Carte blanche à la Fondation Jean-Jaurès
Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, président de la Confédération européenne des syndicats, évoque sa vision du travail et de ses évolutions au cours d’un entretien avec Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, dont il répond aux questions.
La valeur travail
Le travail est un levier de lien social, de progression des compétences individuelles, grâce à la compétence collective de la réalisation de soi. En France, la place du travail est supérieure à d’autres pays. Est-ce que c’est trop ? Le travail est un lieu d émancipation individuelle et collective, et pas qu’un lieu d’aliénation : c’est notre raison d’être. Il est fantasmé dans le débat public : avec une valeur parfois misérabiliste – il a été supplanté par beaucoup d’autres sujets y compris sur le terrain social. Mais c’est notre sujet de préoccupation principale et, pour les citoyens travailleurs et travailleuses, il a quelque chose de central dans la vie. Passer à côté du travail, c’est passer à côté d’un point essentiel de notre vie.
Depuis les quarante dernières années
Il y a eu des mutations des techniques, du droit, innovations, évolution des salariés. Les moments et combats clés des 40 dernières années, depuis 1981, pour répondre à la question majeure de redonner du pouvoir aux salariés sur ce qui les concerne – ce sont d’abord les lois Auroux. Elles n’ont pas tout mis en place et ont évolué : les espaces de parole pour les salariés prévues dans les lois Auroux étaient revendiquées par la CFDT depuis 1964 et surtout 1968 (création de la section syndicale) et permettent en 1982 la création d’instances représentatives du personnel – avec la revendication qu’elles soient plus fortes et plus conséquentes car elles ne sont pas mises en application entièrement.
En 1970, le progrès réside dans les conséquences du productivisme sur l’environnement et les conditions de travail. Les années 1980 correspondent au recentrage de la question sociale sur l’emploi. Avec le début des restructurations, les préoccupations publiques et syndicales sont très axées sur l’emploi au détriment du contenu de l’emploi. Avant la dislocation des grands collectifs de travail et le rééquilibrage entre les grands sites industriels, il était facile de s’adresser à la majorité des travailleurs : il suffisait de venir à la sortie de l’usine. Aujourd’hui, avec la délocalisation et la tertiarisation, c’est différent. De nombreux travailleurs non salariés subissent avec les plateformes des aliénations.
Concernant les 35 heures, le double objectif était de travailler tous et de travailler mieux (et non pas travailler moins). Quant au contenu du travail : on s’est réinterrogé sur le travail ; on s’est aperçu que les 35h avaient créé peu de positifs dans certains lieux et dans d’autres oui, mais il n’y a pas eu d’inégalité du temps libéré entre hommes et femmes.
Les pratiques d’enquêtes permettent d’en prendre la mesure car personne ne parle mieux de son travail que les salariés eux-mêmes. Elles rendent compte de l’aspiration à avoir plus de choix dans les tâches – les campagnes CFDT qui fonctionnent le mieux sont sur le respect et la reconnaissance. Les questions sur les conditions de travail rendent compte des atteintes physiques et psychologiques du travail – notamment au niveau de l’articulation entre temps de travail et temps personnel, avec une accélération depuis la crise sanitaire car la perméabilité apparaît.
Sur le respect et la reconnaissance
La reconnaissance du travail ça passe par quoi ?
Ne pas être anonyme quand on va travailler.
La revalorisation salariale : c’est une promesse gouvernementale et sociétale notamment après le covid – mais cela ne suffit pas.
L’organisation du travail ne doit pas être l’exclusivité de la direction, mais elle doit être au cœur de la négociation. L’organisation et le dialogue social sont importants dans la reconnaissance : ils ne doivent pas être l’exclusivité de la direction mais au cœur de la négociation. Cela peut aboutir à des accords d’entreprise, ce qui permet aux acteurs d’intervenir directement.
La question du pouvoir d’achat : quels outils ? Comment se pose cette question ?
1 % les plus riches ont un pouvoir d’achat de +7 % et les plus pauvres -17 %. Il y a eu des augmentations comme en milieu hospitalier. Mais le débat public annuel revient au moment de la question du SMIC : pourquoi se contenter du SMIC et pourquoi ne pas étendre aux grilles salariales qui sont une reconnaissance salariale des compétences exercées. Aujourd’hui les grilles salariales peuvent démarrer sous le SMIC, ce qui rend compte du problème de la vivacité de la négociation collective. Les grilles salariales, c’est le patronat et le SMIC le gouvernement. On s’attendrait à un juste retour des choses par rapport aux salariés qui étaient au premières lignes – par exemple, il n’y a rien eu pour les agents d’entretien. Il faudrait que les aides publiques soient conditionnées à l’obligation dans les 6 mois après la revalorisation du SMIC, et remonter les grilles soit par négociation, soit par contrainte gouvernementale.
Autre revendication : il faut un contrôle social des aides versées par le gouvernement par les CSE. Il faut se donner des moyens de contrôle collectif dans le privé comme le public (CSE, NAO…).
CSE : comité social et économique
NAO : négociation annuelle ordinaire
L’organisation du travail et le télétravail : la fin du bureau ?
