Cette table-ronde se propose d’examiner en Occident sur la longue durée l’évolution de la façon dont les vivants prennent soin de « leurs » morts, quels devoirs et quels gestes ils ont envers eux, quelle place ils leur accordent. Si la mort est un invariant, les régimes funéraires se sont en effet succédé depuis l’Antiquité, entrecoupés de périodes de transition. Ces régimes diffèrent par les modalités de traitement des corps, le choix des lieux de sépulture, le déroulement et les acteurs des obsèques, les façons dont les vivants concevaient d’aider ou d’honorer les disparus. Doit-on brûler ou enterrer les morts ? Comment se soucier de leur âme et de leur corps ? Les cimetières tels que nous les connaissons ont-ils toujours existé ? Le soin des morts passe-t-il par des médiateurs -professionnels ou institutions- ou par les proches ? Enfin, qu’en est-il aujourd’hui : sommes-nous en train de vivre une nouvelle transition funéraire qui déconstruit les pratiques fixées depuis le XIXe siècle ?
Intervenants
Modératrice : Anne Carol, Professeur Université d’Aix-Marseille.Anne Carol est membre de l’UMR 7303 Telemme AMU-CNRS et membre associé du Centre Alexandre Koyré. Elle est l’auteur de La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique (Millon, 2022), Au pied de l’échafaud. Une histoire sensible de l’exécution (Belin, 2017), L’embaumement. Une passion romantique, France XIXe siècle (Champ Vallon, 2015). Avec R. Bertrand (dir.), Aux origines des cimetières contemporains, PUP, 2016
Intervenants :
Guillaume Cuchet, Historien et Professeur d’Histoire contemporaine.
Régis Bertrand, Professeur émérite d’Histoire moderne à l’Université d’Aix-Marseille
Michel Lauwers, Professeur d’Histoire du Moyen-Age CNRS,
Reine-Marie Bérard, Chargée de recherches au CNRS, Université d’Aix-Marseille
L’enjeu de la table ronde est de taille. Il s’agit d’évoquer de l’Antiquité à nos jours comment l’on prend soin des morts en s’appuyant notamment sur les différents régimes funéraires de l’Histoire. Cette question vaste invite à s’intéresser aux traitements des corps, aux rites funéraires, à la vision qu’on a de l’au-delà tout comme à la nature de la sacralisé que l’on confère aux morts. La table ronde s’oriente autour de quatre questions majeures.
Que fait-on des morts? Où les met-on ? Dans quels lieux spécifiques ?
R.M. Bérard : La grande caractéristique de l’Antiquité grecque et romaine est de placer les morts loin des vivants. Il faut éviter les miasmes et développer les rites de purification. La nécropole est hors de la cité. Au Vie siècle, on déménage les tombes quand Athènes devient une cité. On pratique l’inhumation ou la crémation et parfois les deux. A Athènes, cela change cinq fois en six siècle. Dans le monde romain, c’est la crémation qui devient majoritaire du Ve siècle av. JC ou IIIe siècle ap. JC. Mais ensuite, c’est la pratique de l’inhumation.
M. Lauwers : Le Moyen-Âge est la période exclusive de l’inhumation. Le rapport entre cette généralisation est le christianisme et la croyance en la résurrection des corps n’est pas si évident. Les chrétiens se prononcent pour l’inhumation mais cela n’est pas doctrinal. Chez Saint Augustin, il n’y a pas d’idée de souillure liée au corps mort. Cette inhumation n’est pas imposé jusqu’au VIIIe-IXe siècle. Mais après, au moment de la mise en place de structures nouvelles, d’espaces funéraires exclusifs consacrés et aménagés, elle devient la norme. Elle se déploie dans un système chrétien funéraire, pris en charge par les clercs avec notamment l’importance du culte des reliques. Une hiérarchie entre les morts se développe avec notamment le culte des saints.
R. Bertrand : A l’époque moderne, la mort pénètre plus dans les villes, puis dans les églises. Des messes des morts sont célébrées. On développe des chapelles latérales mortuaires pour les notables dont le point culminant est le XVIIe siècle. Parfois, les cimetières disparaissent sous les Eglises comme à Naples. On observe une résistance rurale notamment en montagne où le cimetière résiste. Mais des évolutions pointent alors avec le développement de l’aérisme voulu par la médecine. En 1776, Louis XVI réduit de manière drastique les sépultures dans les églises. Le 11 juin 1804, un décret impérial impose que les sépultures soient mises hors des murailles des villes. C’est l’ouverture du cimetière du Père Lachaise où l’espace d’inhumation est distinct de l’espace de circulation.
