Quelle politique de défense française face à la fracturation du monde ? Sous un orage bref mais intense, débutaient voilà une semaine à peine les troisièmes Rencontres Stratégiques de la Méditerranée avec une première table ronde totalement ancrée dans l’actualité géopolitique et politique.
Présentation officielle
« La défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même.» (Charles de Gaulle, discours de Bayeux, 1952). Dans un monde en rupture [et] qui se tend, dans lequel les antagonismes et les ressentiments se renforcent sur la scène internationale, la question de la défense de la France se pose à nouveau. Après plusieurs décennies d’insouciance pendant lesquelles les budgets et les effectifs de la Défense jouaient le rôle de variable d’ajustement, l’heure est venue de réévaluer la place et la forme que doit prendre l’effort de défense dans l’action de l’État.
La loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 votée le 7 juin 2024 (314 voix pour, 87 voix contre) prévoit une augmentation du budget de la Défense qui devrait atteindre un total de 413 milliards d’euros pour les 7 prochaines années, portant l’effort national de défense à 2% du PIB à partir de 2025.
Les récentes élections législatives peuvent-elles remettre en cause cet engagement ? Cet effort est-il suffisant au regard des guerres qui s’étendent ? Faut-il revoir les équilibres entre l’autonomie nationale, l’élaboration d’une défense européenne et l’Alliance atlantique ? Faut-il réévaluer l’équilibre entre la technologie et la masse ? Comment mettre en cohérence notre politique internationale et nos moyens militaires ?
Cette table-ronde qui réunira des élus de l’Assemblée nationale et du Sénat, de toutes sensibilités, permettra de déterminer quelles sont les visions, les stratégies et les options politiques qui sont proposées aux Français par les différents partis. Car nous quittons le temps de la simple gestion pour entrer dans celui de la vraie politique.
Quelle politique de défense française face à la fracturation du monde ? Un regard de politiques
Cette présentation laissait espérer un moment d’échanges engagés, mais nécessaires, entre des acteurs politiques de tous horizons. Didier Lauras, journaliste à l’AFP, avait la lourde tâche d’animer les échanges entre Yannick Chenevard, député de la 1e circonscription du Var (Ensemble pour la République), André Guiol, Sénateur du Var (Rassemblement Démocratique et Social Européen), Aurélien Saintoul, Député de la 11e circonscription des Hauts-de-Seine (La France Insoumise, Nouveau Front Populaire) et enfin Frank Giletti, Député de la 6ème circonscription du Var (Rassemblement National). Les députés sont membres de la Commission de la défense nationale et des forces armées, ce qui pouvait laisser espérer une réelle plus-value dans leurs interventions.
Didier Lauras, après une présentation des enjeux actuels, avec des guerres en perpétuel renouvellement, une transparence assez incroyable du champ de bataille, directement liée à une dimension technologique qui semble s’accélérer, laquelle cohabite d’ailleurs avec des approches plus rustiques, le poids de la guerre des narratifs pose la question de la continuité de la politique de défense. En effet, en fonction des résultats électoraux, certaines grandes orientations pourraient être remises en question.
Chacun est resté dans son couloir et a répondu aux questions sans couper la parole aux autres interlocuteurs. S’il y a eu des approximations parfois, le niveau de connaissance des dossiers était tout à fait satisfaisant. On notera la présence subliminale d’Alain Bauer avec la référence au monde des Bisounours, et la volonté répétée d’Aurélien Saintoul de partager des références de lecture.
Après tout, c’est une excellente chose que de pousser à lire des livres, donc ces références sont toujours intéressantes pour nous aider à mieux comprendre le monde.
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1 – Didier Lauras : Quelle est la menace prioritaire aujourd’hui ? En particulier comment gérer la question de Vladimir Poutine et de la Russie ?
André Guiol insiste sur la nécessaire humilité des politiques face à ces questions complexes et la nécessité pour ces derniers de prendre le pouls de la recherche, de sonder les spécialistes pour prendre les bonnes orientations budgétaires.
Ceci posé, le sénateur insiste clairement sur la question de l’OTAN, notre appartenance au commandement intégré, mais aussi sur notre capacité à financer des projets. Dans ce sens, c’est au niveau européen que se trouve selon lui la masse critique.