Le bureau a beaucoup de fonctions et d’utilité. Il y a un risque de cercle vicieux : la demande de télétravail des salariés entraîne la hausse de flex offices . Comment une organisation syndicale aborde-t-elle le télétravail (Cf. Accords sur le télétravail) ?
Le risque est que cela soit réduit à la question salariale et de considérer que c’est une tache individuelle alors que c’est une tache collective (du temps informel, de la coopération, de la friction…). Quel projet d’organisation de l’entreprise ? Il y a un risque de dilution du lien social et de l’apprentissage des uns par les autres, du risque professionnel et de ce qu’est un collectif. La question ne doit pas être posée uniquement de façon opérationnelle ou salariale. Il faut négocier le télétravail, mais si quelque chose nous a manqué, on a besoin de se voir, de se confronter… S’agit-il d’un taylorisme post-moderne du chacun chez soi, sans jamais des moments de rencontre ? Le télétravail réinterroge la pratique syndicale. Les travailleurs ont joué le jeu et la CFDT s’est battue pour l’accès des syndicats aux boîtes mail. Mais la difficile séparation entre vie professionnelle et personnelle a des impacts. Question journalière et hebdomadaire. Le télétravail c’est 30 % des salariés, les autres sont en présence.
Sens du travail ? Sens de que fait l’entreprise ?
Le mot est galvaudé, la question est de plus en plus déterminante.
La loi pacte fait que les entreprises doivent travailler sur leur raison d’être.
La quête de sens de travail est très forte chez les jeunes. Certains pointent les entreprises dans lesquelles il ne faut pas aller car elles ne sont pas morales (en lien avec le travail des ouïghours, par exemple) ; cette question de sens parle à tous les salariés. L’enquête « Parlons travail » souligne la demande de discuter sur la stratégie de l’entreprise, l’attente de davantage de partage du pouvoir. Il ne s’agit pas de reprendre le modèle allemand, même si on s’en inspire. Une entreprise, c’est le capital et le travail.
Que fait-on dans les entreprises avec Conseil d’Administration ?
Il y a 3 niveaux : aller jusqu’à la parité dans les conseils d’administration et les conseils de surveillance pour limiter les problèmes et faire avancer les choses, instaurer un dialogue social beaucoup plus affirmé, pour répondre au besoin d’un espace de confrontation et de concertation via le CSE, avoir des espaces de travail pour l’expression des salariés hors du cadre de l’entreprise – comme cela existe chez Toyota.
Quels sont les défis pour la CFDT pour 2022 ?
Il faut tenir « les deux bouts de la ficelle » : au niveau des enjeux concrets pour femmes et hommes (conditions de travail, difficultés des entreprises…) et donner plus de soutien et d’accompagnement, de ressources…
Les transformations sociétales ne peuvent pas être réglées entre un directeur et le peuple. Il faut des corps intermédiaires. Notre rôle est d’y participer et cela nous confère notre légitimité.
Questions
Syndicat propreté d’Île-de-France, donc bas salaires : la CFDT est très mobilisée contre les bas salaires, SMIC, précaires à temps partiel, et il va y avoir beaucoup d’effets pervers dans le distanciel. De même dans le monde associatif, rien ne vaut la vie en présentiel
L’immigration : ce n’est pas « un éléphant » comme le prétend la journaliste du Monde qui pose la question, mais une souris qu’on fait passer pour un éléphant. Ce n’est pas un sujet tabou pour la CFDT qui se positionne sur la question de l’asile, il faut être plus humaniste. Mais Laurent Berger ne compte pas poser sa candidature aux présidentielles et ce n’est pas le principal sujet de discussion entre les salariés à la machine à café… Et quand à la laïcité, la CFDT n’a pas de leçon à recevoir. En revanche, il y a d autres questions : la fiscalité, les salaires, les conditions de travail, il faut parler à hauteur de femmes et d’hommes.
Dépenses contraintes et impacts déshumanisés de la dématérialisation
C’est pour cela que la CFDT parle de « pouvoir de vivre » et pas de « pouvoir d’achat ». La préoccupation énergétique est une vraie préoccupation : problèmes de santé, lien social qui se perd car on invite moins… l action publique doit accompagner les vies et non pas être un guichet.
La CFDT n’est pas anti-patrons. De même, les grands ne sont pas forcément méchants et les petits pas forcément gentils. Devant un agriculteur qui travaille 45 jours pour 4 jours de congés et permettre à ses salariés d’avoir 5 semaines, on s’interroge sur le modèle économique.
Le taux de syndicalisation bas en France. On ne montre pas ce que produit le syndicalisme, la dislocation du salariat est très forte, la vision de l’adhésion est à réhabiliter alors qu’en Belgique, il n’y a pas de couverture sociale si on n’est pas adhérent. En revanche, via le CSE, on est vu comme des organisations petites en adhérents mais très fortes en actions. On donne l’impression que beaucoup de choses sont possibles par la voie du syndicalisme en France mais le travail de syndicalisation et de fidélisation reste à faire.
Les évolutions du syndicalisme ne facilitent pas les choses : on assiste à la fin des métallos, remplacés par Santé Sociaux, dans des lieux où il n’est pas facile de réunir de dire les pressions etc.