Faut-il déboulonner les statues ? Ou plutôt pourquoi déboulonner des statues ? Ces actes sont le symptôme d’un malaise mémoriel. Comment replacer cette actualité dans la longue histoire de l’iconoclasme ?
Le reste de ce compte-rendu, afin de rendre le plus finement possible la pensée des chercheurs présents, prendra la forme d’un verbatim. Une table ronde de haut vol est réunie ce jour autour d’une question d’actualité qui tient à l’Histoire.
Intervenants
Antoine De BAECQUE : Modérateur
Emmanuel FUREIX : Professeur d’histoire contemporaine à Paris Est. A publié La France des larmes et Iconoclasme et Révolution
Anne LAFONT : Directrice à l’EHESS sur l’histoire de l’art et la créolité. A publié L’art et la race
Maurice SARTRE : Professeur émérite d’Histoire ancienne à l’université de Tours.
Ma première question partira de ces événements récents autour des déboulonnages de statues. Comment avez-vous réagi à ceux-ci ? Comment pouvez vous les mettre en parallèle de vos recherches ?
Anne Lafont (AL) : Je travaille depuis la perspective de l’histoire de l’art. Nous pouvons rattacher les déboulonnages à des appels de prise de conscience sur des pans relativement ignorés de l’histoire, tout en conservant une certaine forme artistique (actions filmées, scénarisées parfois). Si on inscrit ces pratiques dans une approche performative depuis les années 1970, nous y voyons ce double rapport.
Prenons des actions concrètes et récentes. La mise à bas des statues de Schoelcher au mois de mai, quelques jours après la mort de Georges Floyd, est une manière pour ces Martiniquais de rappeler la métropole à sa responsabilité. Il y a une nécessité de ne pas confondre tous ces gestes, de les réinscrire dans des perspectives artistiques.
Emmanuel Fureix (EF) : Mon point de vue d’historien ayant travaillé sur des actions analogues au XIXème siècle est celui d’un homme familier avec ces gestes récurrents qui croient dans la puissance de l’image. L’acharnement va permettre l’émergence d’un monde meilleur
Une vague mondiale de déboulonnage de statues
Mais derrière cette familiarité, il y a aussi une étrangeté, de l’inédit issu de la circulation extrêmement rapide des informations, touchant des sociétés que l’on imagine pourtant « protégées » par ces problématiques (déboulonnage d’une statue de missionnaire au Groenland). Certains monuments ont des effets de pouvoir. Agir sur eux ,c’est agir sur des leviers de domination cachés. Ces actes doivent nous ouvrir les yeux sur des conflits mémoriels et sociaux et amener le débat. Ces mouvements, par delà la question de la destruction, ont un effet de dévoilement très passionnant.
Maurice Sartre (MS) : Déboulonner les statues est un symbole, mais le mouvement est plus large et s’attaque à bien d’autres choses que les statues (noms, plaques de rue). Pour l’historien que je suis, cela n’a rien de nouveau. Cette pratique existe depuis l’Antiquité sous des formes diverses. Le Sénat romain décidait de l’apothéose des empereurs ou non. L’effacement de la mémoire a un effet bien précis : celui de d’effacer le nom de ces individus.
Ce qui pose problème c’est qu’entre la réaction politique et l’historien, il y a forcément contradiction. Ce que montre ce débat qui dure depuis un an, c’est que des sujets que l’on pensait froids ne le sont pas (citons le cas de Colbert). Je pense qu’il y a là un problème réel que l’historien doit affronter. Le déboulonnage ne pose pas de soucis en soi à l’historien. Il est par nature révisionniste au sens où il révise son jugement en permanence. Le souci tient dans le jugement de valeur selon notre propre morale et nos critères : c’est l’anachronisme. La solution se situe surement sur un entre-deux. Cesser la reconnaissance publique des individus représentés sur une forme statuaire tout en prenant le temps de reconsidérer l’action de ces personnes. Une pratique complexe.
