Rarement nous avions vu l’auditorium du GEM aussi rempli ! Le succès grandissant du Festival de Géopolitique de Grenoble se ressent vraiment ce matin où Pierre Conesa, professeur à Sciences Politiques Paris, prend la parole sur la thématique du cinéma américain et son rôle dans la construction du récit national et des idéologies américaines, notamment dans son rapport à l’Histoire et à l’Autre.
Ce rôle est d’autant plus marqué que le pays ne connait pas de ministère de l’Éducation Nationale. Cette machine parfaitement huilée est ainsi parvenue, au cours des décennies, à construire des représentations qui perdurent encore de nos jours dans les populations américaines, et même internationales (image des indiens et des cow-boys dans le western). A ce titre la lecture de l’ouvrage de Cécile Gornet, L’écriture de l’histoire au miroir du cinéma, complètera le propos de cette conférence.
Cette force de persuasion se construit à travers la masse des films de mauvaise qualité, produit avec peu de moyens et sans second degré. Mais ceux-ci, largement partagés et visionnés dans la masse de la population, sont parvenus à gagner et changer les représentations.
Ces films portent une idéologie, celle de la destinée manifeste. Elle se traduit d’abord par une conquête et une maitrise du territoire, en y chassant les individus présents. L’autre ne peut être alors qu’un ennemi, un individu barrant la route à la volonté américaine. Nous pouvons ainsi dresser une typologie des « Autres » à travers les productions hollywoodiennes et les époques :
I, « Le noir »
Si l’on pense instantanément aux indiens quand il s’agit de penser l’Autre, le premier concerné reste l’afro-américain. Ainsi, dès le cinéma muet, les films portent des stéréotypes :
- La nounou qui s’exprime mal (Hattie McDaniel, tenant le rôle de Mammie dans Autant en Emporte le Vent et qui se verra refuser l’entrée du cinéma d’Atlanta)
- The Buck : homme noir ne souhaitant que coucher avec une blanche (The green eyed monster)
- L’idiote
- Le noir effrayé (caractéristique des films burlesques).
Lorsqu’un film traite un sujet sérieux (film sur le jazz américain) les noirs sont joués par des blancs grimés.
Hollywood porte aussi un second discours sur les noirs d’Afrique, pensée comme une terre sauvage peuplée de dictateurs sanguinaires. Les blancs vont alors en Afrique sauver des sauvages et leurs modes de vie, porter la civilisation (Tarzan) ou sauver la nature sauvage contre les noirs eux-mêmes (Hatari !)
II, « L’indien »
L’Autre c’est aussi l’amérindien, celui qui occupe une terre où il ne devrait pas être, et sujet de très nombreux westerns (2700 environ). Les stéréotypes sont ici bien définis :
- Demi sauvage donc représenté à demi-nue
- La femme indienne est sexualisée dans une société très prude (femme squaw aux jambes nues, loin des dames à crinoline)
A l’inverse la figure américaine est celle du tireur hors pair, dont l’emblématique John Wayne, et des charges de cavalerie arrivant toujours à temps.
Toute une mythologie se bâtit ainsi, dans la Monument Valley et les films de John Ford, réécrivant l’ensemble de cette période (le génocide amérindien devient une lutte pour la défense des valeurs américaines) est de ses conséquences (les pistes des larmes ne seront traitées que très tardivement par le cinéma).
III, « Le basané »
Une figure supplémentaire de l’Autre, c’est le basané, le mexicain. Les rôles sont clairement définis :
- Le pistolero
- Le mal rasé, aux chevaux gras et au rire sardonique
- La bomba latina qui brise le code Hayes
- Quand le héros mexicain est sympathique, le rôle est tenu par des blancs (Marlon Brando dans Viva Zapata !).
