A l’occasion des débats actuels sur la question ouïghoure, j’ai lu ou relu les principales études du chercheur allemand Adrian Zenz, à ma connaissance seule source académique sur laquelle se fondent les campagnes de dénonciation de la Chine dans le monde entier. Certains (à commencer par le gouvernement de Beijing) s’en sont pris à la personnalité et aux positions politico-religieuses de Zenz, quelque peu hors normes. Je n’aurai pas cette mesquinerie, qui permet surtout de ne pas parler du fond. En effet, les travaux de Zenz, vastes et très fouillés, répondent peu contestablement aux normes de la bonne recherche. Sans négliger les témoignages de victimes, parfois peu crédibles et toujours délicats à extrapoler, il utilise principalement les publications officielles chinoises, plus quelques documents internes, confidentiels, des organes de répression (la « liste de Karakax » en particulier, vaste registre de personnes arrêtées dans deux comtés du Xinjiang ; son authenticité est rigoureusement démontrée). On reprochera surtout à Zenz de fournir des conclusions et des summaries parfois assez décalés par rapport à ses développements minutieux, et nettement plus radicaux dans les accusations. Or, à l’évidence, médias et militants n’ont généralement pas lu autre chose, et l’on éprouve donc la curieuse impression d’un Zenz utilisé (avec son assentiment ?) contre lui-même.
Je vais présenter ici, non pas un digest des travaux de Zenz, mais ce que je crois pouvoir en tirer d’essentiel. Je n’ai aucune compétence particulière sur le cas ouighour, mais mes nombreux travaux sur le communisme chinois me fournissent d’assez évidentes pistes de compréhension à propos de la politique menée au Xinjiang, qu’on ne peut que gagner à « départiculariser » – ce que fait d’ailleurs Zenz, qui développe les similitudes avec la situation du Tibet.
Ouighours – Répression et rééducation
La première vague massive de répression eut lieu en 2017-18. Soigneusement préparée, elle avait conduit dès 2016 à la construction de nombreuses prisons et camps d’internement, dont les images satellites permettent un inventaire et une description précise. Elle faisait suite -il ne faudrait pas l’oublier- à une montée en puissance des attentats terroristes menés par des islamo-nationalistes ouighours, qui culminèrent en 2014 avec nettement plus d’une centaine de morts. Ces attentats, longtemps cantonnés au Xinjiang, avaient débordé en octobre 2013 jusqu’à la place Tian’anmen (Beijing) et surtout en mars 2014 à la gare de Kunming (Yunnan), avec 31 personnes poignardées à mort. Qui plus est, une brigade ouighoure s’était signalée en 2015 dans les rangs de Daesh en Syrie. Face à cette incontestable menace politico-religieuse, l’Etat répondit comme il savait le faire depuis l’époque de Mao Zedong : un tri de la population générale des zones considérées comme les plus « contaminées », avec ciblage d’une petite minorité d' »ennemis » et d’une catégorie beaucoup plus large de « suspects » – tous ceux qui par l’intensité de leur pratique religieuse musulmane, leurs déplacements inexpliqués, leurs contacts avec l’étranger ou leur parenté/amitié avec un « ennemi » pouvaient être considérés comme potentiellement dangereux. La Liste de Karakax atteste de l’étendue de ce groupe. Cela rappelle beaucoup les « catégories noires » de l’ère maoïste – des groupes entiers visés moins pour leurs actions que pour leur être même. Et, à ce que l’on peut savoir, tout ou une grande partie de ces suspects, des centaines de milliers de personnes, furent internés en deux vagues principales (mai/juin 2017, mai/juin 2018), généralement pour une année. Certains (leur nombre n’est pas très clair) furent cependant libérés pour bonne conduite par anticipation, quelques autres (assez rares) rejoignant les « ennemis » dans des détentions beaucoup plus longues et vraisemblablement plus sévères. Comme il se doit en Chine, les procédures intensives de rééducation permirent de trier les suspects – on est proche de la pratique ancestrale de la carotte et du bâton. La logique générale est la suivante, qu’on repère dès la matrice bolchévique du maoïsme : « Mieux vaut cent innocents en prison qu’un coupable en liberté. » Frapper fort, mais surtout ratisser large.
