Le 22 février 2022, l’Europe a compris que sa sécurité pouvait être menacée. Les populations réfugiées ukrainiennes ont afflué dans les pays baltes limitrophes d’Europe centrale, dans les pays baltes et en Allemagne. Et si l’Europe, c’est-à-dire un des pays de l’Union européenne, était attaquée ? Qui doit être le garant de la défense européenne ? Alors que l’OTAN se retrouve renforcée depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Union européenne peut-elle encore construire son autonomie stratégique ? Comment l’Union européenne peut-elle parvenir à concilier une stratégie de défense européenne long terme et les divergences politiques court-termistes de ses États membres ?
Intervenants
Anne Bauer est grande reporter, actuellement en charge des questions spatiales et de défense pour le journal Les Échos. Au sein du quotidien économique, elle a couvert dans les années 2000 les questions environnementales et présidé l’association des journalistes de l’environnement avant d’être en poste à Bruxelles pour suivre les affaires européennes pendant la longue crise de l’Euro. De retour à Paris, elle suit aujourd’hui l’essor de l’économie spatiale et l’actualité industrielle et diplomatique de la défense.
Jean-Pierre Maulny est directeur adjoint de l’IRIS. Il est responsable des études liées aux questions de défense : Europe de la défense, OTAN et industrie d’armement. Il dirige Ares Group, un réseau de chercheur·ses européen·nes spécialisé·es sur les questions d’industrie de défense. Il est en outre membre du comité éditorial de La Revue internationale et stratégique et responsable de la formation de niveau bac+5 Défense, sécurité et gestion de crise d’IRIS Sup’, au sein de laquelle il enseigne.
Jérôme Pellistrandi est général (2S). Il a d’abord fait son service militaire en 1980 avant d’intégrer l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Il a commandé le 28e Régiment de transmissions et la Brigade d’appui du corps européen. Breveté de l’enseignement supérieur français et espagnol, il est titulaire d’un DEA d’histoire contemporaine et est docteur en histoire. Actuellement rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale, il est le chef du bureau des sessions régionales de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Gaspard Schnitzler est chercheur à l’IRIS, spécialisé sur les questions de défense européenne et d’industrie de l’armement. Il y co-dirige notamment l’Observatoire de l’Allemagne. Diplômé de Sciences Po Paris, il a travaillé pour le ministère des Armées, la mission de défense auprès de l’Ambassade de France en Autriche, ainsi que la direction des Affaires publiques défense du groupe Airbus.
Marjorie Vanbaelinghem est directrice de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Docteure en histoire, culture et littérature du monde anglophone, elle a enseigné dans plusieurs universités, en France et en Grande-Bretagne, entre 2001 et 2008. Après avoir commencé sa carrière au ministère des Affaires étrangères en 2009, elle a ensuite été cheffe du bureau de l’innovation et de l’attractivité économique à la Direction générale des entreprises et de l’économie internationale. Elle a également été consule générale de France à Bangalore (2019 à 2021).
Introduction
Gaspard Schnitzler :
Le 24 février 2022, la Russie lance son invasion de l’Ukraine. Le retour de la guerre sur le continent européen fait prendre conscience aux pays européens (UE et hors-UE) que l’intégrité territoriale n’est pas garantie, ce qui va amener plusieurs pays à postuler pour entrer dans l’OTAN, comme la Finlande. Suite à l’invasion russe, l’Union Européenne met en place sa Boussole Stratégique, le résumé de sa vision et de sa direction en termes de stratégie de sécurité et de défense. Mais dans le même temps, l’OTAN a son propre livret stratégique.
L’Europe se retrouve alors face à un choix : choisir de suivre la stratégie de défense de l’OTAN en abandonnant l’idée d’une protection de l’Europe par l’Europe, ou bien choisir la stratégie de sécurité et de défense de l’Union.
Qu’est-ce que l’Europe ?
Marjorie Vanbaelinghem :
Une Europe de la défense, c’est posséder une capacité militaire, mais aussi une crédibilité dans ce domaine. Or, comme le montre la tentative avortée de la CED, construire cette Europe n’est pas chose facile, en raison des déséquilibres au sein de l’UE. Il faut mettre d’accord une vingtaine de pays, qui n’ont pas les mêmes aspirations et besoins en matière de défense. Par exemple, en 2010, la France et le Royaume-Uni avaient passé des accords dans les domaines nucléaires et militaires, dans le cadre de l’UE. Le Brexit, en rompant les attaches de l’UE entre les deux pays, a mis à mal ces accords et “désunifier” leurs besoins et aspirations.
