« Que sait-on des conditions de vie et de mort des esclaves dans les colonies antillaises entre le XVIIe et le XIXe siècle? En conjuguant archéologie, histoire et anthropologie, l’étude des cimetières d’esclaves nous renseigne sur leur état sanitaire, leurs pratiques culturelles, leur origine géographique… Mais cette approche archéologique est très sensible, soulevant des enjeux mémoriels importants dans les Antilles. »
Cet atelier pédagogique sous l’égide de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, partenaire régulier des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, s’est déroulé devant un public très nombreux, manifestement curieux d’une nouvelle approche scientifique et pédagogique de l’enseignement de l’esclavage. Nadia Wainstain, responsable du programme éducation à la fondation nous propose une conférence à deux voix, l’une scientifique, celle de Jérôme Rouquet, paléo-anthropologue à l’INRAP et l’autre pédagogique, celle de Dalila Chalabi, professeure d’histoire-géographie et secrétaire-générale adjointe de l’APHG.
Nadia Wainstain : Que nous apprend l’archéologie préventive sur les cimetières d’esclaves aux Antilles ?
Jérôme Rouquet : Le réchauffement climatique, qui a pour conséquence la montée des eaux est accentué par l’érosion naturelle des côtes. Cela a mis à jour des sites funéraires dans les terrains littoraux. Les cimetières fouillés, même peu importants par rapport à d’autres restes, permettent l’accès aux esclaves eux-mêmes.
NW : Cimetières blancs ou noirs ?
JR : Les cimetières des Blancs sont fortement hiérarchisés et donc distincts dans la mort : cimetières militaires, paroissiaux, cimetières spécifiques aux plantations. Ils sont de plus répertoriés dans les archives. Ce qui n’est le cas que très rarement pour les cimetières d’esclaves.
Tableau des 56 sépultures individuelles retrouvées à l’Anse Bellay
(c) Inrap
JR : Les esclaves sont enterrés en général à l’écart et le plus souvent sur les plages. Ce sont les touristes qui ont d’abord trouvé des restes humains et avec le recul des côtes on a mis en évidence les cercueils, en bois et de forme typiquement hexagonale. À côté, des os plus anciens déposés en vrac, d’anciens esclaves. C’est un fonctionnement de cimetière classique, mais dans un endroit à l’écart.
Nous avons identifié un nombre d’individus jeunes plus important que ce que l’on attend pour l’époque. Par contre, aucune trace de mortalité infantile.
La présence d’incisives taillées nous indique qu’ils s’agit de personnes ayant grandi en Afrique de l’Ouest avant d’avoir été transférées aux Antilles. Il s’agit d’un rite classique de passage à l’âge adulte.
Le ratio par sexe nous indique que le recrutement est plutôt masculin, ce qui rejoint les connaissances sur la Traite. Dans un cimetière ordinaire, on aura un ratio équivalent.
NW : Dalila, quelle mise en contexte pédagogique et didactique nous proposez-vous ?
Dalila Chabili : Analyser ces cimetières est un angle innovant pour les enseignants. Nos programmes (4è au collège et 1ère en lycée) nous incitent à évoquer traite et plantations. Nous y mobilisons des documents iconographiques et des extraits audio-visuels.
Les enjeux sont la connaissance de l’intérêt économique pour la métropole et des formes du travail forcé.
L’objectif avec les élèves et de leur faire identifier un cimetière d’esclaves dans Basse Terre en Guadeloupe. On trouve sur la carte topographique la mention « cimetière des nègres ». C’est la domination du colon, même dans la mort, car on trouve également le cimetière de l’hôpital, celui des artisans, celui des maîtres et des religieux.
NW : Que nous apprennent les ossements sur les conditions de vie des esclaves ?
JR : Les photos de déformations dentaires montre un cercle interdentaire causé par le machouillage du tabac. Le sucre de canne crée également des caries.
Sont également visibles et identifiables, l’arthrose des vertèbres cervicales, des clavicules fracturées et non réduites donc non soignées, toutes ces déformations manifestant des conditions de travail pénibles et dures, comme le portage de charges lourdes.
DC : L’enjeu est d’identifier la pénibilité du travail via des gravures sur le travail de la canne : dos courbés, personnes peu vêtues, alors que l’image du saladier en direction des Européens (photo) livre au contraire un regard plutôt positif sur un « travail », présenté comme serein et tranquille.