Aurélien Saintoul place au-dessus de tous les risques ceux liés aux questions environnementales, car plus que les menaces, il voit dans la question des risques un angle d’approche nettement plus pertinent. La politique de défense nécessite une approche globale, interministérielle.
Les risques sont par exemple la tropicalisation de la Méditerranée, les tensions potentielles entre Chine et USA, et enfin la question, majeure des risques que font peser les GAFAM, y compris les entreprises chinoises. L’affaiblissement du poids des États face à ces acteurs pose en effet de sérieux risques. Quant à la question de Poutine, il n’y a rien de particulier à développer. La clé selon lui, c’est d’assurer la victoire de l’Ukraine, pour pouvoir espérer faire triompher le droit international à l’avenir.
Yannick Chenevard est assez tranché. La Russie n’est plus une menace car la Russie c’est le PIB de l’Espagne, avec une démographie catastrophique. C’est une puissance finie, dépendante de la Chine et de la Corée du Nord. La Russie de Poutine serait ainsi morte. La clé pour lui c’est l’Indo-pacifique, les tensions Chine-Inde.
Frank Giletti s’inscrit dans la droite ligne de ces analyses. La Russie, ce n’est pas (plus) le débat. La remise en cause de l’Occident, la question environnementale, la désinhibition de la violence comme moyen d’imposer sa volonté. Le « monde des bisounours » est achevé. La superposition des crises est une approche plus juste qu’une alternance de conflits de types différents (hybride, asymétrique etc). La clé de l’espace extra-atmosphérique est soulignée.
2 – Didier Lauras : Quelles alliances face aux défis actuels ?
Débutent des approches tout à fait percutantes, tant chacun reste sur des positions finalement classables en deux : avec ou sans l’Europe.
André Guiol milite clairement pour l’Europe, dans le cadre de programmes communs. Il faut de la diplomatie. Le SCAF, le bouclier anti-missile européen, le char de combat du futur sont autant de programmes nécessaires, mais chers et complexes à mettre en œuvre au niveau européen. Le danger étant à nos portes, le temps impose parfois que l’on se tourne prioritairement vers les matériels US.
Pour Aurélien Saintoul, la question budgétaire est un faux débat. Avec de la volonté, il est possible de tout faire. La dette n’est pas un problème, et il cite à ce sujet les travaux du sociologue Benjamin Lemoine qui a travaillé et écrit toujours sur la detteVoir par exemple La démocratie disciplinée par la dette. Dans cette perspective, les coopérations ne sont pas à prioriser.
Yannick Chenevard est tout aussi tranché, mais dans l’autre sens. La clé, c’est UE, la coopération, mais en conservant une nécessaire autonomie. Il développe son argumentaire avec un sujet qu’il connaît très bien comme rapporteur du budget de la Marine à l’Assemblée nationaleVoir cette intervention pour aller plus loin L’importance cruciale de la flotte stratégique pour la France, avec le cas de l’opération ASPIDES en Mer Rouge, qui voit les marines européennes collaborer.
Frank Giletti , et ce ne sera pas la seule fois lors de cette table ronde, défend une position assez proche de celle d’Aurélien Saintoul. La priorité c’est la France, le génie français devant permettre de travailler seul. L’autonomie est la clé. Des coopérations peuvent exister mais les échecs du SCAF ou du char du futur montrent que l’Allemagne, par exemple, n’est pas un partenaire satisfaisant à ses yeux. Il propose de se tourner vers l’Égypte ou les Émirats pour développer des projets industriels de défense.
3 – Didier Lauras pose alors la question qui fâche. Que faisons-nous de l’OTAN ?
Les approches sont limpides. André Guiol craint que la question de la dette ne pose de réels soucis et ne voit pas de solution en dehors d’une UE plus forte, capable de plus d’autonomie, y compris face à l’OTAN. C’est aussi l’approche très claire de Yannick Chenevard.
