Quelle Union Européenne face au réveil géopolitique du monde ?
« Près de sept décennies après le traité de Rome, l’Union Européenne se trouve confrontée à des défis difficiles à surmonter. La stagnation économique, la crise de la représentation politique ou encore la guerre en Ukraine sont venus fragiliser un modèle déjà traversé par de nombreuses contradictions.
Dans ce contexte, plusieurs arguments viennent étayer, le sentiment anti européen, élément-clé au cœur des élections européennes de juin 2024.
Quel avenir et quelles orientations pour une gouvernance européenne repensée, face à la montée des paradoxes internes et des périls extérieurs ? »
Dans un registre complémentaire de la table ronde consacrée à la question énergétique, capitale pour l’UE, cette table ronde réunit autour de Marie-France Chatin, journaliste à RFI et productrice de l’émission : « Géopolitique », Teresa de Almeida e Silva, professeur de relations internationales à l’université de Lisbonne, Pierre Haroche, MCF en relations internationales à l’université Queen Mary de Londres, Fergal O’Regan, président du Collège européen de sécurité et de défense (CESD) et Olaf Wientzek, directeur de programme de la Konrad-Adenauer Stiftung à Bruxelles.
Marie-France Chatin interroge un panel d’Européens impliqués dans les politiques de l’UE.
– L’UE fait face à plusieurs crises : guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, élections US et incertitudes à venir.
– L’UE est confrontée comme les autres systèmes démocratiques à une remise en cause de la représentation politique.
– L’UE autrefois géant économique, est aujourd’hui en déclin ; son ouverture qui fut sa force est devenue son talon d’Achille.
Quelle Union Européenne face au réveil géopolitique du monde ? La question d’un Parlement européen face au défi de crises multiples
Les élections européennes de juin 2024 sont les 1ères depuis le départ du Royaume-Uni.
Olaf Wientzek :
le PPE Parti Populaire Européen regroupant les partis conservateurs de droite et de centre-droit. La CDU /CSU allemande y est dominante. est certes plus à droite, mais toujours avec une grande majorité constructive et pragmatique. La culture du dialogue permet au Parlement européen d’engager des politiques globales à
l’image du Green Deal Ensemble d’initiatives proposées par la Commission de réduire les émissions de CO2 de 55% d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité climatique en 2050..
Une nouvelle dynamique se fait jour avec l’ancienne première ministre estonienne Kaja Kallas aux affaires étrangères, plus proche de Ursula van der Leyen que M. Borrel l’était. Le document de cadrage de UvdL insiste sur l’écoute des autres, et sur l’impact des décisions de Bruxelles. Et puis nous avons un nouveau pacte et une nouvelle Commissaire pour la Méditerranée, la Croate Dubravka Šuica.
Le hiatus c’est la tendance protectionniste et les différences sur la pol étrangère. Les clivages droite / gauche reviennent avec le Vénézuéla et Gaza.
Sur la France, il n’y a pas de rétrogradation de son rôle moteur. M. Séjourné a un poste stratégique sur la politique industrielle.
Teresa de Almeida e Silva :
L’UE a compris l’intérêt des questions de défense en Europe avec la mise en place de stratégies contre la puissance russe depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Si l’OTAN reste forte et unie, elle montre des divergences techniques sur le matériel d’armement, alors que les USA et l’UE partagent le plus grand marché du monde.
Nous observons la montée des partis populistes au Parlement européen. C’est lié à la crise économique engendrée par l’inflation et les grandes divergences d’appréciation quant au Green Deal. De plus le fossé s’est creusé entre la bonne santé de l’économie US qui profite mieux que celle de l’Europe ; la Chine qui profite de la dépendance des Européens à ses exportations ; les divergences politiques vis à vis de l’attitude envers la Russie des opinions publiques.
Sur le changement climatique, on cherche un accord plus acceptable pour l’ensemble des populations de l’Union et notamment des producteurs agricoles, et donc une remise en cause du Green Deal.