G. Cuchet : A l’époque contemporaine, la « décohabitation » entre les morts et les vivants se poursuit. On transfère les cimetières et la ville de Tours est la dernière à suivre ce processus en 1859. Cela se remarque également dans les campagnes avec le succès des concessions funéraires. Le retour à la crémation fait aussi son chemin de la Révolution française à 1804 pour des motifs sanitaires mais aussi anti chrétiens. Puis cela cesse jusqu’au milieu du XIXe siècle, avec le problème de place dans les cimetières et la question sociale qui se politise. L’idée de brûler les morts dans des fours spécialisés apparaît notamment avec l’entreprise Siemens. Dans les années 1880, c’est la crémation industrielle moderne qui est légalisée mais elle n’a aucun succès au départ. En 1963, le Pape Jean XXIII l’autorise mais seulement 0,2% de la population se fait incinérer. Aujourd’hui c’est plus d’un tiers dans les campagnes et dans les villes.
Comment aider les morts au grand passage, comment aider ensuite l’âme avec la venue du christianisme ?
R.M. Bérard : Pour les populations antiques, la mort est la fin de tout. Il n’y a pas de monde heureux. Il faut profiter de la vie tant qu’elle est là. Les larmes d’Achille dans l’Odyssée sont tout un symbole. Il n’y a pas d’au-delà heureux, pas de moyen de racheter un éventuel salut. C’est un monde sombre. Seuls, certains cultes à mystère au IVe-IIIe siècles av. JC évoquent un salut personnel avec une initiation spécifique comme dans le culte voué à Mithra. Pour les vivants, ils vont apporter des offrandes aux morts pour les calmer et éviter qu’ils ne reviennent.
M. Lauwers : L’idée du salut se développe notamment avec Saint Augustin. Il faut aider les âmes dans l’au-delà. Les rites funéraires qui prennent en charge les morts n’ont rien à voir avec le salut. C’est du vivant de la personne que tout se joue par ses prières, sa volonté d’effacer ses péchés, en donnant des messes, en faisant l’aumône aux pauvres et en aidant les institutions. Le sort des âmes reste flou une bonne partie du Moyen-Âge : il n’y a pas de texte qui le définit clairement. L’idée d’un purgatoire apparaît à la fin du XIIe et cela se concrétise par le développement de la pastorale et d’un encadrement des fidèles plus rigoureux. Il sert à articuler la pratique des suffrages avec la doctrine religieuse.
R. Bertrand : L’héritage est remis en cause par les religions réformées et notamment le calvinisme. Calvin montre l’exemple : il est inhumé dans une fosse commune à Genève. Il y a alors une tentative de suppression des rites funéraires. Le cimetière protestant n’est pas consacré : il est ouvert à tous. C’est la foi et le don gratuit de Dieu qui sauve les humains et non pas leurs actes avec la doctrine de la prédestination. La réforme catholique, quant à elle, insiste sur le libre-arbitre. On doit avoir la foi, vivre moralement, suivre les commandements de l’Eglise et faire de bonnes actions.
G. Cuchet : Au XIXe siècle, on relance le purgatoire avec la « dévotion aux âmes du purgatoire ». Un aspect thaumaturgique nouveau apparaît. Il faut prier pour les âmes délaissées, sauver les nécessiteux du purgatoire. La question du paradis devient centrale : on laisse aux hommes et femmes la possibilité de se retrouver dans l’au-delà en famille. Dès 1850-1860, les tombes de famille se multiplient avec l’idée qu’au ciel, on se reconnait. La question de l’enfer aussi évolue. Milieu XIXe siècle, l’Eglise catholique adopte la théologie du grand nombre d’élus. Les défunts de la Grande Guerre sont placés dans des chapelles des âmes du purgatoire.
Quelles sont les acteurs, professionnels qui interviennent pour les rites funéraires? Quelles sont les pratiques ?
