Il arrive que deux rédacteurs de la Cliothèque aient à recenser le même ouvrage… Jérôme Ponsen a d’abord proposé une remarquable synthèse de ce dictionnaire en direction des enseignants et des candidats aux concours du professorat d’histoire-géographie dont je vous recommande la lecture ici :
https://clio-cr.clionautes.org/la-mondialisation-en-question-1000-articles-pour-comprendre.html
On pourra se référer en outre aux nombreuses parutions de ces dernières années recensées sur le site des Clionautes à propos de la mondialisation :
https://clio-cr.clionautes.org/?s=dictionnaire+mondialisation
Nous avions d’ailleurs déjà eu l’occasion de dire à propos d’autres thématiques combien nous appréciions cette forme éditoriale en tant que praticiens de terrain :
Je me propose donc pour Clio-geek, de commenter quelques articles plus spécifiquement axés sur les rapports entre culture et mondialisation. Ces entrées pourront être utilisées pédagogiquement soit en collège en HG, soit en spécialisation HGGSP au lycée ou encore en EMC (Education Morale et Civique, notamment pour les entrées relatives à la « face sombre » de la mondialisation.
La mondialisation s’étend au 4e monde, pour reprendre la terminologie en vigueur dans le monde militaire : on trouvera donc l’entrée « Cyberespace » qui rappelle que ce néologisme est apparu dans les années 80 en liaison avec le développement d’internet.
La constitution d’un réseau regroupant progressivement les ordinateurs du monde selon une gradation partie à la fois de l’armée, des universités et de la contre-culture hippie aux Etats-Unis, se répand ensuite dans les foyers américains au fur et à mesure de leur équipement en matériel informatique. Parallèlement, le cyberespace s’étend aux autres pays, d’abord les développés, puis les pays en développement et après la Guerre froide, l’ex-espace communiste. L’extension a depuis gagné le continent africain notamment en sautant l’étape « ordinateur » avec la généralisation dans des pays comme l’Ethiopie ou le Kenya des transactions commerciales et paiements via les mobiles.
L’article note que « si internet contribue bien à donner sa cohérence au Monde (…), le réseau qui le constitue (…) ne fait pas disparaître les distances matérielles et symboliques des territoires. ». La métaphore spatiale de l’expansion-contraction s’applique en effet au cyber sous les effets des mouvements géopolitiques à l’oeuvre : fin de l’hyper-puissance américaine contestée par des multipolarités régionales revendiquant un nationalisme fort (Russie, Chine, Inde, Iran entre autres), s’étendant au numérique avec la constitution de « murs » avec des logiques industrielles et technologiques alternatives au modèle initial développé par les Etats-Unis et mondialisé (ICANN).
Du nationalisme agressif à la cyberguerre, il n’y a qu’un pas qui a été franchi, trop récemment certainement pour que le dictionnaire l’évoque…
La mondialisation a généré une production fictionnelle abondante, que les auteurs abordent avec plusieurs entrées originales…
Le dictionnaire propose deux exemples d’adaptations réussies aux phases historiques de la mondialisation avec les entrées « Super héros » et « James Bond » :
Le super héros, personnage de fiction cinématographique issu des comics largement diffusés dans la jeunesse et les couches populaires américaines depuis la fin des années 30 avec Superman ou Batman, réactive le mythe antique de la créature à forme humaine mais dotée de pouvoirs réservés au Dieux, dans un monde globalisé qui échappe à la maîtrise des humains. Il est symptomatique que le cinéma ait repris leurs sagas après la fin des années 90 et le 11-Septembre. Personnifiant la lutte du Bien contre le Mal, ces demi-dieux sont eux-mêmes en proie au doute, combattant un ennemi mal identifié derrière un masque (le Joker, le Pingouin) qui cristallise les peurs collectives et l’insécurité dans la ville ou dans le monde entier.
James Bond, lui par son côté gentleman, rompu aux codes de la upper-class britannique ayant fourni les cadres dirigeants de l’Empire, fait le lien avec la mondialisation britannique déjà passée et celle de l’Amérique triomphante des nazis puis des communistes. Bien que le personnage ait dû s’adapter à une mondialisation moins glorieuse avec la personnalité plus sombre de Daniel Craig, on a avec James Bond un élément-clé du soft power britannique, personnage à l’aise avec la mondialisation et ses réseaux tout en étant fortement enraciné dans son pays d’origine.
Là aussi, la phase actuelle de multipolarisation de la mondialisation produit ses effets : d’abord repris et appropriés dans la plupart des régions du monde et participant à une acculturation globalisée, les super héros doivent faire de la place à des personnages nouveaux apparaissent comme emblématiques d’espaces restés jusqu’ici en marge comme « Black Panther », super héros Africain-Américain dont le film remporte un immense succès en Afrique noire.