Mais le basané c’est aussi le chef de cartel, cruel et froid (Paradise Lost). Les rôles positifs sont encore une fois joués par des blancs. Le sommet étant l’adaptation de La maison aux esprits, dont les rôles principaux sont tenus par des blanches (Meryl Streep, Winona Ryder), et la seule mexicaine du casting tient le rôle d’une prostituée…
IV, « Le Jaune »
Une figure supplémentaire : le Jaune. Environ 100 films ont été produits sur le sujet. Le Jaune est variable selon l’Histoire : il est d’abord chinois (coolies utilisés pour la construction du chemin de fer) puis japonais, coréen, vietnamien et il redevient chinois. Le Jaune est par nature cruel, sans scrupule (Fu Manchu – La maison des supplices) et attaquant par surprise. Les personnages asiatiques sont grimés sous les traits d’individus simples, petits, les dents en avant et des petites lunettes rondes (Mickey Rooney jouant Mr Yunioshi dans Diamants sur Canapé).
Ces films participent à la construction d’une guerre infiniment plus meurtrière qu’elle ne le fut. De même les discours cinématographiques de ces films ne pensent la guerre que du point de vue étasunien (aucun héros asiatique n’apparait dans aucun de ces films).
V, L’ennemi blanc
Avec la Seconde Guerre Mondiale l’ennemi devient aussi blanc. Il s’agit tout d’abord du nazi, que le cinéma hollywoodien tardera à dénoncer (le premier film à oser cette critique fut Le Dictateur de Chaplin). La dénonciation du communisme deviendra porteur avec le mac carthysme (I married a communist). Les films d’espionnage durant la Guerre Froide seront aussi employés pour attaquer et dénoncer les pratiques gouvernementales (La mort aux trousses), et notamment la CIA à partir des années 1970.
VI, Le frenchie
Le frenchie est une figure variant selon les époques. C’est d’abord un homme héroïque (fascination des États-Unis pour la Légion Étrangère) à l’image du film Morocco avec Dietrich et Gable. Mais le frenchie est aussi un collaborateur (Casablanca). Au moment où De Gaulle parviendra au pouvoir, le discours change : la France est vue comme étant sous influence communiste (Topaz). Le déchainement de haine culminera dans les années 2000 et la guerre d’Irak (french bashing).
VII, Le dernier avatar de l’Autre : l’arabo-irano-musulman
Quel est donc le dernier ennemi d’Hollywood ? L’arabo-irano-musulman, nouveau bad guy. Une vision largement teintée d’orientalisme (harem, cruauté comme dans Sinbad le marin, chameau et danse du ventre) en dépit du code Hayes. Là encore les rôles positifs sont joués par des blancs : Abu Bakr joué par Anthony Quinn dans Le Message.
Le méchant arabo-irano-musulman est néanmoins idiot (terroriste libyen de Retour vers le futur ou Salim Abu Aziz de True Lies).
American Sniper est à ce titre un modèle du film stéréotypé. Le film aborde la vie de Chris Kyle, sniper américain ayant effectué 4 campagnes en Irak et détenant le record du plus grand nombre de victimes sur place. Dépeint comme des individus au mieux inconscients de la chance de bénéficier de l’aide américaine, au pire comme des tortionnaires d’enfants, les irakiens font l’objet d’un traitement caricatural, perçu la plus grande partie du film à travers la lunette du héros américain. De même la partie la plus importante de la vie de Chris Kyle, c’est-à-dire sa mort, tué par un ancien combattant victime de syndrome post-traumatique, n’est pas abordée. Le discours est calibré : on célèbre l’héroïsme et la grandeur sans aborder le traumatisme de la guerre (le plus grand héros américain de la seconde guerre mondiale, Audie Murphy, qui fera une petite carrière dans le cinéma notamment dans l’enfer des hommes finira sa vie dans un asile psychiatrique).
Quel que soit les films abordés, nous avons donc la même figure du héros qui se réactualise : le héros jacksonien, qui va de John Wayne jusqu’à Stallone en passant par Chuck Norris.
Conclusion :
Le rôle que joue Hollywood est très particulier car il bâtit le récit national. Une extraordinaire capacité à créer cette mythologie, nous faisant avaler l’inverse de la réalité, œuvre dans un seul but : unir la population dans la peur et la haine raciale d’un Autre variant selon les époques. Ceci dans un contexte d’exagération de la menace et la dépersonnalisation du combattant adverse, mais couronné par une victoire.
L’identité nationale américaine est une espèce de virginité constamment renouvelée : et c’est le rôle d’Hollywood de renouveler cette identité.