Prenons quelques cas historiques de déboulonnages pour essayer de faire le lien entre le passé et le présent
AL : Je voudrais revenir sur la question de l’anachronisme évoquée juste avant. Si je suis d’accord avec le besoin de contextualiser ces hommes et femmes, mais n’oublions pas que les monuments sont patrimonialisés. Ils ont un objectif ; celui d’agir sur notre temps, d’où le besoin de les réévaluer régulièrement.
Pour revenir à votre question plus directement, j’aimerais faire parallèle entre ces actes de vandalisme et la création des musées. C’est durant la période révolutionnaire que Lenoir décide de conserver les insignes royaux sujets à la destruction à son époque et crée en 1795 le Musée des Monuments Français. Le musée est une réponse à l’offense faite à l’objet d’art.
Une statue est anachronique
EF : Je reviendrai aussi sur l’anachronisme qui est le péché mortel de l’historien. Les statues ne sont pas des livres d’histoire mais des choix et des valeurs que l’on cherche à honorer pour le présent. En soi, la statue est donc anachronique. Ce que nous révèle les conflits d’aujourd’hui, c’est que les valeurs qui dominaient au XIXème siècle (la croyance dans le Grand Homme qui plie le monde à sa volonté) ont évolué depuis. L’homme digne d’être célébré n’est plus le même (le héros et la victime est davantage honoré aujourd’hui).
Pour la deuxième question : voir des échos entre les querelles du passé et du présent, je vais poursuivre sur le XIXème siècle qui a cherché à se protéger du vandalisme révolutionnaire. L’iconoclasme devient plus ciblé, sur des signes ou des micro signes, en s’attaquant surtout aux souverains déchus. Mais nous avons aussi des controverses sur des traumatismes et des mémoires blessantes. A l’époque, il s’agit de la mémoire révolutionnaire. Nous pouvons évoquer ici la chapelle expiatoire bâtie sur le lieu d’exécution de Marie Antoinette et Louis XVI. Les révolutionnaires, qui percevaient ce bâtiment comme une insulte à la révolution, ont émis un décret pour la détruire durant la Commune, mais cela ne sera pas mené à bien.
MS : De fait une statue peut être la représentation d’un grand homme et une œuvre d’art. Les objets ont une histoire qui est nécessairement plus complexe que le simple jugement de valeur sur l’individu même. Dès l’Antiquité, au moment où le christianisme l’emporte sur le paganisme, des chrétiens enterrent et protègent des statues païennes des actes de vandalisme. L’un des problèmes de ces choix de la destruction est la dérive vers la destruction totale.
Le cas de Daesh
Nous avons un exemple tout récent avec Daesh ayant souhaité détruire toutes les traces archéologiques de Syrie à Palmyre ou Mossoul. Quand Daesh fait sauter le temple de Bel en août 2015 ils font sauter un temple de l’idolâtrie à leurs yeux. Pourtant ce bâtiment a servi de temple païen pendant 4 siècles. Pendant 10 siècles, il a servi de mosquées. D’où la nécessité de prendre du recul et d’avoir une lecture modérée. On peut étendre cette réflexion à bien d’autres domaines, au delà de la question religieuse ici. Il faut arriver à prendre du recul. S’il est légitime de ne pas célébrer publiquement certains individus, il faut faire attention à la destruction totale.
AL : Un autre exemple me parait intéressant car il est contemporain : l’enseigne « Au nègre joyeux » présente sur la place du Contrescarpe (Vème arrondissement) jusqu’en 2018. Cet enseigne a fait l’objet de débats et de nombreux actes de vandalisme, de la part de groupes jugeant cette image offensante. En effet une image n’est jamais seule. Elle s’inscrit toujours dans un cadre culturel et symbolique plus large et global. Il a été décidé, après des négociations entre les habitants du quartier et les associations noires, de retirer cette enseigne et la mettre au musée Carnavalet. C’est une forme de négociation qui illustre une forme de civilité je trouve.
Pour revenir sur l’exemple de Daesh : l’anticipation dont nous faisons preuve en Europe montre la dynamique démocratique de nos sociétés et nous distingue de toute dérive de ce type.
