universitaire alors qu’elle avait installé un campement dans le borderland de l’histoire. Les successeurs de Vidal de Lablache, au premier rang desquels figure son gendre, Emmanuel de Martonne, creuseront inlassablement le sillon du « tableau de la géographie de la France », c’est à dire feront de la géographie régionale et de la géomorphologie. De fil en aiguille, et de falaises en cuestas, la géomorphologie ressemblera par beaucoup d’aspects à de la géologie ou à de l’écologie pratiquée par des amateurs éclairés : de l’ordre de ce que l’érudit local est à l’historien de métier. On lit encore Lucien Febvre en 2013 ; qui lit Emmanuel de Martonne ?
Ce qu’auraient dû faire les géographes était fait par d’autres : les démographes ou les spécialistes de sciences politiques par exemple. La géographie française s’est sclérosée des années 1920 aux années 1960, alors même que l’histoire, déjà posée sur les solides fondations posées par les Seignobos et consorts se renouvelait et s’épanouissait dans l’École des Annales, avec une nette tendance à l’hégémonie dans les sciences humaines -sous la forme des disciplines auxiliaires de l’histoire… au premier rang desquelles se trouvait la géographie. Les géographes les plus stimulants, avant et après Vidal -avant comme Élisée Reclus et après comme Pierre Gourou ou E. Dardel– restent à la marge, et sont momifiés par la discipline dans une forme de respectueux oubli, lorsqu’il ne s’agit pas d’oubli tout court.
Cela s’explique par l’absence de volonté de ces géographes novateurs de créer des écoles mais aussi par le fait que l’institution universitaire est verrouillée et sclérosée. Eric Dardel, par exemple, reste professeur de lycée et auteur d’un ouvrage totalement novateur et passé inaperçu lors de sa parution en 1952 « L’homme et la Terre » mais salué bien plus tard par Pierre Pinchemel qui reconnaît en lui l’initiateur de la géographie des représentations. Il ne fait pas bon braconner loin des terres de la géographie de Vidal, dont même l’ouvrage le plus intéressant d’un point de vue épistémologique « La France de l’est » est négligé.
La corporation les redécouvre avec l’élan de la nouvelle géographie à partir des années 1970. La géographie semblait alors s’être trouvée, posée, recomposée : science humaine qui pose la question fondamentale « où ? » et cherche à la compléter par « pourquoi là ?», qui a ses méthodes et outils en propres : l’analyse spatiale et la carte.
La multiplication des champs de recherche
Pourtant, si nous observons la situation aujourd’hui et que nous recherchons les géographes les plus intéressants, les plus écoutés ou les plus pertinents, nous rencontrons très vite des champs disciplinaires distincts de la géographie à proprement parler : démographie, urbanisme, géopolitique, géohistoire. Dans un autre registre, la consultation des ouvrages de géographie dans une bibliothèque municipale n’est pas chose aisée. Ils sont disséminés dans différents rayons de sciences humaines même lorsqu’ils émanent de géographes reconnus comme tels ou qu’ils font partie de collections universitaires de géographie.
La cote correspondant à la géographie abrite essentiellement des guides et des documentaires sur les régions et les pays, la plupart du temps écrits par des non-géographes.
Un autre critère pourrait se révéler plus pertinent, celui des débouchés qui s’offrent aux étudiants en géographie, et ceux vers lesquels ils s’orientent le plus.
l’enseignement attire peu les étudiants en géographie. Ajoutons que les géographes universitaires (on peut citer Gilles Fumey http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=1957)
sont peu montés au créneau sur les nouveaux programmes (à moins qu’ils ne les aient trouvés satisfaisants), ce qui avait été souligné à l’époque et analysé comme un signe de désintérêt (avec prises de position bien senties de géographes sur l’enseignement de la géographie avant l’université en général dans la presse, signalées d’ailleurs sur H-Français)
Dans de nombreux pays les études de géographie sont domiciliées en fac de sciences et la géographie scolaire est parfois enseignée avec l’équivalent des Sciences de la vie et de la terre.
La géographie scolaire mal aimée des géographes ?
En France, la géographie scolaire a réussi à s’imposer du moins en apparence. Les programmes et les horaires sont à parité avec l’histoire et elle est globalement enseignée à tous et à tous les niveaux, du cycle 3 du primaire à la fin du secondaire.
Elle devrait l’être en tout cas même si ce n’est pas toujours le cas en primaire et même si la parité est parfois un vœu pieu. C’est que la géographie scolaire, malgré de nombreux travers, apporte des méthodes et des outils essentiels à la construction d’un esprit bien fait, capable de comprendre le monde : la carte et le croquis, le schéma spatial, le jeu des échelles, la question « où ? » complémentaire du « quand ? » de l’histoire dans l’étude des sociétés.
Or, les mauvaises habitudes ont tendance à reprendre le dessus. Une géographie datée et même par certains aspects archaïques existe toujours. La souplesse que permet l’analyse géographique, la puissance de ses modalités de compréhension du monde, se perdent parfois dans la manière dont elle est pratiquée en classe, manière qui peut légitimement s’expliquer par le manque de formation fondamentale de la plupart des enseignants -faire des études d’histoire puis enseigner la géographie n’est pas toujours sans conséquences -, manière guidée par les épreuves terminales parfois d’une grande pauvreté comme en témoigne l’actuel croquis du bac. Apprendre pour le bac, par cœur, une quinzaine de croquis et de schémas dont la liste est plus ou moins fournie par l’inspection renvoie malheureusement à une géographie « à l’ancienne », celle de mes études secondaires où on apprenait par cœur la carte de l’agriculture aux États-Unis ou celle de l’industrie en URSS. La carte -inclus le croquis et le schéma de l’espace géographique – outil heuristique et de synthèse qu’elle devrait être devient un simple pense-bête, certes agréable à l’œil, de connaissances en liste.
En tout état de cause nous avons à nous interroger sur le hiatus qui persiste entre l’enseignement, en théorie complet, d’une discipline géographique fondamentale à la connaissance, sur son usage massif – bien qu’indirect – dans les médias et la société sous la forme de la géopolitique, de la démographie et de la sociologie spécialisées, des cartes, et sur le fait que le nombre d’étudiant que nous envoyons en histoire soit toujours supérieur, et de loin, à ceux qui choisissent la géographie. Le couple histoire-géographie a bien du mal à vivre une relation d’égalité.
Franck Gombaud