Quel futur pour l’UE ?
Fergal O’Regan :
Pour comprendre le futur nous devons connaitre le passé et savoir d’où nous venons : dans les années 40 nous devions reconstruire notre continent et nous avons beaucoup discuté comment faire. Parallèlement au traité de Washington sur la création de l’Otan nous étions désarmés face à l’URSS, aussi nous avons reconstruit notre continent sous le parapluie nucléaire US.
Où en sommes-nous 70 ans plus tard ?
Nous avons de plus forts intérêts en commun qu’avant. Nous sommes capables de faire face aux stresses actuels. L’économie est le droit de choisir ensemble et non d’agir pour soi.
Nous avons été capables d’agir en commun pour l’Ukraine. Parlons du verre demi-plein plutôt que du verre demi-vide. On peut critiquer que ça prend trop de temps pour aider les Ukrainiens alors que les USA le font plus rapidement. Mais nous sommes solides dans nos intentions.
Olaf Wientzek : Nous devons aller vers une plus grande indépendance technologique de l’UE avec une collaboration
européenne donnant la priorité à la compétitivité et au développement des enjeux autour de l’intelligence artificielle.
L’OTAN restera la base de La Défense de l’Europe
Car nous ne tournerons jamais le dos à l’Otan, même si nous savons que le pivot principal pour les USA est l’Indo-Pacifique. Mais nous y sommes présents, ainsi que dans la mer Rouge avec notre grand allié.
Nous avons à coopérer avec l’industrie de défense européenne. Le mot souveraineté est une part importante de la démocratie. Quand je l’entends venant de la France, je comprends qu’il s’agit du droit et du pouvoir de choisir.
L’UE face au réveil géopolitique du monde ?
Pierre Haroche :
Ce qui revient à se dire : qu’est-ce que la géopolitique du monde fait à l’Europe ?
Nous avons longtemps parlé de « forger » l’Europe. Mais comment a-t-elle été forgée de l’extérieur ? Son début l’a été avec la Guerre froide, et aujourd’hui à nouveau il l’est avec la guerre en Ukraine. Nous faisons face au renouveau de l’impérialisme russe, le soutien américain s’est retourné par rapport à la Guerre Froide, alors que la guerre de Corée était un conflit périphérique par rapport au théâtre majeur européen, la priorité est maintenant le pivot asiatique. L’Europe n’est plus le coeur du monde mais une région parmi d’autres.
Nos nouvelles priorités, le pivot européen
Nous assistons à l’effondrement de nos missions européennes et surtout françaises en Afrique. Pour l’armée française, les déploiements sont maintenant en Roumanie et pour l’Europe, en Pologne. On peut s’attendre de même à un reflux de la France dans le Pacifique.
On assiste en fait à un pivot européen vers l’Europe !
Pour le reste du monde – « le Sud global » ? – que la Russie soit agressive en Europe n’est pas une question fondamentale. Notre priorité est de construire notre sécurité chez nous en Europe, complémentaire à l’Otan, budgétaire, militairement et économiquement. Si nous avons de bonnes perspectives de mutualisation des dépenses militaires et nous devons gagner en humilité face à nos échecs.
Faire de la géoéconomie !
L’acteur essentiellement économique qu’est l’UE est transformé par les mouvements géopolitiques mondiaux. Il est urgent de faire de la géoéconomie face à Pékin et Washington ! Il faut abandonner l’idée néo-libérale de faire des profits avec n’importe qui sans se poser la question des conséquences. À nous de raisonner maitenant en tant qu’acteur stratégique, orienté sur la protection globale de l’UE.
Le rapport Draghi, un électrochoc ?
Marie-France Chatin : Selon le rapport Draghi, l’UE est condamnée à une lente extinction si elle ne change pas.