Le dictionnaire consacre l’un de ses longs articles à la « Pop culture », un choix éditorial amplement justifié : si le terme désigne au départ la sous-culture du peuple par rapport à celle des élites américaines, son acceptation actuelle évoque une culture de masse mondialisée telle le jeu vidéo, la musique pop et le cinéma hollywoodien à la fois modèle et facteur d’alternatives : si les productions de Bollywood (Bombay, Inde) dépassent en volume le nombre de productions US, ses codes culturels spécifiques les cantonnent au Sous-continent. La montée en puissance de Nollywood (Lagos, Nigeria) s’adresse à l’Afrique anglophone mais aussi aux voisins francophones et symbolise la créativité culturelle intense et bouillonnante de Lagos et de ses habitants portée par l’immense romancière Chimamanda Ngozi Adichie ou Wizkid, musicien africain de l’année, stars dans leur continent, que les États-Unis et l’Europe s’arrachent…
La production d’une culture de masse est liée à une population qui accède en nombre à l’instruction à partir de la fin du XIXe siècle, et qui devient consommatrice de médias à portée nationale puis mondiale (presse écrite, radio, télévision, réseaux internet). Cette évolution quantitative ne peut néanmoins à elle seule expliquer la diffusion de la pop culture. C’est sa rencontre déterminante avec les mouvements de contestation de la jeunesse occidentale symbolisée par plusieurs générations de rebelles à une société accédant massivement à la prospérité mais qu’ils jugent sclérosée.
Le Rock’n’Roll, les Beatles et les Stones, Dylan et James Dean, Woodstock et la filmographie sur la guerre du Vietnam symbolisent parmi tant d’autres une cristallisation culturelle dont les effets se sont fait sentir bien au delà de l’Occident initial.
Les Beatles auront peut-être les premiers représenté cette mondialisation culturelle par leurs concerts et leurs ventes de disques planétaires. Si leur musique plonge ses racines à la fois dans la musique noire américaine et dans la tradition des « songs » anglais, c’est surtout par leur style qu’ils fascinent les jeunes générations de tous lieux qui cherchent à imiter leur look et leurs attitudes et s’emparent de leurs idées en rupture avec celles des générations précédentes.
La pop culture est également indissociable du pop art qui rompt avec les canons de l’oeuvre d’art depuis la Renaissance. Andy Warhol, en reproduisant des séries d’objets de consommation (la boite de soupe Campbell ) ou de symboles « pop » (le portrait de Marylin Monroe) met en évidence la porosité des objets culturels avec ceux du quotidien, brouillant ainsi la vision quasi-religieuse d’une (grande) culture réservée à une élite éduquée.
Inversement, la pop culture peut être vue et rejetée comme un élément dominant de l’Occident anglo-saxon, hégémonique et destructeur de cultures différentes. Des pays s’y opposent à des degrés divers : la France, toujours soucieuse de contrer une hégémonie culturelle qu’elle considère comme une dangereuse concurrente pour son rayonnement, a pu limiter par des quotas la musique anglo-saxonne ou défendre par une politique d’avance sur recette son cinéma national face aux blockbusters US. L’Amérique latine est périodiquement vent debout contre la gringo culture ; de plus en plus la revendication d’autonomie culturelle se mêle aux volontés de protection identitaire de pays ou d’espaces régionaux qui se considèrent comme en droit de lutter contre une mondialisation qualifiée d’uniformisante.
A la mondialisation longtemps qualifiée et admise comme « heureuse », répond sa face sombre. En opposition à la mondialisation culturelle comme progrès, l’entrée « Cyberpunk » caractérise un monde marqué par un profond pessimisme quant au progrès technologique et à une issue « kantienne » de l’histoire.
Le Japon impérial, mis à genoux par les 2 bombes atomiques jamais utilisées sur des populations connaît dans les années 50-80 une ascension économique et technologique fulgurante qui le conduit au sommet de la hiérarchie mondiale. En 1982, À Sony (« Vous en avez rêvé, Sony l’a fait ») un manga de Katsuhiro Otomō, « Akira » répond par un récit décrivant un Tokyo post-apocalyptique détruit par la 3e guerre mondiale et dans lequel survivent des bandes de jeunes motards désoeuvrés devenant révolutionnaires en lutte contre un État oppressif.
Accolant au préfixe cyber le mot punk du « no future » des groupes (Sex Pistols, Clash) ayant mis fin à l’illusion révolutionnaire portée par le Rock, la Science-Fiction cyberpunk associe un monde souterrain où survivent les rebuts et autres outlaws d’un empire planétaire ou galactique dépositaire du Bien. « Blade Runner », « Total Recall » incarnent au cinéma des univers déglingués et sombres dans lequel le happy end n’est plus de mise. L’auteur de l’article fait remarquer à juste titre que les hackers y ont fait leur place en apparaissant comme les seuls capables par leur expertise technologique de contrecarrer le bonheur totalitaire de ceux d’en-haut.
On mesure alors ce que le genre du cyberpunk doit à George Orwell et combien « 1984 » était prémonitoire d’une société – y compris démocratique – disposant d’outils de surveillance à même de contrôler faits et gestes de tous.