Considérer une Europe de la défense c’est d’abord un travail de définition sur ce qu’est l’Europe et sur ce qui est à défendre. Doit-elle défendre le Sahel ou Taïwan ? Premièrement, si l’Europe choisissait de prendre la voie de l’UE, alors cela poserait des problèmes d’équilibre.
Qu’est-ce que doit défendre l’Europe ?
Depuis la fin de la 2nde guerre mondiale, L’OTAN est l’assurance-vie de l’Europe car elle procure défense et dissuasion aux pays-membres. Le début du conflit ukrainien l’a amené à se renforcer en matière militaire et diplomatique. Mais elle est limitée car elle empêche les Européens de se défendre eux-mêmes : en plus de susciter des divisions internes à l’Europe (entre la Boussole Stratégique et le livret de l’OTAN), l’OTAN amène les européens à se reposer sur les États-Unis, bien plus puissants militairement, pour leur défense. Se pose aussi la question des délimitations de l’OTAN. Par définition, l’OTAN se place sur l’espace transatlantique. Ce qui questionne la présence de la Turquie en son sein, qui est par ailleurs un fauteur de troubles comme lorsqu’elle diffère l’adhésion de la Suède et de la Finlande pour des raisons de politique interne. L’OTAN est donc déstabilisée.
L’OTAN ne s’arrête pas à la défense de l’Europe.
Sa zone d’intervention s’étale sur tous l’espace transatlantique. C’est d’autant plus une problématique que cette Alliance atlantique regarde de plus en plus vers l’Asie. Il semble donc que la défense de l’Europe ne fait pas partie des principaux objectifs de l’OTAN. Alors même que le début du conflit ukrainien l’a amené à se renforcer en matière militaire et diplomatique. Ce qui importe à l’organisation est plutôt une défense du modèle occidental.
La défense européenne est donc basée sur un modèle à l’échelle occidentale, et non européenne. L’UE est en train de passer d’une diplomatie “herbivore (basée sur des aides aux pays hors-UE et peu militaire) à une diplomatie plus active : un renversement est en cours.
Comment répartir la défense entre l’UE et l’OTAN ?
Jérôme Pellistrandi :
“L’OTAN fait tout, l’UE fait le reste”, et ceci en raison de l’échec de la CED et de l’incapacité de l’UE à se pencher sur les questions de sécurité. En effet, la construction européenne a évincé les questions de sécurité commune. Ce qui fait qu’aujourd’hui, la culture de la commission européenne fait qu’elle ne s’y penche pas ou peu. Néanmoins, la guerre d’Ukraine remet en cause cela. Depuis, la commission européenne est en cours d’“acquisition pédagogique” dans ce domaine. L’organisation garde sa préséance dans le domaine, surtout de que certains pays de l’UE,(Benelux, Est) se reposent entièrement sur elle pour leur défense. Seule la France refuse obstinément l’OTAN comme défense européenne. Néanmoins, la présidence Trump et les signaux de désengagement qu’elle a émis nous demandent si les européens pourront toujours compter sur les États-Unis.
L’enjeu de l’Europe de la défense est une question typiquement française. Pour l’Italie, l’Allemagne ou certains pays de l’Est, c’est l’OTAN qui défend l’Europe et la question ne se pose pas. On retrouve cette tradition française dans la décision de De Gaulle de quitter le commandement intégré de l’OTAN. C’est aussi le cas dans la volonté de Mitterrand d’avoir un corps européen qui ne dépend pas de l’OTAN.
Quels moyens pour la défense de l’Europe ?
Anne Bauer :
“L’argent est évidemment nécessaire”. Les chocs géopolitiques actuels amènent à une réhausse mondiale de la défense. Dans ce réarmement, les Européens sont les moins rapides. On constate une accélération depuis l’invasion de la Crimée en 2014. Sur les neuf dernières années, le budget militaire au sein de l’UE à augmenter de cinq milliards. Mais cela ne reste que la moitié de ce que dépense les États-Unis en matière militaire. Le parapluie européen se repose encore majoritairement sur le parapluie américain.
Quant aux stocks de matériels, les pays de l’UE accusent un retard, un “trou dans la raquette” : les réserves de munitions, de défenses sol-air, ou de drones sont faibles. Reconstruire l’armement et l’armée est un processus long, “presque 40 ans”, retardé par les programmes sociaux de nos pays. Par ailleurs, bien que l’on possède les outils et le savoir-faire industriel, ce réarmement européen est entravé. En effet, ces industries sont constituées au niveau national et non européen. De plus, la concurrence France-Allemagne dans l’armement, et l’industrie de manière générale, rend la coopération difficile. Les interrogations pour l’avenir sont donc les suivantes : avons-nous envie d’aller plus loin dans la coopération inter-armée ? Et sans le grand frère américain nous assistant ?
