Conférence de Dominique Borne
Mercredi 6 mars 2019
« Certains annoncent la mort de l’histoire de France. En ces temps de mondialisation, et surtout d’arrivée massive de populations issues de pays anciennement colonisés, le récit purement national serait à mettre au rebut. D’autres voudraient le retour d’un âge d’or, avec ses histoires saintes, monarchiques ou républicaines.
Dans son ouvrage paru en 2014 Quelle histoire pour la France1 Dominique Borne montre combien «le besoin d’histoire nationale est d’autant plus grand que les incertitudes contemporaines sont nombreuses». Cette histoire est une histoire en débats, elle expose les ignorances et les controverses, elle raconte les moments d’unanimité et les temps de déchirements, elle met en scène les victimes comme les héros.[…] elle ne se contente pas d’aligner les Rois ou les Présidents les uns derrière les autres, elle raconte des vies – la vie des illustres et celle des anonymes […]
Ce soir dans l’introduction de son propos Dominique Borne rappelle que l’histoire de France est « inventée » par les historiens. Ne nous trompons pas ils n’inventent pas les faits mais l’ordre du récit et notamment son point de départ Vercingétorix ou Clovis ? L’histoire est une construction qui varie avec le temps. Dominique Borne choisit de resituer son propos dans l’actualité des gilets jaunes. Pour lui ces personnes manifestent dans des non-lieux, sans histoire et d’autre part dans leurs discours peu de revendications sont liées à une province, une région, une appartenance géographique ou historique mais ces personnes veulent être inscrites dans l’histoire.
En France il n’y a pas un mais deux récits de l’histoire de France. Le premier est né de la volonté de Louis IX qui demande à l’abbaye de St Denis l’écriture des Grandes Chroniques de France2 et commence avec Clovis, roi des Francs (le mot de France apparaît pour la première fois dans la Chanson de Roland). C’est une histoire providentielle qui lie monarchie et religion, le peuple qui coupe la tête du roi en 1793 commet donc un blasphème. Le second récit, né avec Michelet puis les républicains et l’école (Lavisse) commence avec Vercingétorix et donc paradoxalement avec une défaite (sourire).
Les deux récits s’opposent, par exemple dans la version « Clovis » il est vainqueur des Gaulois, la noblesse qui descend des Francs a donc le privilège de la conquête tandis que choisir Vercingétorix c’est choisir le peuple qui gagne en 1789. Ces deux récits ont discuté, dialogué entre eux par exemple à propos de Jeanne d’Arc. Mais ils avaient un point commun, ils racontaient l’avènement de la « personne France » comme le montre l’introduction de Michelet à son Histoire de France ou l’article « Histoire » du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson qui montre que l’objectif est de former le citoyen soldat (récit des guerres de Louis XIV ou la patrie en danger 1792 par exemple). Les deux récits se rejoignent sur une histoire de la construction de la France.
Dominique Borne remarque qu’aujourd’hui on n’enseigne plus la guerre avant le XXe siècle. Et dans l’étude des deux guerres mondiales on met l’accent sur le malheur et non les héros, on n’étudie plus à propos d’une guerre ses causes, son déroulement et la paix. Si on observe les dernières entrées au Panthéon ce sont des victimes3 et autour de la seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui la manière ancienne d’un récit et de ses héros semble périmée, il y a un effacement des anciens récits. Si on a besoin d’un nouveau récit il doit être pluriel. Dominique Borne milite pour une pluralité des ancêtres faisant un parallèle avec la pluralité des ancêtres dans le récit biblique.
Il faut imaginer un récit où s’entrecroisent divers récits : le récit monarchique et chrétien, le récit de la fusion à partir des origines mythiques de Marseille d’une union entre le peuple local et les colons grecs, celui de la construction de l’État qui précède la Nation (Philippe Auguste qui crée les archives, le trésor des Chartes, l’impôt et l’armée), celui de la langue française qui semble fondamental au conférencier.
Donc un récit multiple qui puisse accueillir l’ensemble des mémoires. Faire entrer ces mémoires dans l’histoire et tout particulièrement les « mémoires blessées » selon l’expression de Paul Ricoeur. Il ne s’agit pas d’enseigner les mémoires mais de leur permettent d’être reconnues par l’histoire. Dominique Borne évoque les mémoires contradictoires des camps de concentration (mémoire des résistants et mémoire des Juifs) ou celles de la guerre d’Algérie. Le but est que tous les Français se sentent français, qu’ils soient présents dans l’histoire enseignée, d’où la nécessité d’enseigner l’histoire de l’immigration, de revoir les relations de la France avec les Juifs4, avec l’Islam (François 1er et la Sublime Porte).
Dominique Borne réaffirme qu’enseigner l’histoire n’est pas faire la morale, transmettre des valeurs même quand on enseigne la Shoah mais apprendre à analyser. Il faut quelque chose qui rassemble l’ensemble des élèves, ce sont les principes du droit. Comment s’est construite la république démocratique depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est la règle du contrat qui régit l’ensemble des citoyens. Il prône le remplacement de l’EMC par du droit et une histoire de la langue comme ciment national.
Il faudrait aussi donner du sens aux lieux, l’histoire est inscrite dans le sol, se référer aussi à une histoire culturelle (les œuvres de la littérature française).
Chacun peut avoir une appartenance, voire des appartenances emboîtées multiples qui peuvent s’exprimer mais le savoir est identique pour tout le monde.
Dominique Borne clôt son propos sur une question : A-t-on besoin en histoire de figures emblématiques (héros ou victimes) ?
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1Chronique dans le Cliothèque par Bruno Modica https://clio-cr.clionautes.org/quelle-histoire-pour-la-france.html
2Voir l’exposition en ligne de la BNF : http://expositions.bnf.fr/fouquet/enimages/chroniques/intro.htm
3Simone Weil, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette, Germaine Tillion et Jean Zay célébrés comme victimes du nazisme et non comme résistants
4Référence à un récent colloque : Le judaïsme comme « tache aveugle » du récit national français, podcast de la fabrique de l’Histoire Les Juifs dans le récit national français : une présence en pointillés ?