Big Brother avait retenti comme un avertissement face aux totalitarismes vaincus (nazisme et fascisme) et triomphant (communisme). On s’aperçut moins en Europe qu’il avait eu outre-Atlantique une autre résonance, dans une Amérique qui restait marquée par la méfiance culturelle envers un Etat fédéral soupçonné ou accusé de cacher un gouvernement secret et manipulateur.
La mondialisation face aux théories du complot
Le thème 4 du programme de spécialité HGGSP 1ère est intitulé « S’informer : un regard critique sur les sources des modes de communication » et son objet de travail conclusif, « Les théories du complot : comment trouvent-elles une nouvelle jeunesse sur Internet ? ». De quoi nourrir la réflexion des collègues…
Nombre d’entre-nous avions adoré les sketches des Guignols de l’Info mettant en scène M. Sylvestre de la World Company qui a droit à son entrée dans ce dictionnaire.
A bon droit, car la satire corrosive d’une société mondiale dirigeant le monde avec cynisme rejoignait une critique ancienne du capitalisme entrepreneurial (« les 200 familles » des années 30 en France) réactivée par sa financiarisation dirigée des Etats-Unis.
L’entrée « Théories du complot » pose aux démocraties des questions autrement plus inquiétantes que le droit de se moquer des travers réels ou supposés de la société. Là comme ailleurs le cinéma et les séries s’emparent du thème en brouillant les cartes : « Mr Robot » nous emmène avec son héros halluciné dans un tourbillon de doutes sur notre capacité à défendre notre liberté personnelle.
J’emprunte ici à ma collègue Cécile Dunouhaud, docteure en histoire contemporaine et spécialiste des questions complotistes pour les Clionautes, sa présentation pour une table ronde au festival de géopolitique de Grenoble de mars 2020 :
« Depuis environ cinq ans, le phénomène complotiste, considéré comme faisant partie d’un certain folklore minoritaire est devenu particulièrement visible et médiatique, et pose désormais de sérieuses questions de société à nos démocratie. La fondation Jean-Jaurès y consacre d’ailleurs désormais tous les ans un sondage afin de tenter de cerner le phénomène.
Le complotisme est un phénomène ancien, rattaché principalement à l’extrême-droite avec ses mythes célèbres tels « Les Protocoles des Sages de Sion » publiés en 1903. Après 1945 aux Etats-Unis les théories du complot retrouvent vigueur avec la Guerre froide et la menace communiste.
Elles exploitent de nouveaux angles comme le Moon Hoax via la contre-culture américaine, mais restent des opinions minoritaires. Le tournant s’opère au début des années 2000 avec la conjugaison de deux éléments : les attentats du 11 septembre, puis l’émergence d’Internet comme outil de communication mondial pour le grand public. Ce dernier a vu s’ouvrir à lui un espace d’expression permettant la diffusion du meilleur comme du pire à tel point que les théories complotistes sont maintenant vues comme un phénomène mainstream (cf. Hugo Leal, chercheur à l’Université de Cambridge).
Adultes comme adolescents sont tentés d’y céder au nom du relativisme critique et par le biais d’acrobaties pseudo-scientifiques assénées avec aplomb. Parallèlement, la diffusion d’outils numériques gratuits et simples d’utilisation permet à tout un chacun de pouvoir diffuser ses propres opinions sans méthode critique, ce qui a pour effet de renforcer l’opposition voire la franche hostilité aux médias classiques (journaux, TV, radios…) au bénéfice de supports proposés par Internet tels que ceux des réseaux sociaux. Dès lors se pose la question du rapport à l’information, ce dernier se construisant dès l’adolescence.
L’éducation nationale et les médias ont pris récemment conscience de l’importance du phénomène et se proposent d’éclairer les jeunes générations sur le complotisme. Très vite, lors de l’élaboration des nouveaux programmes, des spécialistes ont été consultés par le Conseil Supérieur des Programmes en vue d’intégrer cette question. Reste à savoir ce que pourront en faire les enseignants concernés et quelles formations pourront leur permettre de faire face. »
Pour conclure provisoirement, tant ce dictionnaire recèle de richesses, on ne pourra qu’inciter les enseignants à en doter leur centre de documentation. Car d’autres domaines comme le sport mondialisé, avec les entrées « Football » ou « Jeux Olympiques » mériteraient une place à part, tant ils sont aujourd’hui indissociables du phénomène. Dernier exemple, la Coupe du monde de rugby qui vient de se dérouler au Japon, l’Asie devenant la nouvelle terre de conquête pour l’International Rugby Board. Bien que ce sport anglo-saxon se soit implanté dans ce pays dès le début de l’ère Meiji avec le retour d’étudiants japonais d’Europe, ses règles assez obscures pour le profane n’avaient guère fait d’émules dans le grand public. Avec cette édition 2020, ce sont près de 60 millions de téléspectateurs du pays du Soleil Levant qui ont assisté enthousiastes à la qualification de leur pays pour les 1/4 de finale, record absolu de fréquentation nationale pour ce sport…
Une mondialisation en question, oui, mais qui continue à se diffuser, également là où on ne l’attendait pas…