Ce type d’internement de relativement courte durée (courte à l’échelle des pratiques répressives du communisme…) ne doit pas être confondu avec les détentions beaucoup plus longues (et assez fréquemment illimitées) du Laogai. Ce dernier vise à la relégation, à la mise à part de la société, alors que le premier type de privation de liberté vise à la rééducation et à la réinsertion – telle que l’entend le PCC. A l’époque maoïste, mais beaucoup moins depuis les années quatre-vingt, une grande partie des Chinois ont connu des « stages » fermés, loin des familles, longs de plusieurs semaines, ou de plusieurs mois, dans lesquels le robinet idéologique coulait non stop. Le but explicite était le déracinement des « vieilles idées », religieuses ou « féodales », l’exaltation du parti communiste et du dévouement à l’Etat qu’il dirigeait. En terre ouïghoure, Xi Jinping a resuscité ces pratiques quelque peu rouillées, puisqu’on estime que 12% à 15% de la population y aurait été soumise. A l’immuable programme idéologique était adjoint, et au premier plan, la lutte contre le séparatisme. En tout cas la manœuvre réussit. Depuis 2017, le terrorisme ouighour semble avoir disparu. Et, en 2019, les images satellite montrent le démantèlement progressif des camps de détention.
Ouighours – Rectifier la démographie
Ce succès des vieilles méthodes de contrôle social ainsi réactivées inspira alors une nouvelle campagne, fondée sur une inquiétude bien différente de la précédente, quoique convergeant avec elle. En effet, la démographie de plus en plus différentielle entre Hans et minorités (dont les Ouighours) au Xinjiang semblait fragiliser l’intégration de la province à la Chine. Contrairement à ce que beaucoup affirment, la proportion de Hans, de 39% en 1978, avait significativement baissé en 2018. L’immigration depuis le lointain Est chinois ne compensait pas la plus forte natalité des minorités, autorisées depuis des décennies à avoir un enfant de plus que les Hans (deux en pratique, les minorités étant surtout rurales). Et, au grand désarroi des autorités de Beijing, la levée, en 2015, de la contrainte de l’enfant unique n’avait entraîné aucun rebond de la natalité chez les Hans. On décida donc de ramener immédiatement, par la contrainte, la natalité des Ouighours au même niveau que celle des Hans.
La fin justifierait les moyens, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils furent énergiques. D’une part, on imposa à de très nombreuses femmes, y compris à une large part de celles qui n’avaient eu qu’un enfant, la pose de stérilet d’un modèle imposant une intervention chirurgicale pour le retirer. De 2,4% (2014) de ceux posés en Chine, le Xinjiang bondit dès 2018 à 80% ! D’autre part, on « encouragea » (y compris par des récompenses financières significatives) les femmes ayant eu trois enfants ou davantage, et parfois dès le deuxième enfant, à se faire stériliser. Au moment même où, dans le reste de la Chine, cette pratique qui avait été très courante tombait en désuétude, elle atteignait au Xinjiang une intensité sans précédent. La conséquence, dès 2019, en fut un effondrement de la croissance démographique des Ouighours : elle baissait de 84% dans certains comtés (la baisse de la natalité demeurait cependant bien moindre). Contrairement à ce qu’avancent certains militants et les médias qu’ils influencent, on ne relève cependant aucun indice d’une volonté d’empêcher toute naissance, et pas davantage d’une stérilisation, forcée ou non, de la majorité des femmes en âge de se reproduire.
Domestiquer le travail
La troisième campagne, la plus récente (et toujours en cours), résultait d’une autre inquiétude du pouvoir : le manque croissant de main d’œuvre, à l’échelle de l’ensemble de la Chine, du fait du vidage des campagnes de leurs forces vives, déjà accompli, ainsi que du vieillissement rapide de la population. Dans ces conditions, il apparaissait intolérable de se priver du gisement de main d’œuvre ouighoure, jusque là essentiellement occupée à des activités rurales d’un intérêt jugé marginal pour l’économie nationale. Qui plus est, la mobilisation de ces bras peu ou mal utilisés permettrait d’une part d’accentuer le contrôle idéologique des populations, d’autre part de liquider des modes de vie traditionnels, parfois semi-nomades, s’insérant mal dans le projet ultra-moderniste qui demeure une constante de tout communisme de pouvoir, et enfin d’améliorer le niveau de vie d’ensemble – ce qui, on l’espérait, couperait l’herbe sous les pieds des indépendantistes et des islamistes. C’est d’ailleurs cette « lutte contre la pauvreté » qui fut mise en avant par le pouvoir pour justifier une mobilisation toute militaire du travail.