Statues et « grands hommes »
EF : Je suis tout à fait d’accord avec l’idée de distinguer la question des grands hommes et la question des statues. En effet la plupart des hommes du XIXème siècle étaient misogynes, antisémites, racistes… Il ne s’agit pas d’abattre ces personnes. Mais si nous observons à l’échelle métropolitaine ces questions de vandalisme, on remarquera qu’aucune statue n’a été déboulonnée ces derniers mois.
Re-déplaçons la discussion sur la statue comme discours : elle porte une vision du monde par sa posture, son piédestal, son érection, sa devise, son commanditaire. A l’échelle locale, mesurons l’effet d’une statue sur l’espace où elle s’implante. Il ne s’agit pas de partir avec une liste et dresser un tribunal de l’histoire. Il s’agit de trouver des solutions concrètes pour donner place à des mémoires plurielles, au prix de certains effacements certes, mais pas que.
MS : Emmanuel vient de donner une des pistes essentielles, afin de sortir du débat par le haut. Les statues ne sont pas univoques. L’une des premières solutions passe par l’éducation et la lecture du statuaire. C’est, à mon sens, l’un des seuls moyens pour réconcilier des mémoires légitimes et l’histoire, tout en évitant les jugements de valeur.
Déboulonner le passé mais quid du présent ?
MS: La deuxième chose que je voudrais dire c’est que je crains que dans le mouvement de déboulonnage, se cache un moyen de détourner les yeux des vrais problèmes du temps. On peut afficher le caractère colonialiste de Colbert. Mais il demeure encore une pratique de l’esclavage dans le monde. Ne nous détournons pas des problèmes de notre temps.
AL : On n’a pas du tout parler de l’articulation de ces questions avec George Floyd. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un débat superficiel sur le symbole seulement. Je crois, au contraire, que l’efficacité de l’art continue de nous atteindre et à faire de nos relations sociales des choses plus ou moins fluides ou acceptées. En s’attaquant au symbole, on prend conscience qu’il y a des histoires à prendre en compte. Cela n’est pas si superficiel que cela.
A partir de ce qui s’est passé ces derniers mois, comment peut-on aujourd’hui faire de l’histoire, construire un autre espace public qui apaiserait ces débats ?
EF : La question est immense et me vient à l’esprit le mot d’espace commun. Comment le construire en faisant la part à des mémoires par nature conflictuelles ? Les formes de représentations doivent sûrement évoluer. La statue équestre est anachronique selon moi. Il ne serait pas pertinent de statufier Toussaint Louverture selon moi sous la forme d’un général à cheval. Dans ce domaine le street art est intéressant.
Je déplacerai la question de la blessure mémorielle à la question de la représentation, via la symbolique (les grands hommes et femmes) mais aussi une mémoire descriptive (des gens du quotidien). Ceci pose d’ailleurs la question de la représentation et de l’imaginaire (7% des statues représentent des femmes, et une très grande majorité sont des statues de Jeanne d’Arc).
Quels enjeux contemporains ?
MS : Effectivement le statuaire équestre est passé de mode. Il est probable que notre époque est davantage tournée vers le collectif et le symbolique. Statufier les individus est devenu moins habituel, et peut-être que c’est mieux ainsi. Nous devrions ainsi travailler sur les déséquilibres et les défauts de représentation (place des femmes). Nous devons également sortir de l’anonymat des individus en lutte contre les formes de discriminations. C’est le travail des historiens, charge ensuite au politique de s’en emparer. C’est la tâche de notre époque de mettre en lumière le poids du collectif.
AL : Une chose qui me vient à l’esprit, c’est le timbre émis cette année reprenant le portrait présumé de Madeleine sur la mémoire de l’esclavage. C’est une initiative qui permet de disséminer une image qui reprend, par son ancienneté, la figure de la Marianne.
Un bon exemple de ce qui a été réussi : c’est l’exposition en question. Le fait même de retrouver les noms de ces esclaves pour se raccorder à ses histoires anciennes n’est pas une perte mais un ajout.
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