Depuis des siècles, les murs et les trottoirs portugais absorbent et reflètent une partie de la créativité du pays. Il s’agit de formes patrimoniales comme les azulejos ou le calçada à portuguesa, l’art de composer à l’aide de petits blocs de calcaire et de basalte des motifs sur les trottoirs. Les formes contemporaines ne sont pas en reste à travers les fresques politiques, le street art ou les peintures murales de la marina d’Horta. Ils font de la ville portugaise un musée à ciel ouvert.

Intervenants :

Sylvain Allemand, journaliste, anime la table ronde.
André Carmo, géographe, professeur-assistant à Evora. Il porte son attention sur les formes urbaines et ses mutations. Son propos est traduit par Hélène « en consécutif ».
Michel Chandeigne, éditeur. Il a été professeur de sciences naturelles. Il découvre Lisbonne en 1982, dont il est séduit par la beauté XIXe de la ville. Il crée en 1992 sa maison d’édition.

Sylvain Allemand précise que Louis Marrou, géographe et professeur à l’université de La Rochelle, est à l’initiative de cette table ronde.
Pour débuter le propos, le modérateur évoque un souvenir dans les rues de Lisbonne en observant les pavés, la calçada à portuguesa (la chaussée à la portugaise), cet art du pavement.

L’art du pavement à Lisbonne

Un premier visuel présente les deux pavements de base, de 4 x 5 cm, l’un en calcaire blanc et l’autre en basalte noir (métamorphique, proche du marbre). Ce principe de pavement remonte au XVe siècle, sous le roi Dom Manuel. Au départ, il n’y avait pas d’homogénéité.

Différents motifs en mosaïque sont projetés au public.

En 1848 est réalisé le pavement de la grande place du Rossio à Lisbonne.
Cliché : © Eric Joly

Même les plaques d’égout sont faîtes de cette manière.
Une cinquantaine d’ouvriers s’occupe de l’entretien de ces chaussées.
Une formation spécifique est dispensée pour apprendre la taille et l’agencement.
La lumière produit des scintillements, des reflets différents selon la pluie, le soleil. Au contact de cet art du pavement, Michel Chandeigne exprime une sensation physique de la marche… et n’hésite pas à parler de sensualité de la marche.

Sylvain Allemand : Mais qu’en est-il de cette sensation pour une femme avec des talons ?
Michel Chandeigne : Certes on peut se plaindre pour des raisons de sécurité…
André Carmo : Un compromis entre valeurs esthétique et patrimoniale et les questions sécuritaires est désormais recherché.

Michel Chandeigne : La beauté et la lumière de Lisbonne vient des trottoirs. L’expérience d’une marche à Lisbonne est extraordinaire. Elle permet de retrouver le contact avec la terre. Dans les interstices des chaussées dégradées, la nature reprend parfois ses droits. On est aussi ébloui par les murs, couvert par des azulejos.

Art urbain à Lisbonne : de la peinture murale politique au street art

Quelques interventions urbaines à Lisbonne de l’artiste Vhils sont projetées au public.

Double hommage au fado (avec le visage de la diva Amalia Rodrigues) et aux artisans paveurs, place de la rue de Sao Tomé dans le quartier populaire de l’Alfama.

André Carmo : En 2008, la mairie de Lisbonne institutionnalise l’art urbain. Le street art est présenté aujourd’hui de manière très syncrétique. On perçoit une ouverture à une nouvelle forme d’expression culturelle. Les interventions urbaines sont valorisées, et deviennent légitimes. Une exposition (à partir de juin 2022), « The World of Banksy » est organisée, autour de répliques de ses œuvres les plus connues. [Il semblerait que l’artiste n’est pas donné son accord].
Perçu désormais de manière positive, le street art s’invite dans le paysage urbain.
Des investissements financiers sont engagés pour accueillir des artistes en résidences.
Déjà en 1974, la rue s’était remplie de couleur avec la révolution des Œillets.

Une peinture murale réalisée en 1977, qui n’existe plus aujourd’hui, est représentative de l’éclosion de cette forme d’art à Lisbonne, dans un contexte révolutionnaire, libérée de la censure. Cette image à message politique met à l’honneur le parti populaire de gauche, communiste, le PCTP-MRPP (Partido Comunista dos Trabalhadores Portugueses – Movimento Reorganizativo do Partido do Proletariado), avec ses couleurs caractéristiques, jaune et rouge. Ce parti a travaillé par ailleurs avec une élite bourgeoise, ce qui explique la qualité esthétique supérieure.
Après cette période d’intense créativité, un ralentissement s’observe ensuite. Puis l’émergence de la première scène graffiti portugaise apparaît à la fin des années 80.

Nuno Reis aka, « Nomen » (1974-2022) a été un pionnier du graffiti portugais. Cette fresque de 2012 montre Angela Merkel, et les premiers ministres portugais et espagnol de l’époque, présentés comme des marionnettes de la « Troïka ». Cette composition donne à voir une incursion de la satire politique dans l’art urbain.

« 1974-2014, 40 Anos 40 Murais ». António Alves a commencé son activité politique et artistique dans le parti populaire. Située dans le quartier d’Alcântara, son œuvre célèbre les 40 ans de la révolution des Œillets du 25 avril 1974. Cette fresque offre une vision conservatrice et patrimoniale.
Par ailleurs, cette œuvre questionne la politisation de l’art mural. On assiste à la neutralisation du discours politique avec l’uniformisation de l’art urbain.

48 artistes pour les 48 ans de l’événement. Cette opération s’inscrit dans une programmation des commémorations à l’approche des 50 ans.

Œuvre symbolique dans la cité Quinta do Mocho. Il s’agit d’un quartier en périphérie, qualifié de « quartier monde », où vivent des populations afro-descendantes. Les habitants ont été invités à investir les murs. La fresque de Nomen (2014), intitulée « La Métamorphose », représente une jeune femme noire qui enlève son visage de femme blanche…
Cela a donné lieu à un circuit touristique. L’appareil commercial s’est développé. Un arrêt bus a été installé. Ainsi l’art peut tenter de faire lever les barrières socio-spatiales.

« Enfant dessinant », œuvre réalisée dans la cité Quinta do Mocho.

Œuvre de Caterina Monteiro alias Glam (2014) qui figure un arbre cyclope surmonté d’un hibou. André Carmo propose d’y voir une référence à la culture hip hop (ou bling bling) avec la chaîne ou collier.


Œuvre de Gonzalo Borondo.

Œuvre de Vhils qui rend hommage à l’ensemble des différents personnels du centre hospitalier universitaire São João de Porto. La composition, côte à côte des visages, tend à symboliser non seulement le concept de première ligne, mais aussi la coopération et le travail d’équipe. Un tel graffiti renvoie à l’espace social et culturel du territoire urbain.
Sylvain Allemand s’interroge sur le fait que ce genre de graffiti, avec une charge politique, constitue des « signaux faibles ».

André Carmo qualifie d’« ethnographique » sa démarche scientifique. Il conclue son propos sur la clandestinité des artistes qui semble moins évidente et en recul, car les œuvres circulent dorénavant entre la rue et les galeries. Certains graffeurs ne sont plus dans une posture marginale, puisqu’ils sont désormais autorisés à intervenir dans l’espace urbain.
L’art urbain paraît de plus en plus iconoclaste.