Des centaines de milliers de jeunes Ouighours furent par conséquent envoyés dans de nombreux « centres de formation professionnelle » où l’on vit enfermé, en uniforme, et où l’imprégnation idéologique est très présente. Ces centres se confondent largement avec des lieux de production, en particulier en matière textile (la grande spécialisation du Xinjiang, au climat favorable à la culture du coton). Une petite partie (un dixième selon Zenz) de ces apprentis bien particuliers sont envoyés aux quatre coins de la Chine, en fonction des besoins des entreprises associées. Le régime se glorifie de cette politique « sociale » de grande ampleur, comme en attestent de nombreuses images qui n’ont rien de secret, par exemple de travailleurs en uniforme attendant des moyens de transport, ou jurant fidélité au parti communiste lors de grands meetings. Rien d’équivalent au système pénitentiaire, toujours entouré de la plus grande discrétion. On doit parler de travail contraint, les affectés n’étant pas libres de leurs mouvements. Travail forcé semble moins approprié, car rien ne prouve qu’il y ait eu à s’opposer à des résistances. Encore moins justifiée apparaît la notion de travail esclavagiste (certains ne s’en privent pourtant pas) : les conscrits du travail paraissent être régulièrement payés, et il n’y a aucune preuve qu’ils subiraient des mauvais traitements à large échelle. Si l’on avait là des travailleurs esclaves, il conviendrait de dénommer ainsi l’ensemble de la main d’œuvre des périodes stalinienne et maoïste, car on n’y avait très généralement aucune latitude de choisir emploi et affectation, dans le cadre d’économies entièrement étatisées. Or les historiens préfèrent cantonner la notion d’esclavage du travail aux détenus du Goulag et du Laogai.
Conclusion: néo-maoïsme ou génocide ?
Nul doute que la poigne de fer qui, depuis cinq ans, s’est abattue sur le Xinjiang n’ait été la cause d’un océan de malheur pour les femmes en âge de procréer, pour les musulmans un tant soit peu religieux, pour les populations attachées à un mode de vie ancestral, et pour une grande partie des jeunes. Nul doute non plus que les petits chefs chargés de mettre en œuvre ces mesures n’aient souvent fait preuve de l’insensibilité, l’arbitraire, la brutalité, la stupidité et l’inhumanité (sans parler de l’avidité et de la corruption) que tant de témoignages, d’œuvres littéraires ou cinématographiques ont montré à leur propos, ailleurs en Chine communiste. Peut-on pour autant évoquer un génocide en cours ? Rien de ce qu’on a vu ne va dans ce sens.
Personne ne dénonce de massacre ou de déportations réellement massives sans espoir de retour, les populations ne sont nullement empêchées de se reproduire, elles ne connaissent pas de privations matérielles particulières. S ‘agirait-il alors d’un ethnocide, par lequel on chercherait à détruire l’identité d’un peuple ? L’hypothèse apparaît plus sérieuse, si l’on considère la centralité de l’islam pour beaucoup de Ouighours. Mais la répression anti-religieuse a depuis longtemps frappé partout en Chine, et plus particulièrement la majorité Han, presque totalement privée de lieux de culte (quiconque connaît les grandes villes chinoises sait leur extrême rareté) ; toute pratique religieuse attestée y empêche l’accession à la fonction publique, bien sûr au parti communiste, et par conséquent à tout poste de responsabilité. Par ailleurs, on ne semble pas s’en prendre à d’autres éléments de l’identité ouighoure, par exemple la langue. La Chine Populaire n’a jamais cherché à éteindre aucune de ses soixante nationalités enregistrées. Leurs caractéristiques culturelles propres seraient plutôt mises en valeur, quoique sous une forme expurgée et folklorisée.
Ce qui frappe surtout -on l’a largement évoqué-, c’est la remise en vigueur au Xinjiang des méthodes de gouvernement chères à Mao Zedong, ou à Deng Xiaoping en ce qui concerne le contrôle de la natalité, méthodes qu’on pouvait vers 2016 croire définitivement dépassées: étiquetage de la population et ciblage de catégories entières de suspects, arrestations de masse, planning familial terroriste (alors même qu’il était aboli ailleurs en Chine), contrôle étatique de la main d’œuvre, rééducation idéologique à grande échelle… Cela confirme le tournant néo-maoïste adopté par Xi Jinping, quatre décennies après la mort du Grand Timonier. Les districts ouighours du Xinjiang constituent-ils le laboratoire où sont expérimentées des pratiques susceptibles d’être peu ou prou étendues à l’ensemble de la Chine ? Les extraordinaires abus indissociables de la stratégie Zéro Covid imposée par Beijing en seraient un inquiétant indice. « Mieux vaut dix millions de confinés qu’un contaminé en liberté », telle est la logique de cette politique. Point n’est besoin de chercher au-delà, de mettre en avant telle atrocité baroque (généralement invérifiable), ou telle caractérisation mal étayée. Les faits que nous avons tenté d’exposer sont suffisamment dérangeants, et condamnables.
Jean-Louis Margolin
Etudes d’Adrian Zenz
The Karakax List: Dissecting the Anatomy of Beijing’s Internment Drive in Xinjiang
New Evidence for China’s Political Re-Education Campaign in Xinjiang