Olaf Wientzek : Dans la politique de sécurité et de défense, on sait d’où on vient. Mais attention au tournant protectionniste par rapport à la Chine et aux USA, on doit aussi correctement évaluer quelles sont nos forces en faisant des accords de libre-échange avec l’Indonésie et le Mercosur. L’équilibre doit être trouvé même si l’entourage a vraiment changé.
Par rapport à l’innovation, la priorité de la Commission européenne est la compétitivité. On est trop prudents par exemple sur l’IA : sans l’IA ou si elle est trop réglementée, des groupes européens partiront aux USA. Et où trouver les milliards du plan Draghi ?
Teresa De Almeida e Silva : Quand nous parlons de l’UE ce sont 27 pays avec des intérêts différents. Ce sera très difficile d’arriver à un accord sur les propositions de Draghi, sans compter la défense commune.
Fergal O’Regal : Sans développement économique on peut avoir le désir d’autonomie, de sécurité, de défense seulement sur le papier. La plupart des jeunes ici ont des iPhones. De qui dépendons nous ? Nous avons le choix certes, mais juste en tant que consommateurs, non en tant qu’acteurs. Je pense que notre base industrielle doit être travaillée y compris avec les entreprises du monde entier. Ce n’est pas noir ou blanc.
La coopération militaire et sécuritaire avec nos alliés américains et britanniques, nous savons le faire dans les zones où notre libre circulation est menacée.
Pierre Haroche : Cette question sur les technologies est essentielle à plusieurs égards. Il y a la dépendance à un système qu’on ne contrôle pas, un nouvel art de la guerre centré sur le drone équipé avec l’IA. On va vers un monde où la domination du champ de bataille est ouverte.
C’est un domaine dans lequel l’UE est très en retard. L’UE ne domine dans aucun des 44 secteurs technologiques répertoriés. Les 800 milliards pourraient venir de l’épargne européenne (la plus importante du monde). Mais il est clair que l’on ne pourra pas faire l’économie d’un budget commun si l’UE veut devenir un véritable acteur géopolitique.
Mme Kallas, vice présidente de la CE a une frontière avec la Russie en tant qu’estonienne. Est-ce le moment d’envisager l’extension de l’UE ?
Olaf Wientzek : Le budget doit être réformé, mais il est déjà énorme et on peut s’en servir plus intelligemment.
Andrius Kubilius, le nouveau Commissaire lithuanien chargé de la Défense et de l’Espace, a une ligne très claire par rapport à l’Ukraine. On doit aller au delà du provincialisme (les divergences nationales) car notre crédibilité serait très affaiblie et enverrait un message terrible pour Taïwan.
L’élargissement est un impératif géopolitique mais réfléchir à un statut intermédiaire est à construire. Ne pas donner des délais fixes et être plus offensif par exemple vis à vis des pays candidats dans les Balkans, sinon la Chine et la Russie seront là à notre place.
Teresa De Almeida e Silva : L’adhésion de l’Ukraine à l’UE est souhaitable et à terme envisageable. L’UE devra dans un premier temps garantir la solvabilité de l’Ukraine.
Fergal O’Regan : Ces deux nouveaux Commissaires sont des anciens 1er ministres de leurs pays respectifs, l’Estonie et la Lithuanie. C’est un signal très fort envers la Russie. La Présidente de la Commission est une primus inter pares. La position de la France n’est pas affaiblie Sous entendu, après le départ / démission de Thierry Breton qui cumulait des fonctions essentielles dans la précédente Commission… et Allemands et Français vont continuer à travailler ensemble.
Pierre Haroche : Il y a maturation de la position vis à vis de la défense par la CE. L’Estonie est très tournée vers la France L’Estonie a fourni l’un des 2 plus importants contingents de soldats pour la Task Force Takuba, force européenne sous commandement français au Mali.. Mme Kallas en tant que 1er ministre a fait des propositions de mutualisations d’armement. Les anciennes divergences Est-Ouest européennes seraient-elles en train de bouger ?