En face de ces positions, Aurélien Saintoul défend l’approche de la LFI (La France Insoumise). L’OTAN ferait au mieux de l’UE un supplétif des intérêts de Washington. La France doit dès lors défendre sa singularité, un message d’intérêt général pour le monde, pour une régulation mondiale dictée par le droit international. Frank Giletti se retrouve pour partie dans cette approche et le député RN (Rassemblement National) milite pour la France d’abord, et non une Europe qui ne serait qu’hypothétique.
4 – La discussion prend alors un nouveau tournant lorsque Didier Lauras pose la question de l’éventuelle participation de l’OTAN à un conflit.
Pour Yannick Chenevard, la France ne se laissera pas embarquer dans une aventure face à la Chine. Mais la véritable question est davantage notre perte de crédibilité comme puissance d’équilibre.
Pour Aurélien Saintoul, l’OTAN ne sert pas les intérêts européens. La France a bien fait de s’opposer à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo en 2023Voir https://www.la-croix.com/Monde/France-soppose-louverture-dun-bureau-lOtan-Japon-2023-06-07-1201270437 .
Finalement, tous s’inscrivent dans une grille de lecture plutôt gaullienne, celle d’une France devant conserver ses marges de manœuvre dans cette question. Mais le problème est réel. Yannick Chenevard met en perspective la puissance navale grandissante de la Chine et met le doigt sur le nœud gordien : que ferons-nous face à une intervention chinoise à Taïwan ou Malacca ?
Frank Giletti défend l’approche multilatérale : la France doit parler à tout le monde, être une puissance d’équilibre. Nous en avons les moyens, nous devons être souverains.
5 – En guise d’ouverture, questionner le renseignement et ses enjeux
André Guiol est clair : nous devons investir, être capables de nous emparer par exemple des Grands Fonds, développer nos capacités. Aurélien Saintoul insiste quant à lui sur la question de l’IA et de notre nécessaire indépendance face aux USA dans ce domaine. Nous sommes actuellement trop sous la tutelle des outils d’outre Atlantique. Yannick Chenevard part d’un constat simple : pour que les politiques puissent décider, encore faut-il avoir les bons renseignements et collaborer avec les alliés. Donc c’est là une question centrale, notamment en termes de moyens. Frank Giletti est sur la même position, avec la nécessité de disposer d’une politique diplomatique plus affirmée, de creuser la question de l’Espace, de l’IA. Il développe aussi l’idée d’accroître nos réflexions sur la guerre informationnelle, par exemple à travers le cas de l’affaire de GossiVoir https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/04/23/sahel-dans-la-guerre-de-l-information-l-armee-francaise-replique-et-accuse-le-groupe-wagner_6123340_3212.html .
Conclusion d’une table ronde riche de sa diversité politique
André Guiol insiste sur la nécessité de faire les efforts pour sauvegarder nos libertés. Aurélien Saintoul voit dans notre crédibilité une question de cohérence et d’exemplarité. Si Gossi a existé, c’est que nous avons par le passé été capables de faire des choses cachées. Nous ne pouvons critiquer l’intervention en Irak de 2003 et persister à ne pas agir plus fortement face aux États qui soutiennent le terrorisme (clairement certaines puissances du Golfe). Il propose d’ailleurs de basculer vers un projet qu’il invite à découvrir, une conscription citoyennePour les personnes intéressées voir Bastien Lachaud et son passage à Sud Radio en mars 2024. Pour Yannick Chenevard, notre souveraineté ne peut se décréter. Elle doit se défendre, avec des moyens, ceux de la loi militaire, « à l’euro près« . C’est une question de survie. Frank Giletti milite aussi dans ce sens, rajoutant la cohésion nationale comme objectif, ainsi que la souveraineté nationale face aux conflits qui vont se multiplier.
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Bilan et perspectives d’exploitation pédagogique
Lorsque Didier Lauras a mis fin à cette table ronde, les quatre personnalités politiques se sont levées sans un regard ou un échange perceptible pour les autres et sont parties. Ceci résume finalement assez bien le sentiment qui s’est dégagé assez vite. Tout le monde a respecté la parole de l’autre, mais à aucun moment il ne s’est agi d’une discussion ouverte. Sénateur et députés étaient là pour décliner leurs idées, avec des points d’accord parfois, mais aussi beaucoup de différences sur le fond.