Avec quoi l’Europe doit-elle se défendre ? L’industrie est-elle prête, ou aurons-nous besoin d’autres industries, comme celles des États-Unis ou de la Corée du Sud ?
Jean-Pierre Maulny :
Il ne faut pas surévaluer le rôle de l’OTAN : il n’y a pas d’armée de l’OTAN, c’est avant tout une structure organisationnelle. Donc, en théorie, elle n’empêcherait pas la création d’une armée européenne, ou du moins d’une structure militaire propre à l’Europe. Il est par ailleurs important de notifier qu’il n’y pas de surarmement européen : l’Europe revient à un niveau normal de réserves de matériels militaires. En réalité, il abandonne la stratégie herbivore (évoquée par Mme Vanbaelinghem), et commence à “se prendre en main” militairement parlant.
La place des Etats-Unis en Europe
Cette évolution devient nécessaire dans une période où la pérennité américaine en Europe est questionnée. En raison des élections présidentielles américaines de 2024 pouvant occasionner le retour de Donald Trump au pouvoir, mais aussi en raison de la réorientation de leur défense vers la Chine, et non la Russie. Néanmoins, l’Union européenne continue à acheter du matériel aux États-Unis, ce qui accroît sa dépendance et ne désengage pas du parapluie européen. Par ailleurs, dans l’UE, la seule à même de choisir son orientation est le Conseil de l’Europe. La Commission n’a de compétences que sur l’industrie de défense. L’UE n’est pas encore prête.
Comment faire pour le long terme ?
Marjorie Vanbaelinghem :
Envisager le long terme, c’est avant tout se poser des questions sur les obstacles. La défense de l’Europe, est-ce uniquement la défense de son territoire ? Quelle est notre capacité de projection, militaire et anticipative ? Faut-il adhérer à la théorie de la convergence (l’interpénétration de la défense de pays très éloignés) ?
Jérôme Pellistrandi :
« Faut-il mourir pour Dantzig ? Faut-il mourir pour Taïwan ? » L’exemple la Grèce : ses problèmes majeurs sont la Turquie et la gestion des flux de migrants. Le Portugal, lui, n’a aucune menace directe. « Que va-t-on faire ensemble » et « jusqu’où peut-on aller ?» Pour pouvoir se défendre seule, l’Europe doit faire coexister les intérêt des pays membres
La problématique du temps est importante. Il faut faire face à des pays qui se construisent dans la durée, sur le temps stratégique. La temporalité politique et médiatique est celui de l’instantanéité (exemple des réactions à chaud sur X, il faut poster dans l’instant). Tandis que le temps stratégique est au long cours (comme les objectifs de la Chine, fixés pour 2049). La difficulté de passer de l’un à l’autre et de les faire coexister est une grande difficulté en Occident actuellement.
Revoir la politique de décision ?
Anne Bauer :
Depuis la crise Covid, l’Europe vit un réveil intellectuel sur l’autonomie stratégique. Il y a eu une prise de conscience de leur forte dépendance en matériel et médicaments. Les états européens réévaluent dans tous les domaines leur degré de dépendance et travaillent à le réduire.
Jusqu’ici que la communication au sein de l’UE était compliquée, à cause de l’obligation de prendre les décisions à l’unanimité avec 27 membres. Néanmoins, au vu de la concordance sur la question ukrainienne, on peut espérer qu’un socle européen se crée dans les prochaines années.
Jean-Pierre Maulny :
L’objectif de créer une défense européenne est commune à tous les européens, ce que l’on voit aussi bien en volonté qu’en apport d’argent pour sa réalisation. On voit émerger une solidarité européenne bien réelle, comme en témoigne la rédaction de la Boussole Stratégique.
Néanmoins, l’inquiétude monte dans la Grande Politique, car la cassure du monde, entre les démocraties et les pays refusant ce modèle, est de plus en plus accentuée. Comment va évoluer la géopolitique dans le futur ? Quels rôles joueront les européens dans ce nouveau monde ?
Clément Bel (Prépa B/L Saint François Xavier Vannes), Bastien Carlton-Jouet pour la rédaction du compte-rendu, (les élèves de Caroline Villordin), relecture Morgan Le Loupp