Questions du public :
Quid de la coopération militaire avec les Britanniques ?
Fergal O’Regan : sur le Brexit, en tant qu’Irlandais je parle de perte pour eux et pour nous. Heureusement nous continuons de coopérer économiquement et dans le cadre de l’Otan. Le Labour au pouvoir va se rapprocher à nouveau de l’Europe.
Quelles sont les forces de l’UE pour les jeunes ?
Fergal O’Regan : j’ai fait Erasmus en France et nous faisons au Collège européen de sécurité et de défense un Erasmus de la défense avec 4500 volontaires. Nous avons aussi des Européens qui viennent dans les écoles de guerre françaisesVoir le discours de La Sorbonne d’Emmanuel Macron du 26 septembre 2017.
Pierre Haroche : Merci pour cet optimisme, Fergal ! L’Europe rétrospectivement a joué un rôle majeur dans l’histoire de l’humanité. Il y a cet héritage des bonnes et mauvaises choses que les Européens se doivent de prendre en compte pour avoir un rôle constructif. On est passé d’un extrême à l’autre avec une Europe qui s’est fait la guerre et a colonisé le monde.
Olaf Wientzek : l’UE a su se construire avec des rivaux historiques. C’est quand même regardé dans le monde ! L’UE, c’est plus qu’un marché commun. C’est un système politique unique qui a su construire un espace commun sans frontières et a pu surmonter des crises comme le Brexit. À nous de défendre et de promouvoir sa réputation internationale et son caractère normatif.
Quelques commentaires de la part des rédacteurs
– Les positions des intervenants reflètent assez largement les points de vue de leur pays respectifs.
Olaf Wientzek défend 2 positions classiques de l’Allemagne : l’orthodoxie budgétaire et la priorité à l’innovation technologique des entreprises, gages de prospérité pour les habitants de l’UE. Quelques timides avancées sur la redéfinition du budget et sur les priorités en matière de défense laissent à penser que la donne géopolitique en Europe n’a pas fondamentalement changé. Rappel : l’Allemagne sous Olaf Scholz consacre 1,4% de son budget à la défense.
L’entrée de l’Ukraine dans l’UE est souhaitable du point de vue allemand et elle renforcera son hinterland économique.
Pierre Haroche s’inscrit dans les pas de l’autonomie stratégique chère aux Français et réaffirmée par le président Macron. Son soutien au plan Draghi et son plaidoyer de « forger l’Europe de l’intérieur » l’amène à revendiquer la fin de la naiveté (ou du cynisme ?) libéral faisant de l’UE un grand marché dans lequel Chine et USA font ce qu’ils veulent en appelant à forger une « géoéconomie ».
L’Ukraine pourrait dans un premier temps être invitée à un partenariat transitoire. Là dessus, pas de différence avec la position allemande, si ce n’est que pour la France, ce serait plus les pbs économiques posés par le différentiel de niveau de vie important qui poserait question à l’opinion publique.
Clairement, le couple franco-allemand n’est plus le centre de gravité de l’UE. La démission de Thierry Breton, qui avait été une sorte de Super Commissaire aux questions stratégiques aura marqué une inflexion historique de nos partenaires allemands en ce sens.
La position de Fergal O’Regan reflète une vision plus « britannique, sans le Brexit », dans laquelle, s’il ne faut pas négliger la prospérité économique, celle-ci ne peut surdéterminer la priorité de la défense européenne. Ce qui implicitement met l’accent sur une coopération franco-britannique accrue entre les 2 puissances nucléaires européennes dans la nouvelle donne géopolitique européenne.
A noter que la nomination de 2 Commissaires baltes fait l’unanimité. Si on relie cela avec les 4% de budget militaire de la Pologne, il semble bien que le centre de gravité européen se soit déplacé…
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Captation par les équipe de l’Institut FMES de la conférence