Qu’avons-nous vraiment appris de la politique de défense de la France pour son futur ? Qu’il y a un accord exprimé ou du moins non contesté que la Russie ne serait pas/plus vraiment un problème, une menace. Yannick Chenevard a été le plus loin dans cette analyse, estimant que cette puissance, pourtant nucléaire (majeure), disposant encore de ressources naturelles (immenses), sous le mandat de Vladimir Poutine, était « d’ores et déjà morte ». Sous tutelle de la Chine ou dépendante d’autres acteurs comme la Corée du Nord, elle ne serait plus qu’une lumière qui nous aveugle, nous détournerait des véritables problèmes du monde. Il serait intéressant de confronter cette approche avec des spécialistes de la Russie.
Les quatre intervenants ont aussi mis en avant le basculement qui s’opère vers le Pacifique, et les dangers des tensions potentielles entre USA et Chine. Le Moyen-Orient n’a pas été abordé comme un problème central pour le futur, mais plus comme une loupe actuelle occultant la véritable bascule vers l’Indo-pacifique, un peu dans la droite ligne des avis émis sur la Russie.
Le plus intéressant sans doute a été l’opposition entre deux visions pour notre défense : plus d’autonomie dans un cadre européen, ou plus d’autonomie seuls, ou avec quelques partenaires ponctuels, en comptant sur le génie français. La question de l’OTAN, celle de la masse des forces et des moyens, ont été l’occasion de mettre en avant des projets assez opposés. La méfiance vis-à-vis des USA a été palpable et l’envie de (re)faire de la France un acteur stratégique majeur, une puissance capable d’imposer ses idées, a été assez partagée, au-delà des nuances sur l’intégration au projet européen actuel.
La question des moyens renvoie aussi à des postures intéressantes sur le poids de la dette. Par exemple, pour Aurélien Saintoul, cette question serait un faux problème, là où Yannick Chenevard et André Guiol ont défendu la nécessaire mise en commun des moyens, pour espérer disposer de ressources suffisantes, y compris financières, pour mettre en œuvre quelque chose d’efficace. Quant à la proposition de Frank Giletti de construire des projets industriels avec les États du Golfe ou l’Égypte plutôt qu’avec des partenaires européens, il s’agit là d’une approche assez surprenante pour résoudre les questions de financement. Dans la période actuelle, nul doute que ces questions prennent un sens encore plus aigu.
Quelles exploitations pédagogiques ?
Pour de l’EMC cet exercice est très intéressant car, pour une fois, des personnes qui ne pensent pas la même chose ont pu proposer des idées, argumenter, sans les excès que l’on peut retrouver sur certains plateaux de télévision ou à l’Assemblée Nationale. Franchement, ça fait du bien. On pourrait donc travailler avec des élèves sur la parole politique et sa transmission aux citoyens.
En géopolitique, ce sont aussi des visions du monde assez opposées qui ont été déployées ; plus ou moins d’Europe ? Quelle puissance pour la France ? Quel positionnement face aux USA, aux GAFAM ? Vis-à-vis de la Chine, de l’espace Pacifique ?
Cette table ronde peut être l’occasion d’étudier avec des élèves diverses représentations actuelles de notre monde, des enjeux de défense en fonction des couleurs politiques. Les arguments mettant en perspective les échecs des programmes européens furent fort intéressants et pourraient tout à fait faire l’objet d’études, d’approfondissements, dans un cours sur l’UE ou la place de la France dans le monde, en géographie (Première) ou en histoire (Terminale).
Il convient de laisser aux spécialistes des autres tables rondes la charge d’expliquer finement les mécanismes géopolitiques, de puissance, les bouleversements en cours. Mais ces intervenants ont permis de montrer aussi que les politiques, qui prennent finalement les décisions, construisent ces dernières en sondant des spécialistes et en respectant, aussi, des grilles de lectures très engagées. Si les spécialistes ne permettent pas de tout expliquer, il n’en reste pas moins que leur éclairage est totalement indispensable dans le processus politique décisionnaire. C’est une bonne chose de le faire passer à de futurs citoyens.
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Dès qu’elle sera disponible sur la chaîne Youtube de l’Institut FMES, la captation de cette table ronde sera partagée ici