Le document du Père Mongin, jésuite envoyé en mission aux Antilles au XVIIIe siècle, est sans équivoque sur leurs vêtements, le type de nourriture, la taille de la case. Un document à coupler avec ceux des ossements. On pourra partir d’une notice biographique réalisée par les élèves sur le père Jean Mongin.
JR : Dans les sépultures, on trouve des chapelets des boutons qui montrent que les esclaves morts étaient habillés. Il y a également peu de traces de syncrétisme. La découverte d’un crâne avec un anneau métallique de cou en 1992 est l’un des rares identifiants trouvés.
DC : Le Code noir stipule que tous les esclaves doivent être baptisés et instruits dans la religion, et que les maîtres sont tenus de les enterrer en « terre sainte » et orientés ouest-est. Le père Mongin évoque les superstitions et croyances et la pratique de la religion des esclaves. On leur donne un nom et on leur apprend un courte prière. Le père constate qu’ils s’éloignent peu à peu « du libertinage ».
NW : Et sur la localisation des cimetières ?
JR : On n’intervient en tant qu’archéologue INRAP que sur des sites allant être détruits soit par l’action de l’homme, soit ici par la montée des eaux.
NW : Quels sont les enjeux mémoriels aujourd’hui autour des cimetières d’esclaves ?
JR : Cela commence avec la mise à jour fortuite de restes avec l’érosion littorale ; ensuite on procède à l’identification d’un éventuel cimetière d’esclaves.
C’est alors que la conservation des ossements requiert des enjeux personnels, patrimoniaux et politiques. Ce sont d’abord des enjeux de mémoire avec les habitants des lieux qui souhaitent se les approprier, comme descendants d’esclaves. Les riverains revendiquent clairement de récupérer les restes humains dans un souci de transmission aux générations futures.
Ils deviennent institutionnels quand la communauté raisonne en terme de bien commun. D’où l’érection du mémorial.
DC : Tous ces travaux vont nous donner de nouvelles possibilités de réalisations pédagogiques en classe :
- Les enjeux mémoriels peuvent être abordés, sous l’angle : « Comment la valorisation de cette mémoire des cimetières peut poser problème ? ».
- Un débat avec les élèves sur les règles juridiques à suivre et ainsi montrer que l’archéologie s’inscrit dans une logique contemporaine.
- Une identification des lieux (cartes, photos aériennes, ossements, stèles commémoratives).
- Une tâche complexe comme la construction d’un dépliant commémoratif à l’occasion d’une journée du patrimoine.
- Un travail de groupe sur le parcours des esclaves avec réalisation d’une carte mentale mettant au centre « l’esclave, de la vie à la mort ».
- Un podcast avec les smartphones sur « l’Anse Bellay, un enjeu environnemental », avec la protection de la plage, fragilisée par l’érosion.
Les ressources disponibles :
- le podcast de l’Inrap : « L’esclavage, de la mémoire au patrimoine »
- les ressources pédagogiques de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage offrent aux enseignants un dossier pédagogique complet qui propose synthèses scientifiques, pistes pédagogiques et documents utilisables en classe pour les enseignants : « Archéologie de l’esclavage colonial »
JR : L’inauguration du mémorial en mars dernier est venu conclure la fouille commencée en 2017-2019. La 2e année, nous avons été confrontés à un groupe de riverains qui étaient très concernés par ses restes.
L’Anse Bellay n’est accessible que par bateau et un simple chemin côtier, qui nous a été barré par les riverains. D’où débats et discussions des démarches faites respectivement. Logiquement, les ossements devaient partir à Bordeaux parce que le site allait être détruit. La confrontation a permis une meilleure compréhension et les a confortés dans leur projet de mémorial, un caveau en fait. Si les archéologues ont besoin, ils peuvent revenir sur le site et réétudier ses ossements. Le caveau, les stèles et les inscriptions, construit en hauteur et redevenu un vrai lieu mémoriel qui attire les visiteurs. À noter un signe pré-colombien attestant la présence antérieure de sépultures précolombiennes, auxquelles l’association mémorielle a tenu également à rendre hommage.
Expo de l’INRAP « De sucre et de sang » présentée à la Chocolaterie. Archéologie de l’esclavage colonial.
Cette étude originale devrait renouveler les pratiques enseignantes et donner de nouveaux éclairages sur la réalité de l’esclavage aux Antilles à leurs élèves.
Merci à Nadia Wainstain de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage de nous avoir permis d’utiliser son diaporama, à Dalila Chabali de l’APHG et à Jérôme Fourquet de l’Inrap pour la présentation de leur travaux respectifs.