R.M. Bérard : Le clergé ne s’occupe pas dans la Grèce antique des pratiques funéraires. Cela relève de la sphère familiale. Ce sont les femmes qui les gèrent. Elles lavent le corps, l’enduise d’huile parfumée, l’entoure de bandelettes. Le corps est exposé un à trois jours mais conduit en procession, les plus riches ayant le droit à un char, les plus pauvres à un simple brancard. Ce rite est un grand moment d’exposition sociale dans le vie de la cité. Des pleureuses sont payées. La crémation se fait sur place. Pour Rome, on voit apparaître des professionnels pour la construction des bûchers et pour la manutention des tombes. Les offrandes funéraires sont importantes. Après la crémation, un banquet est organisé avec partage de nourriture avec le mort.
M. Lauwers : A la fin de l’Antiquité et au début du Moyen-Âge, le soin des morts se fait dans la famille. Le clergé prend en charge la sépulture uniquement des pauvres. Progressivement, un long processus se met en place, où les clercs interviennent en spécialistes des rites, avec au centre la question du salut chez les moines notamment. La prière des moines à l’époque carolingienne soulage les défunts. Les prêtres célèbrent des messes pour les morts. Puis, peu à peu, l’institution ecclésiastique va prendre en charge la totalité du processus funéraire, de la veillée jusqu’à l’inhumation. Seuls resteront laïcs, les fossoyeurs.
R. Bertrand : On assiste au développement de rites de passages à l’époque moderne. Le prêtre assiste l’agonisant avec une hostie consacrée, le viatique. Quand la clochette tintille, tout le monde doit se mettre à genoux, puis c’est la confession. On administre au moribond l’eucharistie puis l’extrême-onction. Le défunt est veillé et c’est la famille principalement qui s’en charge. Le jour de l’inhumation, il y a un cortège fermé avec des assistants actifs, des clercs, des représentants des confréries et des corps. Une messe est célébrée à l’église. On ne doit pas toucher à la bière. Après l’inhumation, un festin est censé ressouder la communauté des vivants. Le mort est ensuite accompagné dans l’au-delà au 3e, 9e et 30 jours par des messes. Les séances de condoléances restent très codifiées.
G. Cuchet : Au XIXe siècle, on assiste à un déplacement vers les cimetières. Le cortège s’allonge. Le culte des morts est mis en lumière sous le Second Empire. Quand le corbillard passe, se découvrent les passants. Leurs activités cessent. Le cortège est désormais ouvert. La question des fleurs et des couronnes sur les tombes se pose (l’origine provient des pratiques publiques sous la Révolution française). Le marché de l’horticulture explose alors que les bougies sur les tombes disparaissent peu à peu. La Toussaint est réinventée. On assiste à une colonisation du 1er novembre pour le 2 novembre, fête des morts, qui devient la fête la plus consensuelle du calendrier liturgique rassemblant catholiques et laïcs. Parallèlement à cela, on assiste aussi à une professionnalisation des pompes funèbres.
Qu’advient-il pour les personnes pour lesquels on ne prend pas soin?
R.M. Bérard : Dans l’Antiquité, la privation de sépulture est l’outrage ultime, une punition pour le mort mais aussi pour les vivants. C’est la grande angoisse, le grand enjeu. Priam prie ainsi Achille pour récupérer le corps du fils d’Hector. Les criminels, condamnés à mort sont jetés dans des puits sans fonds. La question des morts nés se pose.
M. Lauwers : Au Moyen-Âge, ceux qui ne sont pas chrétienne doivent pas être enterrés au cimetière. Au même moment où apparaissent les cimetières consacrés catholiques, les juifs en sont exclus et enterrés dans ces cimetières juifs. Les exclus sont aussi les hérétiques, les excommuniés mais aussi une liste de métiers. La discussion par les clercs portent sur les enfants morts non baptisés, sur les femmes mortes en couche, sur le foetus…
R. Bertrand : Sont exclus, les protestants, ceux qui ont abandonné la terre de leurs ancêtres, les suicidés (le rituel du Concile de 30 explique qu’ils peuvent être enterrés en terre bénite à condition qu’ils se soient suicidés dans un moment de folie). Les suppliciés, quant à eux, peuvent être enterrés s’ils ont fait voeu de repentance et un cimetière dans ce cas leur est réservé. Les morts en mer ont fait naître des rites compensatoires (simulacre d’enterrement breton, nom gravé avec mention « mort en mer »)
G. Cuchet : La situation du refus d’obsèques religieuses se pose au XIXe siècle. Des enterrements civils volontaires se font. La grand tragédien Talma montre l’exemple. Les obsèques civiques refont controverse avec l’ordre moral dans les années 1870. Puis la loi sur la liberté des funérailles en 1887 clôt les oppositions.